Bombe humaine

Kreattur gardait le silence, se contentant de sourire d'un air mauvais. La patience de Maugrey, qui n'était pas grande, atteignit rapidement ses limites ; saisissant l'elfe par le cou, il se mit à le secouer avec vigueur.

« Tu vas parler, espèce de sale vermine ! lui beugla-t-il à la figure.

- Alastor…, protesta Abelforth, mais l'ancien Auror ne lui prêta aucune attention.

- Kreattur ne peut rien dire, Monsieur ! grinça l'elfe d'une voix étranglée en se débattant contre la poigne de Maugrey. Cela lui est impossible !

- Misérable petite ordure ! Je vais te…

- Expelliarmus ! »

Un éclair de lumière rouge frappa Maugrey de plein fouet et il fut projeté en arrière, passant par-dessus le canapé. Il se releva aussitôt, baguette brandie, son œil magique roulant dans son orbite à la recherche de son assaillant.

« Allons, allons, Maugrey, du calme, dit tranquillement Rogue en remettant dans sa poche sa propre baguette. Molester cet elfe ne te servira à rien puisqu'il ne peut rien dire. »

Il désigna Kreattur, tombé par terre lorsque Maugrey l'avait lâché bien malgré lui. Assis sur le tapis, l'elfe se massait le cou en lançant autour de lui des regards venimeux.

« Tu as entendu ce qu'il a dit, n'est-ce pas ? insista Rogue, doucereux. Ce n'est pas qu'il refuse de parler : cela lui est impossible.

- C'est vrai, Monsieur, croassa Kreattur d'une voix rauque. Ce n'est pourtant pas l'envie qui manque à Kreattur de déclencher l'enfer parmi les sorciers. Kreattur serait trop heureux de voir s'entre-tuer les bâtards traîtres à leur sang et les dégénérés dont la présence souille la maison de sa pauvre maîtresse ! ajouta-t-il pour lui-même avec haine. Oh, si elle savait tout ce que sait le pauvre Kreattur ! Quelle honte, quelle honte…

- Ferme-la, Kreattur ! gronda Sirius.

- Oui, Maître, Kreattur est à vos ordres », grasseya le vieil elfe avant de fermer étroitement les lèvres comme cela lui était ordonné.

Les paroles de Rogue avaient éveillé un début de soupçon dans l'esprit de Maugrey ; la réaction de Kreattur changea ce soupçon en doute affreux. Contournant le canapé afin de rejoindre le cercle des présents, Fol Œil fronça les sourcils pour dévisager Sirius avec des yeux perçants. Sirius. Son ami, son frère d'armes. Le seul qui le prenait encore au sérieux, croyait-il. Comment avait-il pu être aussi naïf ?

Sentant venir l'orage, Rogue recula prudemment de quelques pas, et Abelforth serra plus étroitement la baguette qu'il gardait dans sa poche.

« Qu'il le veuille ou non, il n'y a qu'une seule personne qui puisse donner des ordres à Kreattur, marmonna lentement le vieil Auror. Une seule personne qui puisse l'empêcher de parler. Nom d'un dragon, Sirius, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? »

***

« Je vous l'avais dit au tout début de cette folie, mon garçon : vous attaquer à Alastor était bien présomptueux de votre part, rappela Albus Dumbledore, les yeux pétillant derrière ses lunettes en demi-lune.

- Et le laisser continuer en espérant que tout finirait en happy end, c'était franchement naïf, rétorqua aigrement son cadet. Comment Sirius va-t-il se cacher, maintenant ? Et le quartier général de l'Ordre, où va-t-on le mettre ?

- Chaque chose en son temps, Abelforth, chaque chose en son temps. »

Pour l'heure, les frères Dumbledore étaient occupés à rafistoler de partout un Sirius très amoché. L'explosion de colère consécutive à sa confession forcée avait littéralement soufflé le 12, square Grimmaurd. Sirius n'avait dû son salut qu'au charme du Bouclier exécuté par Abelforth, suivi de l'interposition héroïque de Kreattur entre son maître et un Maugrey aussi déchaîné qu'un Feudeymon – s'il avait eu le choix, l'elfe aurait pourtant volontiers laissé Fol Œil mettre Sirius en pièces, mais l'instinct et le lien magique avaient été les plus forts.

« Ce malheureux elfe ne s'en remettra jamais, grogna Abelforth en rajustant les bandages qui entouraient le torse du blessé.

- Ne t'inquiète pas trop pour lui, Abe, balaya Sirius d'un ton léger. La précieuse demeure de sa maîtresse bien-aimée est détruite, mais le terrain et les fondations sont toujours là, et moi aussi : Kreattur reste l'elfe de la noble et très ancienne maison des Black. »

Il s'interrompit avec une grimace de douleur quand Abelforth serra une autre bande de tissu autour de son crâne.

« Sa dépression nerveuse finira par passer, conclut-il.

- Madame Pomfresh fera tout son possible, assura l'aîné des Dumbledore. Je crois que Severus a eu une excellente idée en suggérant d'envoyer Kreattur à Poudlard. Dobby gardera l'œil sur lui. Mais il faudra songer à lui interdire explicitement tout contact avec votre cousine, mon garçon.

- Et Fol Œil ? demanda Abelforth, sévère. Que va-t-on faire quand il se réveillera et voudra reprendre les choses là où il les a laissées ? »

Maugrey avait été mis K.O. par Kreattur qui, sur décision de Rogue, avait ensuite transporté tout le monde dans la maison de l'ex-Auror. Il était à présent allongé dans son lit, veillé par l'agent double qui se tenait prêt à lui administrer dès son réveil une bonne dose de potion Lénifiante : de quoi le calmer pendant quelques heures, ou quelques minutes s'il était vraiment très en colère.

« Je me chargerai de lui faire entendre raison, affirma le directeur de Poudlard.

- Dommage que tu n'aies pas plutôt essayé de faire entendre raison à son persécuteur, grommela Abelforth qui pansait maintenant la jambe droite de Sirius. Ça nous aurait évité d'avoir à le transformer en momie. »

***

Les soins terminés, les frères Dumbledore abandonnèrent Sirius à son triste sort et à la chambre d'ami de la maison de Maugrey : Albus alla prendre le relais de Rogue au chevet de Fol Œil tandis qu'Abelforth partait le remplacer dans la mission qu'il avait interrompue en recevant le Patronus d'urgence de son cadet. Sirius n'avait aucune idée de la nature de cette mission et se sentait de toute façon trop groggy pour s'interroger.

Grâce aux potions qu'on lui avait administrées, tout son corps était comme engourdi ; ses membres étaient raides et lourds, lourds aussi son cerveau et son estomac. Abelforth n'avait pas tort : sa faiblesse générale et la sensation des bandages serrés autour de son corps lui donnaient l'impression d'être une vieille momie pas fraîche tout juste sortie du tombeau. Autant dire qu'il avait connu mieux.

Il ne pouvait même pas en vouloir à Kreattur puisque celui-ci ne l'avait pas vraiment dénoncé, et qu'en plus il lui avait sauvé la vie à son corps défendant. Rogue, en revanche, avait tout fait pour que Fol Œil découvre le pot-aux-roses ; quand il serait de nouveau sur pied, Sirius le lui ferait payer. Il faudrait d'abord qu'il soit en état de se mettre en colère parce que, pour l'instant, malgré son mal-être physique, il se sentait comme un bouchon flottant sur une mer de sérénité : puissante, la potion Lénifiante de Servilus.

Il se demanda vaguement si, le premier choc passé, Fol Œil essaierait encore de le tuer. Sans doute que non, mais il lui en voudrait beaucoup ; voilà qui faisait tomber à l'eau toute sa belle stratégie de conquête. Sirius restait convaincu qu'elle aurait fini par payer, et dans pas très longtemps : il y avait de quoi être furieux contre lui-même, ce qu'il serait sûrement dès qu'il aurait retrouvé ses esprits. En attendant, ce n'était pas plus mal que cette histoire soit enfin terminée : ils allaient tous pouvoir passer à autre chose.

Naïf.