Contre-attaque
« Bien, grogna Maugrey d'un ton satisfait. Récapitulons. »
Sirius s'éclaircit la gorge avant de lire tout haut la liste qu'il avait sous les yeux.
« Albus, Remus, Arthur, Tonks et Rogue… Tu es vraiment sûr, pour Remus et Tonks ? Je dois dire que ça me gêne un peu…
– Bien sûr que je suis sûr, affirma Fol Œil d'un ton sans réplique. Et Potter ?
– Hors de question, dit fermement Sirius. Harry n'est pour rien dans cette histoire. Le pauvre a déjà tellement de soucis, comment voulais-tu qu'il réagisse alors que Dumbledore lui-même m'a laissé continuer ?
– Ne t'emballe pas, je demandais juste par acquit de conscience, l'apaisa Maugrey. Granger, alors ?
– Elle a vraiment essayé de me convaincre d'arrêter, soupira Sirius. Comme Remus, mais avec plus de conviction. Sans doute qu'elle ne me connaît pas encore assez, fit-il avec un rictus.
– D'accord, on laisse Granger tranquille. Je pense que le compte y est. »
Sirius haussa un sourcil.
« Tu n'oublies pas quelqu'un ? s'étonna-t-il.
– Qui ça ?
– Abe. Lui aussi, il savait.
– Mmh, marmonna Maugrey dans sa barbe rase. Non.
– Quoi ? s'étrangla Sirius. Pourquoi pas ?
– Parce que.
– Tu ne vas pas me dire qu'Abelforth Dumbledore te fait plus peur que son grand frère ? fit Sirius d'un ton railleur.
– Bien sûr que non, grommela Maugrey.
– Alors, quoi ? Pourquoi les autres et pas lui ? » insista Sirius.
Le vieux sorcier se contenta de détourner le regard et de croiser les bras sur sa poitrine, la mine obstinée, s'enfermant dans le silence. Sirius le scruta un instant les yeux plissés, puis hocha la tête.
« Oh, je vois… Abelforth, hein ? Ce bon vieil Abe… Je n'avais vraiment aucune chance », conclut-il avec un sourire plein de sous-entendus.
Maugrey ne répliqua pas mais, sous les cicatrices qui couturaient son visage usé, il sembla que ses pommettes avaient soudain rosi.
Ils tenaient conseil dans le nouveau refuge de Sirius : le sous-sol de la Cabane hurlante. Une solution plus que provisoire, avait assuré Dumbledore en l'y installant, car trop proche de Pré-au-Lard ; en outre, un endroit pareil ne pouvait servir de quartier général à l'Ordre, car le voisinage remarquerait tout de suite un afflux inhabituel de visiteurs. Sirius s'y trouvait plutôt à son aise, tout compte fait, grâce aux aménagements magiques intérieurs qui le tenaient bien au chaud et au sec, ainsi qu'à l'ameublement de bric et de broc issu des contributions de ses amis. Abelforth le ravitaillait en nourriture et, en cas de besoin, il n'était pas loin de Harry, même si ce dernier l'ignorait – tout le monde avait été d'accord avec Rogue pour convenir que ce n'était pas une bonne idée que le garçon sache son parrain adoré à moins d'une heure de marche de Poudlard, même Sirius, bien qu'il se soit gardé de le dire.
« Tu sais ce que je pense ? demanda soudain Maugrey en décroisant les bras.
– J'en ai une petite idée, répondit Sirius avec son demi-sourire grivois, mais je préfère ne pas creuser la question, ou je ne pourrai plus regarder Abe en face.
– Imbécile ! gronda Fol Œil en rosissant de plus belle. Je me disais qu'il y avait peut-être deux autres noms à rajouter à notre liste.
– Kreattur est en dépression, lui rappela aussitôt Sirius. Pour le deuxième, je ne vois pas qui c'est. »
Maugrey secoua la tête en signe de dénégation.
« Je ne pensais pas à Kreattur. »
Un sourire étira ses lèvres, bien plus sinistre que grivois celui-là.
« Il y a deux autres personnes qui savaient, marmonna-t-il. Bien sûr, on ne pouvait pas s'attendre à ce que celles-là interviennent en ma faveur, mais ce serait dommage de ne pas les inclure dans la boucle. Vraiment dommage. »
Sous le regard interrogateur de Sirius, l'ancien Auror inscrivit deux noms supplémentaires au bas de la liste manuscrite. Quand il eut déchiffré l'écriture serrée de Fol Œil, le visage de Sirius afficha une expression de totale stupéfaction, bientôt effacée par un amusement béat qui le faisait rajeunir d'une bonne vingtaine d'années. Il éclata d'un rire rauque et tapa dans le dos de son complice.
« Par le voile de Morgane et le caleçon de Merlin, Fol Œil, tu es encore plus cinglé que moi ! »
***
L'idée, toute bête, était venue de Sirius, qui du temps de sa glorieuse adolescence était un expert en sales coups – en tours pendables, comme disait sa mère, ou en tours de cochon selon son père qui avait une aversion particulière pour cet animal. Leur imposture ne ferait pas long feu, ils le savaient tous les deux, mais ce n'était pas grave : la seule chose qui comptait, ce serait ces quelques instants d'horreur pendant lesquels leurs victimes seraient convaincues de la véracité de ce qu'elles auraient sous les yeux. D'horreur, ou d'espoir… Leur seul regret était de ne pas pouvoir y assister.
Pour brouiller les pistes, certains hiboux partirent du bureau de Pré-au-Lard, d'autres de la poste sorcière centrale de Londres, ou PSC. Leurs destinataires comprendraient sans doute très vite qui en était vraiment l'auteur : après le premier choc viendrait le soulagement – ou, pourquoi pas, la désillusion – mais Sirius comme Maugrey étaient prêts à parier que personne n'aurait le mauvais goût de se plaindre de cette petite vengeance, après ce que le vieux sorcier avait subi pendant des mois au grand amusement de tous.
C'était une bonne chose, finalement, d'avoir laissé de côte Potter et Granger : Fol Œil n'aurait pas su à quel endroit de la boucle les insérer. En plus, ils étaient mineurs. Par contre, les deux autres… Maugrey ricanait d'avance en imaginant leur tête quand chacun d'entre eux recevrait sa lettre ; il n'était pas peu fier de son idée.
Abelforth n'approuverait sûrement pas, songea-t-il soudain en attachant une enveloppe en parchemin à la patte qu'un hibou de la PSC lui tendait avec nonchalance. Il n'avait jamais été favorable aux vendettas. Il dirait sans doute que c'était une escalade dans l'absurdité, ou une plongée dans les abîmes de la bêtise, mais il n'avait jamais eu beaucoup d'humour. Et même si Fol Œil avait beaucoup d'estime pour lui – vraiment beaucoup d'estime – pour rien au monde il n'aurait renoncé à sa vengeance. Surtout mitonnée à la façon Sirius. Ah, ils avaient ri à ses dépens ? Eh bien, maintenant, c'est lui qui allait rire.
« Chacun son tour », grommela tout bas Maugrey en expédiant le dernier hibou.