Severus poussa la porte de la masure qui avait abrité sa naissance, recouvert son enfance et étouffé sa jeunesse. A l’orée de la vingtaine, il avait déjà le sentiment étrange d’être un vieil homme. Il alluma d’un coup sec de sa baguette un bout de chandelle qui se racornissait sur la table de bois brut.
La pénombre de ce soir d’hiver avait gagné l’impasse du Tisseur, révélant tout le potentiel lugubre de ce quartier déshérité depuis de longues années. Severus l’avait toujours connu ainsi. Pourtant, c’était là que son cœur avait battu avec le plus de joie, avec la plus tendre sérénité… Même à Poudlard (surtout à Poudlard !), il n’avait pas pu retrouver le bonheur simple et absolu de quelques instants volés dans ces rues. Le bonheur clair et limpide qu’il avait rencontré entre ces ruines, au milieu de ces friches… Là où pouvait s’épanouir son amour pour Lily.
Severus se laissa tomber sur une chaise et resserra les pans de sa cape grisâtre sur son corps amaigri par l’indifférence avec laquelle il le traitait depuis toujours… Ses bras et ses jambes se replièrent d’eux-mêmes comme les pattes d’une araignée frileuse. Il leva un regard sombre sur un petit cadre de bois qui entourait un dessin aux traits académiques, seul élément de décoration de la pièce. C’était lui qui l’avait réalisé : une esquisse à la mine de fer représentant un lys… Il n’y avait aucune note artistique dans le dessin. C’était un travail précis, un tracé chirurgical, tel qu’il avait appris à en produire lors des cours de Botanique et de Potions préparatifs aux ASPIC.
Il se souvenait à présent avec une douleur cuisante de ces heures d’études minutieuses. Son regard appliqué, la concentration intense pour obtenir un résultat irréprochable, et durant tout ce temps, les rires goguenards de James Potter…
« Elle est jolie ta rose, Evans… disait le Gryffondor en glissant un bras autour du cou de la jeune fille »
Puis il l’embrassait sur la joue. Lily faisait semblant de se débattre, le repoussait mollement et finissait par lui sourire de son air doux et indulgent.
De cela, Severus ne s’était jamais remis ! Il ne s’en remettrait jamais.
Ce seul souvenir lui brûlait la gorge, à présent. Il déglutit avec peine mais sa salive lui fit l’effet d’un poison. Avec le temps, il avait fini par l’admettre : il était malade. Malade d’amour. Cet amour sans limite pour la lumière, la douceur, la tendresse de Lily Evans.
Cette fois, la nuit était bel et bien tombée. La faible lueur de la chandelle agonisante ne suffisait plus à éclairer les titres de la pauvre bibliothèque coincée entre la cheminée poussiéreuse et la toile âcre du rideau. Severus se leva pour arracher la bouteille de mauvais whisky qui servait de serre-livre. Il en avala deux longues rasades mais le bruit mouillé de sa dernière gorgée résonnant dans la pièce lui rappela l’affreuse image de son ivrogne de père.
Le jeune homme se détourna, comme pour fuir sa propre-pensée, et reboucha immédiatement la bouteille avant de la replacer sur le rayonnage.
Depuis combien de temps le chagrin, la rancœur, l’amertume, faisaient-ils tomber les hommes ; sorciers et moldus ? Depuis des siècles, sans doute. Depuis toujours.
Severus se remémora sa mère, prise au piège sournois de son amour conjugal, la cause de son malheur et de sa perte…
L’amour, pensa-t-il avec un rire amer.
Il se rappela (moins dramatique mais tout aussi pathétique) le désespoir de ses camarades d’école lorsque leurs illusions étaient balayées par l’indifférence ou le dédain de l’élue de leur cœur… Combien de fois l’avait-on interrogé sur la meilleure manière de concocter un philtre d’amour ? Lui, le Prince des Potions comme se plaisait à l’appeler Horace Slughorn, n’avait jamais eu aucun ami. Ni à Serpentard ni ailleurs à Poudlard (à part Lily, bien sûr, toujours elle). Mais son génie de potionniste était tel que même des élèves plus âgés sollicitaient son aide en la matière…
S’il avait pu, en cet instant, il aurait peut-être pris plaisir à feuilleter son vieil exemplaire du Manuel avancé de préparation des Potions… Mais cet ouvrage, comme tous ceux qui avaient accompagnés ses années d’études, ne lui avait jamais appartenu. C’était le fond de solidarité de l’école qui lui fournissait ses livres… Et pour la durée de l’année scolaire uniquement, car il devait ensuite les rendre à l’école pour qu’ils servent à d’autres élèves nécessiteux. Cette pensée lui faisait horreur encore aujourd’hui ! Severus avait souvent rêvé de condamner l’accès à ce vieux manuel en particulier. Il aurait tant voulu que personne ne puisse l’ouvrir, le lire, s’en servir ! Un jour, Dumbledore lui avait parlé d’un grimoire scellé, caché quelque part dans le château. Même le sorcier le plus puissant du monde, Dumbledore lui-même, n’avait pu l’ouvrir… C’était donc possible ! Cet ouvrage avait suscité la curiosité de Severus mais il n’avait jamais pu en trouver la trace et Lily, à qui il avait tout raconté, lui avait conseillé d’abandonner, un peu effrayée par cette nouvelle obsession…
Mais peu importait, en fait. Le contenu de son Manuel avancé de préparation des potions, Severus l’avait assimilé, digéré, critiqué, augmenté, perfectionné même, jusqu’à la nausée ! Chaque mot coulait dans ses veines aussi naturellement que son sang-mêlé…
Et en tout cas, de recette de philtre d’amour, il avait bien pris soin de ne jamais en écrire une seule au détour des pages jaunies ! Pourquoi aurait-il aidé qui que ce soit à trouver l’amour alors que lui-même se voyait voler le sien un peu plus chaque jour ?! De toute façon, il n’avait jamais cru à la vertu de ces potions-là.
Non, il était clair que si Lily n’avait pas vu en lui un amour potentiel, c’était précisément parce qu’elle ne l’aimait pas ! Elle ne l’aimerait jamais comme ça. Rien, pas même la plus raffinée des concoctions, ne pouvait créer ce sentiment là où il n’existait pas… Peut-être que ce n’était pas un drame, d’ailleurs. Peut-être que Severus s’en serait consolé et aurait gardé son sentiment comme une fleur séchée entre les pages d’un livre, si leurs chemins ne s’étaient pas séparés aussi cruellement ! Sans parler de Potter ! Ce flambeur grossier aux réussites imméritées, à l’éclat surfait ! Ce frimeur à l’excès de confiance écœurant qui avait piétiné toutes les chances de Severus.
L’amour, cette imposture !
Severus se retrancha vers le fond de la maison, dans la misérable chambre qu’avait occupée sa mère autrefois. Se glissant dans le lit, il remonta les couvertures au-dessus de sa tête et ferma étroitement les yeux. Fermer son esprit. Chasser toute pensée, toute émotion. Vider son âme de tout souvenir… Mais le jeune homme savait déjà qu’il ne trouverait pas le sommeil ce soir… Et si par chance ou par le biais d’une potion, le sommeil lui, finissait par le trouver, ce serait pour lui apporter l’image adorée de Lily. Familière et inaccessible.
Severus repoussa les couvertures et récupéra les vêtements jetés à terre quelques instants plus tôt. Il arracha sa cape et une vieille écharpe qui traînait sur le dossier d’une chaise pour s’enfoncer dans la nuit glaciale… Les ombres des réverbères cassés lui rappelèrent les jeux de slalom auxquels Lily et lui se livraient enfants… Il les dépassa en essayant de ne pas les regarder mais sans pouvoir réprimer une faible grimace.
Les constructions devinrent plus rares et les arbres et buissons commencèrent à épaissir. Severus avait toujours sur lui une fiole vide et un étui en carton, au cas où… C’était un conseil de son maître Horace Slughorn. Ayez toujours de quoi, mon cher Severus ! Je ne compte pas les fois où le hasard (ou une chance bien préparée !) m’ont permis de récupérer tel ou tel précieux ingrédient !
Et il avait raison, le bon vieux Slug' ! Severus avait pu vérifier cela. D’ailleurs, il n’était pas rare que ses déambulations nocturnes le mettent sur la piste d’une belle trouvaille. Et puis, s’il n’y avait rien à ramasser parmi les herbes endormies, au moins dans le calme de la nuit, il pouvait penser. Personne susceptibles de l'importuner... Des idées venaient d’elles-mêmes à sa rencontre, comme des réponses déguisées aux terribles questions, aux doutes venimeux qui l’assaillaient le jour…
L’immense impression de gâchis qui l’avait empêché de dormir lui revint soudainement, plus féroce et plus abrasive. Severus avait maintenant la conviction qu’on ne pouvait se fier à rien dans ce monde. A personne. Accorder son crédit à l’amitié ne lui avait pas beaucoup réussi. Mais s’il y avait une chose en particulier qui devait inspirer la plus grande méfiance, c’était bien l’amour ! C'était même la plus grande hypocrisie de l'univers que de prétendre que l'amour était un sentiment noble et qu'il garantissait le bonheur ! A son avis, il aurait été plus honnête d'y chercher un remède !
Un frémissement à l’orée d’un bouquet d’arbres coupa net le fil de ses réflexions ! L’attention de Severus retomba toute entière sur l’instant présent. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, sa main s’était refermée sur sa baguette magique et tous ses sens étaient entrés en éveil. C’était un réflexe qu’il avait été forcé d’acquérir pour espérer échapper aux pièges répétés de la bande à Potter…
Il y eut un bruissement de feuilles et le pas frêle de sabots légers. Une biche sauta soudain à quelques mètres devant lui et fila à travers champs pour disparaître en quelques secondes dans le bois le plus proche… Une silhouette mince apparut alors dans la brume et se précisa sur le chemin. Severus leva immédiatement le bras.
« Qui est là ?! lança-t-il en essayant de dissimuler le tremblement dans sa voix »
La silhouette s’avança mais le visage de l’inconnu restait dans l’ombre.
« Rogue… ? hésita une voix d’homme »
Le halo de la baguette de Severus éclairait en effet son visage. Une expression d’ahurissement total passa dans ses yeux.
« Baisse ta baguette, Rogue… C’est Lupin… fit la voix paisible de Remus tandis que ses traits familiers se révélaient à la vue de son interlocuteur.
— C’est une très bonne raison pour que je n’abaisse pas ma baguette, au contraire ! éructa Severus »
Les deux anciens camarades d’école se fixèrent intensément jusqu’à ce que Remus étire un sourire indulgent :
« Allons, Severus… Tu sais que je ne suis pas dangereux, dit-il en levant un regard vers le croissant de lune. Pas cette nuit, en tout cas… »
Severus soupira et inclina légèrement le bras sans pour autant desserrer les doigts de sa baguette. Lupin n’était pas le plus stupide ni le plus malveillant des Gryffondors qui l’avaient martyrisé. D’ailleurs, il s’était souvent tenu en retrait du groupe de Potter et ressemblait davantage à Lily qu’à James ou Sirius. Néanmoins, un irréductible soupçon ne le quittait pas.
« Qu’est-ce que tu fais ici en pleine nuit ? lança Severus pour reprendre le contrôle de la situation.
— Tu n’es pas sans savoir que j’ai parfois besoin d’ingrédients difficiles à trouver pour…tempérer mon caractère, disons. »
Severus laissa un silence passer. Remus tenait en effet un petit sac en papier d’où dépassaient des feuilles et des tiges entremêlés…
« Lily m’aide à préparer mes… (Remus s’interrompit devant le sursaut que le prénom de son amie avait provoqué chez Severus). C’est déjà gentil à elle, alors lui fournir les ingrédients, c’est le moins que je puisse faire. »
Severus acquiesça, incapable de prononcer un mot. Il ne parvenait même plus à déglutir.
« Elle va bien… continua Remus devant le visage blême du jeune homme. Je lui dirai que je t’ai vu, si tu veux…
— Non ! coupa Severus. Ne lui dis rien. S’il te plait… »
Il devinait ce que pourrait penser Lily à l’idée qu’il errait seul dans les bois, la nuit… Cette idée lui était intolérable ! Son cœur se mit à battre douloureusement dans sa poitrine à l’image de Lupin et Lily devisant sur son état déplorable et sa santé mentale douteuse devant une tasse de thé !
« Très bien… soupira Lupin en haussant les épaules. Comme tu voudras. »
Il se redressa et fit quelques pas vers la clairière d’où il était arrivé.
« Bonne nuit, Severus… lança-t-il derrière lui avant de disparaitre »
Dans la pénombre, Severus suivit sans réfléchir les empreintes que la biche qui avait bondi devant lui quelques instants plus tôt avait laissées dans la terre. Là, à quelques centimètres d’une trace, il se pencha sur une belle-de-nuit éclairée par un rayon de lune. La fleur était gelée, immobile et intacte. C’était d’une surnaturelle beauté… Il s’accroupit pour mieux l’examiner. Comment avait-elle trouvé la force de pousser là, au milieu d’une campagne malfamée, en plein cœur de l’hiver ? Pourquoi ? Pour quelle absurde raison s’acharner à créer de la beauté dans ce monde ?
Les doigts blafards de Severus se posèrent sur les pétales colorées… Comme souvent, il eut la sensation que la fleur lui donnait quelque chose. Un souffle de vie, une énergie… Il patienta quelques secondes et glissa son index sur la tige. La racine était elle aussi intéressante. Severus gratta la terre froide et dure de ses ongles et dégagea l’ensemble de la plante du sol… Il la contempla une seconde entre ses mains précautionneuses, satisfait d’avoir pu l’extraire sans lui causer de dommage.
C’est alors que l’idée le frappa comme une gifle ! Extraire l’amour sans abîmer l’âme. Pour sauver un cœur et lui rendre sa fonction de vie !
Les sorcières et les sorciers du monde entier s’étaient cassés les dents à vouloir inoculer à l’élu de leur cœur leur propre mal, en le faisant tomber lui aussi dans l’amour avec des philtres et des sortilèges ! C’était non seulement égoïste mais en plus sans aucune chance de succès ! Et aussi fou et insensé que ça pouvait paraître, personne n’avait jamais imaginé un enchantement inverse, capable d'éradiquer l’amour…
A cette pensée, Severus sentit ses lèvres s’étirer d’elles-mêmes en un sourire d’incrédulité. C’était peut-être sa chance ! C’était peut-être la solution à tous ses problèmes !
Un philtre de désamour.
Cette idée n’aurait pas plu à Lily. Il en était absolument certain. Comme toutes les choses qui n’étaient pas belles et lumineuses, douces et enthousiastes, braves mais d’une manière respectueuse, elle l’aurait désapprouvée ! Ce constat désolait un peu Severus. Pourtant, avait-il le choix ?! Quelle autre solution ?! De remède, il n’y en avait aucun !
La colère prit alors le pas sur la tristesse et Severus se mit à réfléchir plus sérieusement, plus activement sur le chemin du retour. Il passa le reste de la nuit penché sur sa table usée, au milieu du triste décor de la pièce principale,et il commença à imaginer les moyens de mettre en œuvre son plan.
Au temps de leur amitié, Severus et Lily avaient souvent expérimenté ensemble de nouveaux enchantements, de nouvelles potions… Elle adorait l’aventure de la découverte, la joie de partager ses travaux et le plaisir de comprendre, de réussir ou d’échouer, ensemble. Il aimait se sentir embarqué avec elle, voir l’étonnement ou l’admiration dans ses yeux verts lorsqu’il proposait une idée. Chacun était un moteur pour l’autre… Plus tard, il avait dû refaire ses armes seul. Sans Lily, la magie était bien souvent un désenchantement… Mais la recherche et l’étude, les expériences et le succès, avaient au moins la vertu de lui changer les idées et de flatter son amour-propre…
Bien sûr, ses sujets d’étude avaient un peu changé. Mais on ne perdait pas la fille de ses rêves sans conséquence…
Severus laissa un soupir s'échapper de ses lèvres et se remit au travail...