La porte du bureau était verrouillée. Elle l’était toujours. Que Marlene y travaille ou qu’elle soit absente, jamais elle ne laissait cette fichue porte ouverte. Et impossible de l’ouvrir d’un simple et banal Alohomora ! – non, Marlene apposait toujours des maléfices de protection compliqués pour empêcher toute intrusion.
Philip poussa un profond soupir et actionna le heurtoir accroché au panneau.
-Qui est là ? demanda la voix de sa fille au travers de la porte.
-C’est moi, soupira son père. Je peux entrer ?
À ces mots, la porte s’ouvrit d’elle-même en grinçant sur ses gonds.
Remarquant que sa fille était assise à sa table de travail, penchée sur un vieux grimoire scellé, sa baguette à la main, Philip soupira de nouveau puis s’avança dans la minuscule pièce aux murs recouverts d’étagères et de bibliothèques. Marlene avait ramené tout un tas de babioles de ses voyages au tour du monde. Il s’agissait pour la plupart d’artefacts magiques, mais certains avaient une simple valeur sentimentale, comme cet hippopotame sculpté dans de l’ébène, souvenir de son premier séjour au Kenya.
-Tu n’as toujours pas réussi à l’ouvrir ? interrogea-t-il d’un ton à la fois curieux et résigné.
-Non, grimaça Marlene en repoussant sa longue tresse blonde par-dessus son épaule. Il refuse de s’ouvrir tant qu’on ne lui donne pas le bon mot de passe. J’ai essayé tout ce qui me venait à l’esprit, mais…
-Prends donc un dictionnaire et commence à la lettre « A », suggéra Philip en haussant les épaules.
-Un dictionnaire moldu, ou sorcier ? ironisa-t-elle.
Cette fois encore, Philip haussa les épaules.
-Tiens, dit-il, je t’ai apporté ton repas, puisque tu n’as pas daigné te joindre à nous.
Il déposa alors une belle assiette de hors d’œuvres sur le bureau, juste devant une photographie mouvante montrant sa fille et son défunt gendre devant une pyramide aztèque.
Marlene avait énormément voyagé, depuis qu’elle était sortie de Poudlard, vingt ans auparavant. Téméraire, elle ne s’était pas contentée d’une simple année initiatique comme l’avaient fait la plupart des jeunes de son âge. Non, Marlene avait passé cinq ans auprès des sorciers arabes et africains, apprenant entre autres les secrets de la magie vaudou, que les Moldus considéraient comme une religion. C’était là qu’elle avait rencontré Galib, un conjureur perse, dont elle était tombée folle amoureuse.
-Papa… soupira à son tour Marlene en secouant la tête d’un air coupable.
-Je sais que tu as beaucoup de travail, ajouta précipitamment Philip, mais je te rappelle que tu as un fils, Marlene.
-Merci, moi aussi, je le sais, grommela-t-elle en saisissant la fourchette posée sur le bord de l’assiette.
-Tu le sais ? répéta Philip. Pourtant tu ne t’intéresses pas à lui. Si ta mère et moi n’étions pas là, alors…
-Tout ce que je fais, je le fais pour lui, répliqua sèchement Marlene en avalant la bouchée qu’elle venait d’enfourner. Pour le protéger.
-Tu n’aurais pas à le protéger si tu ne t’étais pas lancée à l’aveuglette dans cette société secrète…
-Nous avons déjà eu cette discussion, mon point de vue n’a pas changé, rétorqua-t-elle avec humeur.
À ces mots, elle jeta ses couverts dans son assiette d’un geste rageur.
-Tu m’as coupé l’appétit.
Elle repoussa l’assiette vers son père, comme pour appuyer ses propos. Philip secoua la tête d’un air consterné puis invoqua une chaise d’un coup de baguette. Sa fille avait beau avoir déjà presque quarante ans, elle se comportait parfois encore comme une véritable gamine immature.
-Marlene, dit-il d’une voix adoucie en prenant place sur le siège auprès d’elle. Je ne veux pas te faire de reproche, tu sais que je t’ai toujours soutenue…
-Je sais.
-… mais si tu continues à négliger Samir, tu finiras par le perdre. Les années avant Poudlard sont les meilleures qu’un parent puisse avoir avec son enfant. Ensuite, tu ne le verras plus que pendant les vacances…
-Je viens de passer un an à enseigner à défense contre les forces du Mal, rappela Marlene dans un claquement de langue agacé. Je sais parfaitement à quoi m’attendre.
-Raison de plus pour…
-Dumbledore compte sur moi…
-Rhâ, oublie Dumbledore cinq minutes, tu veux ? Je te parle de choses bien plus importantes que tous ses plans foireux ! Je te parle de la confiance de ton fils que tu perds un peu plus de jour en jour. Tu le comprends, ça ?
-Oui, mais…
-Il n’y a pas de « mais » qui tienne, coupa de nouveau Philip.
Marlene ouvrit la bouche, mais son père ne lui laissa pas le temps de dire quoi que ce soit.
-J’ai des billets pour un spectacle de cirque moldu, poursuivit-il en posant deux rectangles de papier sur le bureau encombré de parchemins. La représentation a lieu demain après-midi et j’ai promis à Samir que tu irais avec lui.
-Tu ne peux pas lui promettre des choses à ma place ! protesta énergiquement Marlene.
-Je ne devrais pas avoir à le faire, c’est vrai, admit Philip, mais tu ne me laisses vraiment pas le choix. Samir ne m’a pas cru quand je le lui ai dit, il sent déjà que tu vas le décevoir. Il ne supportera aucune désillusion de plus, Marlene, je préfère te prévenir. C’est peut-être ta dernière chance de sauver votre relation.
Il se tut ; Marlene observait les deux billets posés devant elle d’un regard légèrement embué.
-Ce n’est pas seulement ta vie que tu risques en aidant Dumbledore et son Ordre du Phénix, souligna Philip à mi-voix. C’est aussi les nôtres – celle de Samir, ta mère et moi. Nous avons foi en toi et en ce combat que tu mènes, mais il n’a pas de sens si tu abandonnes tout ce qui t’es proche et précieux.
Émue aux larmes et incapable de prononcer le moindre mot, Marlene se contenta de hocher la tête. Elle se retenait de pleurer, cela crevait les yeux. Philip savait que son Épouvantard revêtait depuis un certain temps la forme de la Marque des Ténèbres ; il savait que ce qu’elle redoutait plus que tout au monde, c’était de rentrer un soir et de les retrouver morts tous les trois.
-Je te laisse travailler, reprit Philip en se levant. Mais n’oublie pas : demain après-midi, tu vas au cirque avec Samir.
Sans ajouter un mot, ni attendre de réponse, il fit disparaître la chaise qu’il avait invoquée plus tôt puis sortit de la pièce en refermant la porte derrière lui. Il espérait que son sermon – bien qu’il aurait préféré s’en passer – ferait réfléchir sa fille. Il n’agissait que pour son bien.
Le lendemain après-midi, Marlene avait revêtu ses plus beaux atours de Moldue et se laissait tirer par la main au travers de la foule agglutinée sous le chapiteau. Bien qu’elle refusât de l’admettre à voix haute, les paroles de son paternel l’avaient fait réfléchir. Et maintenant qu’elle voyait le regard enjoué de Samir posé sur elle, elle se félicitait d’avoir su écouter ces sages conseils.
-Où est-ce qu’elles sont nos places, mouima[1] ? demanda le bambin âgé de neuf ans d’une voix surexcitée.
-Là-bas, habibi[2], répondit Marlene en désignant la deuxième rangée surélevée.
Samir sautilla de joie, tenant toujours fermement la main de sa mère, comme s’il craignait qu’elle disparaisse s’il la lâchait ne serait-ce qu’une seule seconde. À cette pensée, Marlene eut encore plus mauvaise conscience de le confier si souvent aux bons soins de ses grands-parents.
-Tu crois qu’il va y avoir des lions ? s’enquit le garçon alors qu’ils prenaient place sur leurs sièges.
-Je ne sais pas, habibi. Peut-être…
-Et un clown ?
-Sans doute, habibi.
Malgré l’enthousiasme de son fils, Marlene ne réussissait pas à se détendre. Elle avait glissé sa baguette magique à l’intérieur de sa manche et n’avait de cesse de jeter des regards autour d’elle, comme si elle s’attendait à une attaque de Mangemorts.
-Regarde, mouima, ça commence ! s’écria Samir en applaudissant de toutes ses forces.
L’enfant ne fut pas déçu : le spectacle commençait par un clown qui portait une savate bien trop grande pour lui, le faisant trébucher tous les deux pas sous les rires aigus des grands et des petits. Même Marlene ne put s’empêcher de sourire à une ou deux reprises ! Elle commençait enfin à se détendre.
Après le clown intervinrent deux trapézistes ; Samir se cacha les yeux pour ne pas regarder.
-Tu vas tout rater, habibi, s’amusa Marlene en lui prenant doucement les poignets pour les écarter de son visage.
-J’ai peur que la dame elle tombe, souffla Samir d’un air anxieux.
-Rassure-toi, habibi, lui murmura-t-elle à l’oreille dans un sourire sincère et maternel. Si jamais elle tombe, j’amortirai sa chute avec la magie.
-Mais tu n’as pas le droit de faire ça ! s’écria Samir, les yeux exorbités.
-On a toujours le droit de sauver des vies, lui assura-t-elle avec sérieux.
Visiblement apaisé par les paroles de sa mère, le garçon se concentra à nouveau sur le numéro d’équilibristes.
S’en suivit alors le moment que Samir attendait le plus : celui du dompteur. Paradèrent tour à tour un singe savant qui pouvait écrire et compter, des canards capables de se trier par couleur de plumage, un éléphant qui tenait un parasol au bout de sa trompe, et un tigre capable de traverser un cerceau enflammé.
Ayant eu l’occasion d’observer ces animaux dans leurs habitats naturels, Marlene n’appréciait guère de les voir se faire maltraiter de la sorte, mais elle préféra ne rien dire pour ne pas gâcher ce beau moment de complicité avec son fils. Ils étaient si rares ! Elle avait oublié à quel point ils lui manquaient !
Le dompteur salua son public puis quitta la piste sous les applaudissements, où il fut aussitôt remplacé par un illusionniste au chapeau haut-de-forme et son assistante vêtue d’un justaucorps à paillettes. Ils y avaient installé une armoire munie de rideaux bleu marine et brodés d’étoiles – le genre d’étoffe que revêtait habituellement Dumbledore, pensa Marlene en pouffant toute seule.
Le « magicien » tira sur le rideau, dévoilant l’intérieur vide de la boîte d’un geste théâtral, puis fit signe à son assistante d’entrer dedans. Il referma le rideau, sortit le bâton cylindrique noir et à l’extrémité blanche qui lui servait de baguette magique, forma des geste abracadabrantesques – il récita même la formule, et Marlene manqua de s’étrangler de rire – puis tira de nouveau sur le rideau.
-Mouima ! s’écria Samir en se penchant en avant. La dame, elle a disparu !
En effet, l’armoire était vide.
Marlene fronça les sourcils.
C’était comme si le monde autour d’elle s’était soudain figé.
Les Mangemorts avaient pour tactique d’appliquer des maléfices Antitransplanage aux habitations qu’ils attaquaient pour empêcher leurs victimes de fuir. Mais il suffisait de leur faire croire qu’ils arrivaient trop tard, que la maison était vide. Qui donc s’intéresserait à une simple armoire, cet objet parfaitement banal que tout le monde avait chez soi ? L’illusionniste utilisait bien sûr une boîte à double fond, mais si l’armoire en question pouvait vraiment faire disparaître celui qui y entrait, alors des familles entières pourraient être sauvées ! Fini les massacres après lesquels la Marque des Ténèbres se reflétait dans une mare de sang…
-Mouima, tu crois que le monsieur est un véritable sorcier ? lui chuchota Samir à l’oreille, la tirant soudain de ses réflexions.
-Pardon ? fit Marlene, retrouvant brutalement ses esprits. Tu disais, habibi ?
-Le monsieur a fait disparaître et réapparaître la dame, insista le garçon en tirant sur sa manche. Est-ce que c’est lui le sorcier, ou est-ce que c’est elle qui sait transplaner ?
-Ni l’un, ni l’autre, habibi, répondit-elle d’un air absent. Les Moldus font juste semblant.
-Mais comment ils font ? insista Samir en fronçant à son tour les sourcils.
Il ressemblait tellement à son père lorsqu’il affichait cette expression concentrée… Samir ouvrit de nouveau la bouche, mais Marlene ne lui laissa pas le temps de parler.
-Il se fait tard, habibi, il est temps de rentrer.
-Mais le spectacle n’est pas terminé ! Regarde ! Il va découper la dame avec des scies, maintenant !
Marlene poussa un soupir mais n’insista pas. Ces moments étaient trop rares pour qu’elle les écourte.
Elle ne prêta néanmoins aucune attention aux numéros suivants, trop occupée à réfléchir à la façon de mettre son projet en œuvre. Car si elle réussissait, la guerre contre Lord Voldemort pourrait prendre un tout autre tournant.