Comment sauver le monde en trois leçons
Leçon n° 2 : Concevoir un prototype
La directrice de l’hôpital Sainte-Mangouste se montra enthousiaste lorsque Damoclès lui fit part de son idée. Elle était tout à fait disposée à lui accorder un passage à mi-temps afin qu’il puisse se consacrer à ses recherches, voire un congé sans solde ; elle offrit même d’écrire au ministère afin d’appuyer la demande de subvention de son employé. Quant à une participation plus directe, sous forme de financement ou de mise à disposition de matériel, d’un local et d’ingrédients, voire de main d’œuvre, il n’y fallait pas songer.
« Sainte-Mangouste sera ravie de rajouter votre potion à la liste des remèdes commandés à ses fournisseurs lorsque vous la mettrez sur le marché après avoir reçu l’agrément du ministère, assura-t-elle avec aux lèvres un sourire convaincu. Nous vous souhaitons bonne chance, cher Damoclès. De tout cœur. »
Au sortir de l’entretien, Damoclès se sentait aussi piteux qu’inquiet : mi-temps signifiait baisse de revenus, et congé sans solde, plus de revenus du tout. Alors qu’il allait engager de grosses dépenses… Si l’institution magique la plus directement concernée par le traitement de la lycanthropie refusait de s’associer à son projet, ça présageait mal de la suite.
Il ne baissa pourtant pas les bras. En bon Serpentard connaissant le pouvoir des relations interpersonnelles, il en appela à son ancien professeur, Horace Slughorn, qui le félicita chaudement pour son initiative et promit, lui aussi, d’écrire au ministère « et à quelques vieux amis » afin de plaider sa cause.
« Écrire, ça ne mange pas de pain, observa Mavis. Un soutien sonnant et trébuchant aurait été plus que bienvenu.
– Le réseau de Slughorn vaut de l’or », affirma Damoclès avec une conviction à peine forcée.
Il attendit, espéra, pria, jusqu’au jour où un splendide hibou grand-duc au plumage mordoré se présenta à la fenêtre de son bureau, porteur d’une missive frappée du sceau du ministère de la Magie. Damoclès déchira vivement l’enveloppe et lut la lettre en diagonale, le cœur battant comme si sa vie ne tenait qu’à un fil.
« Malédiction ! »
À son cri, le guérisseur-stagiaire Sanders passa la tête par l’entrebâillement de la porte.
« Mauvaise nouvelle, guérisseur Belby ? » s’inquiéta-t-il.
Damoclès leva les bras au ciel dans un geste de désolation tragique.
« Morgane me pardonne, l’État se fiche des loups-garous ! Pas un sou pour mes recherches… Ah, des encouragements, ça… des félicitations et des marques d’intérêt à n’en plus finir, ils n’en sont pas avares, mais ils ne soutiendront la fabrication en série que si le lot prototype leur convient. Et comment suis-je censé fabriquer un prototype sans argent, moi ? Vous pouvez me le dire ? »
Il ne s’attendait évidemment pas à ce que le pauvre Sanders, qui n’était pour rien dans la décision du ministère, lui réponde. Aussi fut-il extrêmement surpris de l’entendre demander :
« Vous en avez parlé à Weal Enys ? »
C’était si évident que Damoclès se sentit tout bête de ne pas y avoir pensé plus tôt. Weavil Enys, dit Weal, entrepreneur prospère, était en train de racheter à peu près tous les fabricants de potions du pays. Il s’intéressait surtout aux produits de grande consommation, pas aux productions de niche comme promettait de l’être la potion de préservation de la conscience humaine à l’usage des loups-garous, ainsi que l’appelait son créateur ; mais Damoclès ne perdrait rien à essayer.
En gens pratiques, Enys et son épouse Mary, qui chapeautait les chaînes de fabrication, virent rapidement tout l’intérêt qu’ils auraient à s’associer au projet.
« Votre potion n’intéressera pas seulement les loups-garous britanniques, souligna Mary, mais ceux du monde entier. Les loups-garous et les gouvernements. Le contrôle de cette malédiction est un enjeu de santé publique.
– Nous avons de quoi vous aider, enchaîna Weal. À la fois pour le prototypage, le dépôt de brevet, la demande d’agrément, la fabrication en série et la distribution. Mais bien sûr, il faut que, de votre côté, vous vous engagiez sur vos propres deniers : dans un partenariat, la confiance doit être réciproque.
– Gringotts propose des prêts à taux avantageux pour relancer l’économie en ces temps d’après-guerre, indiqua Mary. Votre formule est solide et les débouchés assurés : vous rentrerez facilement dans vos frais.
– Nous aussi, nous l’escomptons, sourit Weal. En contrepartie de notre participation, nous voulons l’exclusivité de l’exploitation de votre invention pendant toute la durée légale qui, pour les potions curatives, est de dix ans. Bien entendu, vous percevrez un pourcentage sur chaque vente.
– Dans le protocole que vous avez élaboré pour réaliser votre lot prototype, vous restez très vague sur les essais cliniques, remarqua Mary. Il faut éclaircir ce point dès à présent : nous n’obtiendrons pas d’agrément si nous ne faisons pas de tests sur l’homme.
– Une promesse de rémunération attire toujours des volontaires, affirma Weal. Et nous garantirons une confidentialité absolue aux participants lycanthropes, cela va de soi. Sainte-Mangouste pourrait relayer notre appel auprès de ses patients, vous croyez ? »
Damoclès les avait écoutés sans piper mot, fasciné par la façon dont ils se complétaient l’un l’autre. À voir comme ils semblaient maîtriser absolument tous les aspects du projet – à part l’élaboration de la recette elle-même –, il ne s’étonnait plus qu’en quelques années à peine, le couple Enys soit parvenu à une situation de quasi-monopole sur la commercialisation des potions magiques. Et il se dit que ce brave Sanders méritait bien une boîte de chocolats.
***
« L’amour est enfant de Bohème, il n’a jamais-jamais connu de loi… »
Voyant du coin de l’œil le jeune Lupin grimacer en direction de son plan de travail, Damoclès comprit qu’il chantait extrêmement faux, mais il n’en avait cure : cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi guilleret. Son association avec les Enys avait en tout point changé la donne. Pour commencer, il avait demandé – et obtenu – ce fameux congé sans solde, tout aussi facilement qu’un prêt à Gringotts – garanti, il est vrai, par l’hypothèque de sa maison. Ensuite, Mary lui avait fait une place dans l’un de ses laboratoires avec accès gratuit au matériel, et lui procurait les ingrédients requis à un prix défiant toute concurrence.
Pour couronner le tout, Weal avait eu l’idée parfaite pour satisfaire à la nécessité des essais cliniques tout en fournissant à Damoclès l’assistance requise, le tout à moindres frais : proposer des postes d’aide-préparateurs à des candidats qui s’engageaient du même coup à tester les potions. C’était gagnant-gagnant : les loups-garous y trouvaient un emploi, et eux les sujets d’expérience dont ils avaient tant besoin. Et comme il leur fallait un groupe témoin non infecté par la malédiction afin de comparer les effets du remède sur les deux populations, personne, hormis les recruteurs, ne savait qui, parmi la dizaine d’assistants qui travaillaient sur le projet à hauteur de deux jours par semaine, était un loup-garou et qui ne l’était pas.
Mavis se montrait plutôt critique quant au double emploi que l’on faisait de ceux qu’elle appelait crûment les « cobayes au rabais », mais Damoclès, lui, trouvait ce fonctionnement idéal. D’ailleurs, les assistants en étaient ravis ; le jeune Lupin, notamment, s’épanouissait au contact de ses collègues. Même si cela ne durerait que jusqu’à ce qu’ils définissent la recette adéquate, et même si les lycanthropes conservaient une prudente réserve, cela faisait plaisir à voir, vraiment.
« Fiiii-gaaa-rooo, Figaro-Figaro-Figaro, Fiii-gaaa-rooo… », chantonnait Damoclès au-dessus de son chaudron.
Dans son dos, il le savait, les aide-préparateurs ricanaient, mais cela ne le gênait pas : il fallait bien que jeunesse s’amuse. Et puis, ils ne manquaient pas de motivation, surtout les loups-garous.
« Martha, où en est l’infusion de napel et d’asphodèle ? Remus, les feuilles d’herbe-aux-loups, je vous prie. »
Damoclès prit le plateau que lui tendait Lupin et versa précautionneusement les feuilles finement hachées dans son chaudron. Précautionneusement et en serrant les dents : les trois tentatives précédentes s’étaient soldées par un « BOUM » retentissant, un fort dégagement de fumée jaunâtre et un inventeur tout aspergé de mélange nauséabond mais, heureusement, non toxique.
« Cette fois, ça y est ! se réjouit Martha.
– Magnifique ! exulta Damoclès. Remus, notez bien dans le carnet de bord : à l’étape cinq, ajouter trois onces de feuilles d’herbe-aux-loups hachée menu. Martha, versez un peu du mélange dans un pichet, voulez-vous ? Deux-trois louches, c’est ça. Si la prochaine étape se passe mal, nous n’aurons pas à repartir de rien. Et maintenant, l’infusion… »
Le préparateur et ses aides retinrent leur souffle tandis qu’il ajoutait à la mixture le liquide clair et odorant. Damoclès touilla trois fois dans le sens des aiguilles d’une montre ; la potion vira alors au rouge brique et se mit à siffler.
« Heu… C’est normal, ça ? s’inquiéta Martha.
– Je ne suis pas sûr, reconnut Damoclès. Reculez, mes enfants, reculez.
– Peut-être que quelques gouttes de lait de pavot…, suggéra Lupin.
– Diantre, Remus ! Avec de telles idées, ne vous risquez jamais à préparer seul une potion si complexe ! »
Les deux assistants s’étant réfugiés contre le mur, Damoclès demeura bravement seul près de son chaudron, à observer l’évolution de la substance. Il baissa un peu le feu, ce qui interrompit le sifflement ; cinq tours de cuillère dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et le liquide s’assombrit.
« Voilà qui semble prometteur…, murmura Damoclès entre ses dents. Martha, un autre pichet, je vous prie ! Remus, le carnet ! Bien, nous avons déjà une base pacificatrice, pour calmer l’instinct du prédateur. À présent, nous allons travailler sur la conscience réflexive du sujet, ce qui devrait faire remonter la part de l’humain enfouie sous le pelage du loup. Églantine, glaïeul, orchidée : voilà ce qu’il nous faut !
– Un bouquet de fleurs ? s’étonna Martha.
– Des pétales, Martha, des pétales. Et peut-être quelques étamines, si nous l’osons…
– Je me demande quel goût aura cette soupe, marmonna Remus avec une moue écœurée.
– Le goût du succès, espérons-le ! » répliqua Damoclès, enthousiaste.
Ils mirent de côté une bonne quantité de base pacificatrice que les assistants testeraient dans les prochains jours : s’ils la supportaient bien, un pas important aurait été franchi vers la formule finale. Damoclès en chantonnait encore lorsqu’il s’installa dans son salon, ce soir-là, en compagnie de son épouse.
« Tu sais, lui dit-il, je pense que, si tout se passe comme nous l’espérons, nous pourrons enfin nous offrir ce voyage aux Bahamas dont tu rêves.
– Tu crois ? fit Mavis, incertaine. Je me demande… Non que je mette en doute ta capacité à réussir, mon chéri, mais enfin, tu penses vraiment que quelqu’un voudra acheter de la potion de préservation de la conscience humaine à l’usage des loups-garous ?
– Il y a un marché, affirma Damoclès. Les malades eux-mêmes bien sûr, mais aussi les établissements hospitaliers, le Bureau d’assistance sociale aux loups-garous, et leurs équivalents hors de nos frontières…
– Je ne dis pas le contraire, concéda Mavis. Mais permets-moi de te dire, très cher, que potion de préservation de la conscience humaine à l’usage des loups-garous, ce n’est vraiment pas vendeur ! »