Leçon n° 1: Trouver une idée de génie
« Ça ne peut plus durer ! Tu dois faire quelque chose ! »
Toute sa vie, Damoclès Belby s'était senti tiraillé entre deux ambitions : sauver le monde et se couvrir de gloire. Rien d'incompatible a priori : on pouvait fort bien se couvrir de gloire tout en sauvant le monde (c'était même assez logique), ou sauver le monde pour se couvrir de gloire. Les choses se corsaient un peu quand on n'était ni très courageux ni particulièrement brillant, ce qui était malheureusement le cas de Damoclès. La sagesse commandait de se concentrer sur un seul objectif, et le Choixpeau s'était chargé de trancher pour lui quand il avait onze ans. Serpentard, avait-il décrété ; il viserait donc la gloire, et il ne doutait pas de parvenir à ses fins. Il suffisait d'y croire.
« Il suffit d'y croire, ben tiens… »
À sa grande satisfaction, il s'était découvert doué pour les potions, si doué que, quand il eut seize ans, le professeur Slughorn l'invita à rejoindre son fameux club réservé aux élèves les plus prometteurs : le début de la gloire, pensa alors Damoclès avec confiance. Hélas, il s'était vite rendu compte que les potions les plus prestigieuses avaient toutes été découvertes. Amortentia, Felix Felicis, Solution de Force, Goutte du Mort vivant, potion de Régénération sanguine, Veritaserum : tout était déjà pensé, élaboré, modélisé, breveté et vendu dans le commerce. Il ne lui restait rien.
« Non, rien de rien… »
Gardant espoir malgré tout, il se rabattit sur sa deuxième ambition ; et comment un bon préparateur de potions pouvait-il, sinon sauver le monde, du moins aider ses semblables ? Eh bien, pardi, en devenant guérisseur ! Damoclès intégra donc l'hôpital Sainte-Mangouste pour les maladies et blessures magiques avec un Optimal et la recommandation de son professeur, deux ans avant que Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom commence à faire parler de lui. Cela lui laissa juste le temps de prendre ses repères, de sympathiser avec tout le monde car il était très liant, et de se hisser en bonne place dans la succession au poste de guérisseur-en-chef du service des blessures par créatures vivantes, son occupant actuel approchant de l'âge de la retraite. Peu après le début de la guerre, un attentat à Sainte-Mangouste emporta un certain nombre de membres du personnel, dont le supérieur hiérarchique de Damoclès et tous ses concurrents.
« Comme quoi, tout est possible. »
Promu guérisseur-en-chef, il fit de son mieux pour organiser la prise en charge de tous les patients qui se présentaient mais, entre les fractures multiples causées par les géants, les empoisonnements au venin d'Acromentule, les morsures de loup-garou et les brûlures causées par les manticores, son service était débordé. La disparition de Vous-savez-qui fut donc un soulagement à plus d'un titre, même si, en faisant le bilan de ces années de guerre, Damoclès sentit son optimisme se fissurer : rien ne le distinguait de la masse des sorciers qui, à leur niveau, s'étaient efforcés de résister, d'aider, de secourir. Un bébé de un an avait sauvé le monde, pas lui. Lui, il n'avait même pas mérité l'Ordre de Merlin.
« Vraiment pas de quoi être fier… »
Voilà pourquoi, en ce matin d'hiver, quelques mois après la fin de la guerre, Damoclès, assis seul à son bureau de guérisseur-en-chef, se sentait triste et morose. Le temps passait trop vite : il ne pouvait plus se fier à sa bonne étoile pour espérer un jour réaliser ses rêves de grandeur et d'héroïsme. Ça ne pouvait plus durer, marmonnait-il tout bas. Il devait faire quelque chose.
« Réfléchis ! s'enjoignit-il, la tête entre les mains. Réfléchis, réfléchis… »
La porte s'ouvrit soudain à la volée et un jeune guérisseur en robe verte fit irruption dans le bureau, interrompant de façon fort inopportune les cogitations de son supérieur.
« Sanders ! beugla Damoclès, indigné. On ne vous a jamais appris à frapper avant d'entrer ?
– Pardon, guérisseur Belby ! haleta le jeune homme. Il faut que vous veniez tout de suite ! C'est Mrs Loomis, elle…
– Eh bien, quoi ? »
Incapable de continuer, le guérisseur se contenta de hocher la tête, l'air bouleversé. Avec un soupir, Damoclès se leva pour le suivre dans le couloir. Sanders sortait à peine de l'école, il était encore stagiaire ; il finirait par s'endurcir, le guérisseur-en-chef n'en doutait pas. Ils finissaient tous par s'endurcir, ou bien ils démissionnaient.
Il apparut que Mrs Loomis s'était pendue dans la douche, ce dont Damoclès fut peiné mais pas surpris. C'était souvent comme ça que ça finissait pour les gens comme elle. La plupart du temps, toutefois, ils attendaient d'être sortis de l'hôpital.
« C'est affreux ! » pleurnichait Sanders en contemplant le corps de la femme qu'on avait allongée sur son lit, le drap rabattu jusque sur son visage.
Damoclès posa sur son épaule une main paternelle.
« Cette malheureuse était une lycanthrope, rappela-t-il d'une voix douce. Sa vie était, pour ainsi dire, finie de toute façon.
– Mais elle s'était bien remise de la morsure, plaida Sanders comme si cela pouvait changer les choses. Elle avait survécu à l'infection, elle était encore jeune, elle…
– Elle aurait perdu son travail, expliqua Damoclès. Elle aurait perdu ses amis. Souvenez-vous que ses proches ont cessé de venir la voir dès qu'ils ont su. Ils avaient peur de ce qu'elle était devenue.
– Ce n'était pas sa faute », couina Sanders d'une toute petite voix.
Non, bien sûr, ce n'était pas la faute de l'Auror Loomis si le loup-garou qu'elle traquait, en fuite comme bon nombre de ses semblables après la chute de leur sinistre maître, était parvenu à lui transmettre sa malédiction avant de rendre son dernier soupir. Ce n'était pas sa faute si, dès cet instant, elle s'était trouvée condamnée à se transformer à chaque pleine lune en bête fauve assoiffée de sang. Contaminée dans l'exercice de ses fonctions, elle avait eu droit à une petite indemnité et aux remerciements émus du Ministre, et c'était tout. Pour avoir fait son devoir, elle avait tout perdu. Comment garder foi en la vie devant une telle injustice ?
« Il doit bien y avoir un moyen d'aider ces gens…, murmura Sanders.
– Il n'y a pas d'antidote à la malédiction, répondit Damoclès d'un ton navré. Des générations de guérisseurs s'y sont cassé les dents. On ne peut pas guérir les loups-garous, c'est tout bonnement impossible.
– Rien n'est impossible ! » répliqua vivement le jeune guérisseur.
Même s'il savait que c'était faux, Damoclès se garda de le contredire : la petite flamme d'espérance de Sanders s'éteindrait bien assez vite toute seule.
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Le soir après le dîner, sirotant un verre de xérès tandis que son épouse tricotait au coin du feu, Damoclès repensa à ce triste épisode. « Il doit bien y avoir un moyen d'aider ces gens », avait dit Sanders : c'était leur mission en tant que médicomages, après tout. Guérir les lycanthropes, ce serait non seulement un bienfait pour ces patients, mais un service rendu à l'humanité tout entière ; et, pour celui qui y parviendrait, la reconnaissance internationale, des décorations à n'en plus finir, son nom inscrit dans les livres d'histoire, bref, l'immortalité ! Damoclès joua un moment avec son vieux rêve de gloire, mais personne ne sauverait les loups-garous de leur triste destin.
Sauf que… Sanders n'avait pas dit « guérir » ; il avait parlé « d'aider », ce qui n'était pas la même chose. Mais comment aider les loups-garous si l'on ne pouvait les guérir ? Se redressant dans son fauteuil, Damoclès se mit à réfléchir.
Au fond, qu'est-ce qui était si gênant dans cette malédiction ? La transformation incontrôlée ? Certes, ça ne devait pas être agréable, mais sa parfaite régularité permettait de l'anticiper facilement. Devenir animal, les Animagi le vivaient très bien et ça ne leur posait aucun problème. D'ailleurs, personne ne rejetait autrui parce qu'il était Animagus ; au contraire, on enviait même cette capacité. Y avait-il, parmi les sorciers possédant ce talent, des gens capables de se changer en loup ? Sans doute : pourquoi n'y en aurait-il pas eu ? L'Animagus, quel que soit l'aspect qu'il revêtait, ne perdait pas sa conscience humaine, bien que certains traits animaux puissent s'imposer à lui – à cet égard, Damoclès songea avec amusement au professeur McGonagall qui, lorsqu'elle se transformait en chat, pouvait difficilement se retenir de jouer avec une pelote de laine. Non, la différence fondamentale entre l'Animagus et le loup-garou, au-delà du contrôle de la métamorphose, résidait dans le fait que le lycanthrope transformé n'était plus du tout lui-même ; son esprit humain disparaissait, pour ainsi dire, submergé par une folie sanguinaire qu'il ne pouvait maîtriser. Donc, la question à se poser n'était pas : comment guérir les loups-garous de leur malédiction, mais bien : comment leur permettre de rester conscients pendant leur transformation.
Cette idée frappa Damoclès comme une révélation : personne, à sa connaissance, n'avait jamais envisagé le problème de cette façon. C'était pourtant évident, quand on y pensait !
Tout excité, il attrapa le dernier numéro de la Gazette du sorcier qui traînait sur la table basse et se mit à griffonner avec frénésie dans les marges et tous les espaces vides qu'il put trouver, notant ses hypothèses et la démarche qu'il lui faudrait suivre, le matériel dont il aurait besoin, les potions déjà existantes dont il pourrait s'inspirer pour élaborer la sienne, commençant ses calculs…
« Mais qu'est-ce que tu fais avec mon journal ! glapit soudain sa femme en levant les yeux de son ouvrage. Je l'avais mis de côté pour faire les mots-croisés !
– Nom d'un dragon, Mavis, tais-toi donc ! pesta Damoclès, interrompu dans ses réflexions. Je suis en train de sauver le monde !
– De sauver le monde ? répéta Mavis. En sabotant mes mots-croisés ? Tu devrais arrêter le xérès après le repas, mon chéri. »