Opération spéciale

« Sirius, tu ne te rends pas compte ! Tu vas y laisser ta peau ! »

Dans la cuisine du 12, square Grimmaurd, Remus Lupin versait du dictame sur les plaies de son ami. Lorsqu'il avait vu Sirius rentrer sanglant d'une énième expédition nocturne strictement déconseillée par Dumbledore, il avait cru qu'il venait de réchapper à une attaque de Mangemorts. Ça n'aurait rien eu d'étonnant : après douze années passées derrière les barreaux, l'évadé d'Azkaban était plus qu'impatient d'en découdre avec ses éternels ennemis. Il supportait mal de rester enfermé jour après jour dans cette sinistre maison avec pour seule compagnie cet elfe sinistre, à attendre que les membres actifs de l'Ordre du Phénix lui apportent les dernières nouvelles, quand ce n'était pas Rogue qui venait le narguer.

Lupin était justement en train de confier à Dumbledore à quel point il s'inquiétait pour Sirius. Non content de piaffer d'impatience chaque fois que les autres mettaient leur cape pour quitter le quartier général en le laissant derrière, il semblait depuis quelque temps avoir une idée derrière la tête. Même pendant les réunions de l'Ordre, Sirius se montrait rêveur, distant, comme occupé à tirer ses propres plans. Cela ne lui ressemblait pas. Lupin craignait qu'il se soit décidé à accomplir un coup d'éclat solitaire destiné à lui redonner toute sa place au sein de l'Ordre, tout en clouant une bonne fois pour toutes le bec de Severus – ce qui n'aurait pas été une mauvaise chose. Les craintes du loup-garou n'avaient éveillé chez Dumbledore qu'un curieux petit sourire, comme si lui savait très bien ce qui trottait dans la tête de Sirius. C'est alors que ce dernier était apparu sur le seuil de la cuisine, échevelé, hors d'haleine et couvert de sang. Après l'avoir fait asseoir, Dumbledore l'avait rapidement examiné afin de s'assurer qu'il ne souffrait d'aucune blessure grave.

« Tss, tss, avait-il sifflé en tamponnant les égratignures sur son crâne avec un linge humide. Je vous avais prévenu, mon garçon. Vous vous attaquez à trop forte partie.

- Je l'aurai, un jour ! Je l'aurai ! » avait assuré Sirius d'un ton convaincu.

Lupin avait naturellement voulu savoir à qui Sirius s'en était pris pour récolter de telles estafilades, heureusement sans gravité.

« Ma foi, ce n'est pas à moi de vous expliquer la chose, avait déclaré Dumbledore d'un ton quelque peu solennel. Mais je ne vais pas non plus vous aider à mentir pour dissimuler votre inconséquence, ajouta-t-il à l'adresse de Sirius avec dans les yeux un pétillement amusé. Vous étiez averti : maintenant, c'est à vous d'assumer vos actes devant vos amis. Si toutefois vous l'osez.

- Je ne vois pas pourquoi j'aurais honte ! repartit Sirius avec une pointe d'agressivité.

- Il ne s'agit pas d'avoir honte de ce que vous êtes, précisa Dumbledore d'une voix douce. Merlin, Circé, Morgane et tous nos ancêtres mythiques savent que je serais mal placé pour vous jeter la pierre, s'il y avait une pierre à jeter. Mais cela vaut-il la peine de risquer votre vie ? »

Les lèvres de Sirius s'étaient étirés en un demi-sourire lourd d'un sens que Lupin ne comprit pas.

« Je vous le dirai quand j'aurai réussi. »

Après quoi Dumbledore les avait quittés pour regagner Poudlard, non sans avoir préalablement émis un petit rire qui acheva de surprendre Lupin : c'était à croire que le vieux sorcier trouvait l'escapade de Sirius amusante, lui qui, recherché par le ministère, traqué par les Détraqueurs et en bonne place sur la liste noire des Mangemorts, tentait le diable chaque fois qu'il posait un orteil hors du quartier général !

Devant l'inquiétude de son ami, Sirius avait bien été contraint d'avouer : non, il n'était pas sorti se battre avec des Mangemorts. Oui, c'était bien un maléfice de défense qui l'avait frappé, couvrant son visage et son corps de griffures comparables à celles d'un chat très en colère. Son auteur, un ancien Auror à présent retraité, n'avait pas apprécié que Sirius s'introduise sans autorisation dans son domicile.

« Je croyais qu'il était sorti, expliqua ce dernier. Tonks et ses parents l'avaient invité à passer la soirée chez eux pour fêter son anniversaire, mais il est rentré plus tôt que prévu. J'ai pu filer de justesse avant qu'il comprenne que c'était moi, mais il a réussi à me toucher. Le vieux a encore des réflexes !

- Mais qu'est-ce que tu allais faire chez Maugrey en pleine nuit, et en son absence en plus ? s'étonna Lupin.

- Je te l'ai dit, c'était son anniversaire : je voulais déposer un cadeau sur son oreiller, expliqua Sirius d'un air dégagé.

- Sur son oreiller ? répéta Lupin, hébété. Et pourquoi t'être enfui ? Pourquoi tu ne lui as pas dit que c'était toi, au lieu de le laisser croire à une attaque ? Il aurait pu te tuer !

- Je pense qu'il n'est pas encore mûr pour que je me dévoile », déclara Sirius.

La suite de l'explication laissa Lupin pantois : pour on ne sait quelle raison obscure probablement héritée des traumatismes subis à Azkaban, Sirius, l'un des hommes les plus séduisants qu'il connaisse, s'était mis en tête de séduire Maugrey Fol Œil, lui-même l'un des sorciers les plus abîmés et les plus cinglés du pays. Et pour une raison encore plus obscure qui devait trouver sa source dans quelque morbide sentiment de culpabilité, sa stratégie reposait sur des offrandes anonymes qui ne pouvaient que paraître hautement suspectes à l'ancien Auror paranoïaque. Si encore il s'était contenté de les envoyer par hibou ou de les déposer sur le pas de la porte...

« Déjà fait, balaya Sirius. La répétition tue la passion, Remus. Et puis, tu vois, à chaque étape, je me rapproche un peu plus...

- Sirius, tu ne te rends pas compte ! Tu vas y laisser ta peau ! »

Avec un soupir, Sirius leva les yeux au ciel.

« Évidemment qu'il y a un risque, sinon ça n'aurait aucun intérêt ! s'exclama-t-il. La vie, ce n'est pas passer son temps à préserver son petit confort ! Si tu ne prends aucun risque, tu ne vivras jamais rien d'important, rien qui ait du sens. C'est valable pour toi aussi, Remus ! »

Lupin ne releva pas. Il savait que Sirius avait remarqué que Tonks avait le béguin pour lui. Il n'avait aucune envie que ce risque-tout se mette à jouer les entremetteurs.

« Alors, tu ne vas pas laisser tomber ? demanda-t-il en rebouchant le flacon de dictame.

- Jamais, tant que je n'aurai pas eu ce que je veux, répondit Sirius. Tu sais que c'est comme ça que je fonctionne. »

Il renfila sa robe avec précaution, grimaçant au contact du tissu sur sa peau encore sensible. Lupin secoua la tête.

« Je ne te comprends pas, soupira-t-il. Ta vie n'était pas déjà assez compliquée et dangereuse comme ça, il a fallu que tu te lances dans cette romance impossible – ce défi impossible. Parce que c'est bien de ça dont il s'agit, en fin de compte. N'espère pas me faire croire que tu as des sentiments.

- Je n'en ai pas l'intention, répliqua tranquillement Sirius. Mais qu'est-ce que tu veux, c'est plus fort que moi : j'adore me mettre en chasse.

- Tu ne seras jamais raisonnable, constata Lupin avec résignation.

- Jamais », confirma Sirius dans un sourire.