Le regard obscène
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Il est difficile et obscène d’éviter le regard d’un homme qui saigne à mort, mais plus difficile encore de le soutenir et de surnager dans le tourbillon de passions troubles et de secrets posthumes qui s’entassent dans ses rétines.
La main d’Alecto s’empare de la chevelure blonde de l’enfant. Elle la tire en arrière, d’un coup sec ; ça fait presque crac dans l’air sombre de la nuit froide. Les bruits se sont tus, le vent s’est essoufflé et plus rien ne compte sauf le visage livide de l’enfant. Les prunelles larmoyantes sont déjà sans vie, elles ne pleurent plus : elles ont compris la vanité de l’émotion face à la poigne insensible de la Mangemort. Le nez de l’enfant coule, mais pas un sanglot vaincu ne supplie l’orage qui tonne alentour.
Ce soir, le ciel gronde.
Les pas tremblent face à la bouche brune de fiel de la sorcière. Les mots déchirent l’obscurité et éveillent les terreurs nocturnes de tous les enfants. Les monstres sous le lit ont cette bouche qui suinte du sang séché de leur victime. Les monstres ont la tête des Erinyes. Les monstres gardent les portes des enfers et libèrent les enfers sur terre.
Les monstres ont la main maigre et la bouche mauvaise d’Alecto Carrow.
Son ricanement désabusé distrait un instant l’attention de ceux qu’elles désignent comme spectateurs de son numéro.
— Approche.
L’ordre à filé et le garçon brun obéit aussitôt. Il ne faut pas contrarier une Erinye car une Erinye sait se venger mieux que quiconque.
C’est sa spécialité. Sa raison d’être.
L’Erinye jongle avec les rancœurs des humains, bat les cartes de leurs mépris et de leurs regrets, et distribue les remords pour délivrer les désirs piteux et lamentables. L’Erinye rappelle aux humains leurs désespoirs et leurs fureurs passés. Les Erinyes sont aussi les Furies qui gardent et chassent les peurs dans une danse éternelle et macabre. Elles tourmentent inlassablement l’humain qui veut se débattre et battre en retraite ; se cacher et cacher son effroi ; attendre en subissant et faire subir sa vengeance.
L’Erinye pétrifie aussi bien que la Méduse : qui a vu la vengeance acquiert un cœur de pierre. Un cœur qui ne vit plus. Un cœur qui ne bat plus. Un cœur qui est rongé par la putréfaction de la mort.
Un cœur contre lequel l’Erinye a fait vengeance.
— Allez, approche, insiste-t-elle avec impatience.
La vengeance n’est pas un plat qui se mange froid, seuls les idiots disent le contraire : le sang doit s’écouler encore vivant et chaud quand l’humain meurt de la main de l’Erinye. Si le sang est froid, la vengeance est manquée. La vengeance n’a plus lieu d’être.
La vengeance n’a pas lieu.
Et pourtant, lorsqu’Alecto se venge et lorsqu’Alecto tue, sa haine ne s’éteint pas sur le bûcher de sa fureur. Au contraire : plus Alecto tue et se venge, plus Alecto a besoin de nourrir sa rage, plus elle a besoin de décharger la violence qui déchire ses entrailles.
Les entrailles d’Alecto s’embrasent lorsque l’enfant blond couine malgré tout de terreur. L’Erinye abhorre au plus au point la peur.
— Laissez-le !
Le cri vient de l’assemblée et la vengeance transfigure Alecto.
Alecto vit pour se venger, mais elle ne permet pas qu’on se venge. Elle n’est pas Tisiphone, la sœur qu’on lui a prise. Elle n’est pas Tisiphone la stratège qui brillait par le génie de ses idées. Elle n’est pas la vengeance, elle ne l’encourage pas : elle l’exécute.
— Qui ose m’interrompre ? lance-t-elle à la foule en insistant bien sur le “o” du verbe qui la fait frémir de haine.
Personne ne répond, bien sûr : car personne ne répond à la haine qui fait vivre Alecto Carrow. La haine la pousse à se venger et à tuer la vengeance. La haine pulse dans le sang de ses veines noires, dans son sang sec de sentiment. La haine anime Alecto aussi sûrement que son poignet anime sa baguette : rien n’est épargné.
Les doigts d’Alecto Carrow prennent la mâchoire de l’enfant blond. Ils pressent de chaque côté de ses joues pour lui faire ouvrir la bouche. Elle veut regarder ses dents comme on regarde la dentition d’un elfe qu’on va acheter. La déglutition de l’enfant résonne comme un gargouillis d’égout dans le silence de l’obscurité.
Cette nuit, le sang de la haine qui coule en Alecto étouffe même le froid de l’hiver.
— Je préfère ce silence, conclut-t-elle avec ennui et satisfaction. Allez, approche, insiste-t-elle auprès de l’autre garçon.
Ce n’est pas que le garçon brun a peur. Il a seulement une pointe d’appréhension qui lui remonte depuis l’échine jusqu’au milieu de la nuque. Il n’a pas encore perdu la tête, la peur ne l’a pas encore aveuglé. La vengeance non plus. La haine un peu tout de même.
Tisiphone est morte depuis trop longtemps. Oubliés son sourire oblique et ses dents blanches bien alignées. Oubliée l’élégance de la vengeance et de la machination diabolique d’un plat qui se mange chaud et qui rassasie. Il aimerait tant se souvenir pourquoi il faut vivre, mais la vengeance est morte. Envolée. Enterrée.
Et la haine…
— Mais qu’est-ce que tu attends ? s’impatience Alecto. Tu sais ce que tu dois faire, je l’ai déjà expliqué.
Il fait un pas de plus et cherche le sourire de l’Erinye. Mais l’Erinye ne sourit pas. Elle n’est pas malheureuse, elle n’est pas heureuse non plus : elle fait ce qui doit être fait. Les émotions ont déserté le cœur de son être depuis des jours. Il n’est plus question de vengeance depuis des années. Il n’est plus question de joie, de plaisir, d’envie ou de haine depuis des jours.
Cette nuit, la haine n’est plus, sa dernière sœur est morte : Mégère vient de gagner un allé simple à Azkaban. La haine est partie avec Mégère, la haine n’aveugle plus Alecto. La haine ne la conduit plus non plus. Elle est peut-être l’étoile au loin qui la guide vaguement dans les flots tumultueux du brouillard de la vie. Mais elle brille avec moins de puissance qu’une illusion.
Alecto est livrée à elle-même. Il n’y a plus personne pour diriger son pas et commander sa main. Elle marche librement sur le sol humide et froid du chemin de pierre. Elle s’avance vers l’enfant brun puis recule vers l’enfant blond qui est tant pétrifié de froid et de peur que la coquille déjà vide de son corps refuse de bouger.
— Avance, imbécile, siffle Alecto entre ses dents ébréchée
La coquille vide à la chevelure blonde pose enfin un pied devant l’autre, comme un pantin qui obéit à la poigne impérieuse du marionnettiste. Si l’ordre est clair, le pantin obéit clairement. Il suffit que la voix s’infiltre dans une oreille attentive et effrayée pour tout imposer grâce à ce ton implacable.
Il ne reste que l’Erinye Implacable pour faire avancer la chevelure blonde et obtenir ce que le monde entier requiert. La vengeance n’est plus le but premier de leurs actions. La haine a été si banalisée qu’elle n’a plus ce nom de haine. Il n’y a plus qu’une justice à rendre, une justice à défaire et à refaire proprement.
Il n’y a plus qu’à agir selon les lois de la cause.
Et même si le garçon brun le sait, le sang chaud des victimes continue de le dégoûter et de l’effrayer.
Alecto est implacable et il doit faire comme elle, il doit lever sa baguette et lancer les maléfices. Il doit faire comme elle qui sait tant faire ce qu’il faut et comme il faut.
Le regard d’Alecto posé sur lui n’est pas là pour l’encourager mais pour lui rappeler son rôle dans la partie de l’Erinye. Les cartes sont données, les dés sont jetés, la mise est avancée : tout dépend à présent du joueur convoqué.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’agace Alecto.
Le regard d’Alecto est posé sur lui et ne le quitte plus. Il est pétrifié devant la tâche à accomplir. Il sait qu’il doit lever le bras qui tient la baguette et lancer le Sortilège Impardonnable. Il le sait. Mais c’est la première fois qu’il doit appliquer les consignes qu’il connaît par cœur. Et il a peur. Et il ne sait plus.
Le regard d’Alecto l’assassine, celui du garçon blond le supplie. Il n’en voit pas la couleur : le ciel gronde trop fort à présent, il est dans une colère noire, et il n’y a plus de place au détail de la scène. Seul le résultat compte.
— Amycus ! s’exclame la bouche brune d’Alecto.
Le garçon brun relève la tête. Il ne veut pas décevoir sa grande sœur, il peut le faire, comme ça, comme avec la belle magie qu’il fait dans son coin : celle un peu noire et qui effraie les insectes.
Le regard d’Alecto ne le lâche pas, le regard de la tête à la chevelure blonde non plus. Le second va mourir, le premier regarde mourir. Chacun sa place. Chacun d’un côté de lui. Il faut mettre la Mort au-dessus de l’enfant, car la Mort les dominera tous, ces moins que rien, ces êtres pétris de boue et d’inutilité. Il faut placer la Mort au-dessus d’eux.
Il faut.
Le regard d’Alecto ne lâche pas l’enfant blond que la vie lâche et fait s’effondrer au sol. Alecto regarde Amycus puis la chevelure blonde. Son regard se délecte de la scène. Elle aime tout autant contempler le beau geste qui fait hurler de douleur que le caractère implacable de la vie qui range les humains à leur juste place. Le regard d’Alecto reste embrasé alors qu’elle regarde la vie quitter la chevelure blonde.
Amycus détourne le regard.
— Regarde, ordonne sa dernière grande sœur.
Amycus revient regarder ce que sa main est en train de faire. Il veut faire souffrir mais il n’aime pas regarder la souffrance. Il est encore une petite araignée qui fait une toile mais ne regarde pas la prise pourrir dans les mailles de son filet. Il a quatorze ans, sa soeur en a vingt.
— Regarde, répète Alecto en dévisageant le corps tordu qui hurle à la mort.
Amycus ne supporte plus les cris lorsqu’il lance un éclair vert à la suite de l’éclair rouge.
Quelque chose cède en lui. Il perd l’équilibre.
Le regard d’Alecto se perd sur son frère à nouveau, il est si enflammé qu’il fait rougir Amycus. Il tremble encore de tous ses membres.
Qu’a-t-il fait ? Le souffle lui manque.
La main d’Alecto vient se glisser sur sa joue encore imberbe. Elle remonte le visage de son frère. Il a réussi, il peut l’aider à poursuivre la tâche des Erinyes. Elle le tourne vers le corps, le premier corps qu’il a remis à sa place. C’est bien. Elle observe et remarque une larme de souvenir dans le coin de l’œil de la tête blonde. Un coup de vent plus tard et le souvenir se disperse.
Son petit Amycus se dégage de ses bras et elle l’entend vomir derrière elle. C’est bien. Qu’il vomisse les tripes de son enfance débile pour la rejoindre dans l’intransigeance de la vie. Il reste tant de moldus à détruire pour venger leur mère.
— A qui le tour ? demande-t-elle en dardant son regard impérieux sur un autre jeune homme de l’âge d’Amycus.
Le regard des mourants est indécent de peur.
Mais la peur de l’Erinye aiguise le regard obscène d’Alecto Carrow.