Armistice
« Je vais le tuer ! Je vais le tuer ! s'exclama Maugrey Fol Œil dès que l'effet de la potion Lénifiante se fut dissipé.
– Voyons, Alastor, ce pauvre Sirius est déjà une cible désignée pour les Mangemorts aussi bien que pour notre ministère, remarqua posément Dumbledore, assis à son chevet. Vous n'allez pas vous y mettre aussi !
– N'essayez pas de me retenir, Albus ! Je vais lui faire la peau !
– Pour ça, il faudra d'abord attendre qu'elle repousse.
– Comment a-t-il pu me faire ça ? Le misérable traître ! Le faux ami ! Le… le… le chien ! » cracha Maugrey en postillonnant sur les draps.
Dumbledore pouffa d'un air amusé.
« Si c'est la seule insulte que vous inspire la situation, je ne suis pas loin de penser qu'elle ne vous est pas si désagréable, mon cher ami, déclara-t-il. Après tout, même si elle s'est exprimée d'une façon des plus inopportunes, l'attention d'un homme tel que Sirius Black est assez flatteuse… »
Au comble de l'indignation, Maugrey poussa un grognement inarticulé. Il ne tarderait pas à avoir retrouvé suffisamment de force pour se lever et traquer Sirius afin de mettre sa menace à exécution.
« Vous le saviez ? demanda-t-il soudain, pris d'un affreux soupçon : après tout, Rogue avait bien eu l'air d'avoir compris, lui.
– Comme à peu près la moitié de l'Ordre, confirma Dumbledore d'un ton léger. Plus quelques autres personnes.
– QUOI ?! »
Le rugissement de Maugrey fit trembler les vitres et fendilla le plâtre du plafond, mais Dumbledore ne parut guère troublé.
« Si cela peut vous réconforter, plusieurs d'entre nous ont essayé de raisonner Sirius, reprit-il, mais vous savez comment il est… Et nous redoutions que, si vous l'appreniez, votre réaction ne soit quelque peu… explosive », ajouta-t-il avec un fin sourire.
Maugrey était atterré, blême de consternation. Tout le monde savait et personne ne lui avait rien dit ! Pas même Remus, pas même Tonks ! Il n'avait donc pas un seul ami au monde ?
« D'autre part, nous savons maintenant que Kreattur a tout raconté à Bellatrix Lestrange, rappela Dumbledore, il est donc tout à fait possible que Voldemort lui-même soit au courant. »
C'était encore pire que ce qu'il croyait. Si l'ennemi aussi avait eu vent de l'affaire, comment Maugrey pourrait-il continuer d'affronter les Mangemorts la tête haute ? Son déshonneur était total. Il se sentait si abattu que sa colère s'était évanouie.
« Allons, Alastor, haut les cœurs ! le reprit Dumbledore. Songez à ce que tout cela signifie.
– Ce que tout cela signifie ? répéta Maugrey d'un ton amer. Ça signifie que je suis la risée des mages noirs, et que mes soi-disant amis m'ont tous poignardé dans le dos !
– Si c'était vrai, vous n'auriez pas manqué de le sentir, nota Dumbledore avec un humour que Fol Œil jugea malvenu. Personne au sein de l'Ordre ne s'est moqué de vous, et Sirius moins que tout autre, assura-t-il d'une voix douce. Souvenez-vous qu'il a passé douze ans à Azkaban : son cerveau en a nécessairement conservé des séquelles. Il n'en reste pas moins que vous lui plaisez beaucoup. »
Maugrey grogna de nouveau, moins fort toutefois qu'auparavant. Il savait très bien qu'il était à peu près aussi séduisant qu'une vieille souche de Snargalouf mal équarrie : si vraiment Sirius en pinçait pour lui, c'est que son cerveau avait dû en prendre un sacré coup !
***
Sirius Black n'avait jamais été du genre à fuir face au danger. Devoir se terrer square Grimmaurd l'avait presque rendu fou furieux ; en fait, il le serait probablement devenu sans sa campagne de séduction de Maugrey, qui avait eu l'immense avantage de lui changer les idées. Maintenant, sa planque était partie en fumée, et le danger se remettait de ses émotions dans la chambre à côté. Sirius lui-même se sentait beaucoup mieux sous ses bandages qui commençaient à le gratter, signe que la cicatrisation de ses blessures avançait. Dans quelques heures, on l'exfiltrerait sans doute vers une nouvelle cachette, et peut-être ne reverrait-il jamais Fol Œil de sa vie : le vieux était têtu comme une mule ; s'il décidait de bouder, rien ne le ferait changer d'avis. Et puis, dans le contexte actuel, la vie de Sirius ou celle de Fol Œil pouvait s'avérer bien plus courte que prévu… Il secoua la tête en soupirant : leur histoire ne pouvait pas se terminer comme ça. Lorsqu'il entendit Dumbledore passer dans le couloir en sifflotant puis descendre l'escalier, sans doute pour aller à la cuisine se faire une tasse de thé, Sirius prit sa décision.
Quelques instants plus tard, la porte de la chambre de Maugrey s'ouvrit et le blessé se glissa dans la pièce.
« Espèce de sale bâtard galeux ! » l'accueillit Fol Œil d'une voix grondante.
Ce n'était pas très gentil mais Sirius en fut plutôt amusé : un corniaud galeux, c'était exactement ce à quoi il devait ressembler. Il avait retiré ses bandages et adopté sa forme de grand chien noir pour rendre visite à Maugrey : des croûtes de sang séché, des lacérations et quelques plaques de chair encore à vif parsemaient son pelage. Ses griffes cliquetèrent doucement sur le parquet tandis qu'il s'avançait vers le lit où Fol Œil s'était assis pour darder sur lui un regard menaçant. La truffe levée vers son ami, Sirius tourna vers lui ses yeux sombres et expressifs de gentil chien en mal d'amour.
« Ne t'imagine pas que tu vas m'avoir comme ça ! » gronda Maugrey en se détournant.
L'animal au regard malheureux commença à gémir doucement, la gueule fermée.
« Par les chaussettes sales de Merlin, tu n'as aucun scrupule ! » s'écria Maugrey.
Sachant qu'il avait gagné, Sirius se mit à remuer la queue. Fol Œil, le vieux sorcier aigri qui se méfiait de tout le monde, n'avait jamais pu résister au grand chien noir : il avait beau savoir ce qui se cachait sous cette apparence, il ne pouvait s'empêcher d'avoir envie de le caresser, de jouer avec lui, bref de le traiter comme un vrai chien. La plupart du temps il se retenait, autant par respect pour son ami que par souci de sa propre réputation ; mais si Patmol lui-même se mettait à lui faire des léchouilles…
« Tu es complètement tordu, tu le sais, ça ? grommela Maugrey tout en grattouillant les oreilles du chien. Encore plus que moi. »
Sirius lança un jappement joyeux et remua la queue de plus belle.
« Albus a raison, Azkaban t'a tourneboulé la cervelle. Ne t'avise plus jamais de recommencer ces petits jeux pervers avec moi, c'est compris ? »
Sirius pleurnicha en le regardant avec ses grands yeux : oui, Fol Œil, c'est compris, promis-juré.
« Bon, souffla le vieil Auror. Maintenant il va falloir qu'on décide ce qu'on fait de toi, et où organiser nos prochaines réunions, mais je ne doute pas qu'Albus ait déjà deux ou trois idées. Et en fait, j'ai d'autres soucis en tête… »
Le regard du chien se fit interrogateur. Maugrey lui tapota le crâne, doucement, en faisant attention à ne pas toucher les zones blessées : gentil toutou, va.
« Tu es un cinglé, Black, mais tu ne cherchais ni à me tuer ni à me rendre dingue – enfin, je crois, déclara Fol Œil d'un air sombre. Les autres, par contre… Ils se sont tous bien payé ma tête, et ils n'ont pas l'excuse d'être fêlés. Donc… »
Il s'interrompit pour adresser au chien un sourire torve qui accentua l'asymétrie de son visage couturé de cicatrices.
« Ils vont me le payer », conclut-il, et la queue de Sirius se remit à battre.