Coup de Jarnac
Sirius et Fol Œil célébraient joyeusement leur victoire dans le sous-sol de la Cabane hurlante. À la demande de Maugrey, auquel il ne pouvait apparemment pas refuser grand-chose, Abelforth leur avait procuré deux packs de Bave de Gnome, la bière fétiche de La Tête de Sanglier, ainsi qu'un énorme et appétissant gâteau au chocolat. Noble cœur, son aîné y avait ajouté un flacon d'une excellente cuvée de whisky Pur Feu.
« Un grand homme, Dumbledore ! déclara Sirius en levant son verre, déjà plus très sûr, après quatre bières, de savoir duquel des deux frères il parlait.
– Et un très grand whisky ! » renchérit Fol Œil.
Arthur et Remus avaient réagi avec beaucoup moins de philosophie à leur canular épistolaire. Lupin traitait Sirius avec une certaine froideur, mais le loup-garou ne restait jamais fâché bien longtemps. Arthur s'était gardé de tout commentaire ; Molly, en revanche, ne s'était pas privée de venir sonner les cloches des deux « gamins attardés » aux blagues « encore plus stupides que celles de Fred et George ». Et Tonks leur avait envoyé une Beuglante ; cela dit, comme le courrier hurleur s'achevait sur un éclat de rire, Sirius et Fol Œil se doutaient que, de ce côté-là, ils étaient pardonnés.
« Rogue est encore vivant, à ce qu'il paraît, commenta Maugrey en se coupant une part de gâteau. J'aurais cru que cette mégère de Lestrange lui arracherait la tête.
– Qui sait ? Le billet doux de Servilus a peut-être éveillé chez elle une passion torride ? plaisanta Sirius entre deux bouchées. Si c'est le cas, je le plains sincèrement. Cette chère cousine Bella est une vraie… »
Il s'interrompit soudain, les yeux dans le vague. Maugrey, qui n'avait pas touché à son gâteau, le scruta avec attention.
« Quelque chose ne va pas ? » demanda l'ex-Auror.
S'il avait été dans son état normal, le ton de Fol Œil aurait aussitôt éveillé la méfiance de Sirius, de même que le rictus sinistre qui tordait un peu plus son visage couturé. Mais il était déjà trop tard pour l'évadé d'Azkaban : son pouls s'emballait, la fièvre lui dévorait les tempes, son cœur battait à en exploser et ses entrailles brûlaient littéralement. L'œil exercé de Maugrey – le normal comme le magique – repéra aussitôt la rougeur des pommettes, la dilatation des pupilles, la légère sueur au front et le tremblement impatient des mains posées sur la table. « Beau travail », songea Maugrey, appréciateur, « très beau travail ».
« Excuse-moi, mon vieux, dit Sirius d'une voix tendue en léchant ses lèvres soudain sèches, il faut que j'aille…
– Nulle part, mon vieux, l'interrompit Fol Œil. Reprends plutôt une part de gâteau.
– Tu ne comprends pas ! s'emporta Sirius en se levant brusquement, les joues empourprées. Qu'est-ce que tu peux savoir de…
– Au contraire, je comprends très bien, ronronna Maugrey, apaisant. Et je sais que, dans ce genre d'affaire, il faut faire preuve de tact. Surtout dans ta situation. »
Sirius se rembrunit.
« Comment ça, ma situation ?
– Un fugitif, descendant d'une famille qui n'a de noble que le nom, énuméra Maugrey, et plus de la première jeunesse, excuse-moi de te le dire… »
La mine déconfite de Sirius lui fit presque pitié. Le sorcier baissait les yeux sur sa robe, une vieillerie élimée prêtée par Arthur, même pas à sa taille ; il passa une main dans ses longs cheveux noirs, songeant qu'ils auraient eu bien besoin d'un shampoing et d'une nouvelle coupe. Mais comment voulez-vous faire du shopping en étant recherché mort ou vif ? Sans parler d'aller chez le coiffeur… Maintenant qu'il y pensait, son look ressemblait terriblement à celui de Rogue. Quelle horreur !
« Je ne peux pas me montrer comme ça ! se lamenta-t-il en retombant sur sa chaise, les épaules basses.
– Non, en effet, approuva Fol Œil. Mais tu peux déjà écrire, et il se trouve que j'ai justement une chouette sur moi », déclara-t-il en sortant de la poche de sa cape une jeune effraie ébouriffée, à peine plus grande que Coq, le hibou du plus dadais de ces dadais de jeunes Weasley.
Le regard de Sirius s'illumina.
« Tu as raison ! s'écria-t-il, ragaillardi. Je peux écrire… Merci, Al, tu es vraiment un frère !
– Qu'est-ce que je ne ferais pas pour mon vieux pote Sirius ? » répliqua noblement Maugrey avec un sourire de mauvais augure.
***
La petite effraie eut la bonne idée de venir toquer à la fenêtre du dortoir des filles, aussi Hermione n'eut-elle pas à mentir pour détourner la curiosité de Harry et Ron. Lavande et Parvati lui posèrent bien quelques questions, mais elles se calmèrent quand Hermione leur fit lire la lettre. Jamais personne ne leur avait envoyé un tel courrier, à elles, et il était probable que jamais personne ne le ferait. Hermione ne soupçonnait pas un tel talent littéraire – et érotique – chez Sirius Black.
Bien qu'il ait conservé assez de bon sens pour ne pas signer la missive de son nom, elle savait très bien qu'il en était l'auteur, et pour cause : c'était elle qui avait versé le philtre d'amour. Le plan de Maugrey prévoyait qu'elle en vole dans l'armoire de Rogue, mais Hermione doutait que son professeur conserve ce genre de potion en-dehors des cours. C'était de toute façon plus amusant de le préparer elle-même, et plus enrichissant intellectuellement ; de plus, la potion étant au programme de la sixième année, elle prenait ainsi un peu d'avance. Cela n'avait pas présenté de difficulté majeure dès lors que Maugrey lui avait envoyé les quelques ingrédients qui lui manquaient. Mimi Geignarde, en pleine crise de dépression aiguë, n'était même pas venue voir ce qu'Hermione trafiquait dans ses toilettes.
Elle n'avait eu ensuite qu'à ajouter le philtre au glaçage du gâteau que les elfes de Poudlard avaient réalisé à sa demande sans poser de question – en contrepartie, elle avait dû promettre de ne plus faire circuler de tracts de la S.A.L.E., ce qui ne lui plaisait guère, mais il fallait ce qu'il fallait. Comment Maugrey avait-il convaincu Abelforth Dumbledore de faire passer ce gâteau pour le sien, elle l'ignorait. Pour la santé du vieil Auror, elle espérait qu'il ne lui avait pas caché sa nature de piège parce que, dans le cas contraire, la colère du patron de La Tête de Sanglier serait dévastatrice.
Elle espérait aussi qu'une fois redescendu sur terre, Sirius retiendrait la leçon. On ne jouait pas impunément avec la santé mentale de ses amis. Et on ne négligeait pas les mises en garde d'Hermione Granger. Non, mais !
Elle espérait enfin que la jalousie de Parvati et Lavande ne les empêcherait pas de colporter la nouvelle : Hermione avait un admirateur, un homme plus âgé auquel elle inspirait des pensées aussi tendres qu'audacieuses. Les autres filles de l'école en seraient vertes, l'affreuse Parkinson la première ; Malefoy s'en étoufferait de stupeur indignée, et Ron en tomberait malade. Sans la lettre, qu'Hermione avait cachée là où personne ne la trouverait, Harry ne devinerait jamais ce qui s'était passé, mais même lui ne pourrait s'empêcher de se creuser la cervelle, ce qui le distrairait un peu de ses pensées moroses. La vengeance de Maugrey n'avait rien de noble et ne concernait pas Poudlard, mais elle donnerait à tous les élèves avides de ragots un bel os à ronger.