Guet-apens
Il était rare que Maugrey Fol Œil demande de l'aide, surtout depuis qu'il avait quitté le service actif. Un paisible retraité n'était pas censé se retrouver dans le collimateur des mages noirs, après tout ! Mais là, la situation était grave, très grave. D'abord, il y avait eu le bouquet de roses piégées, ensuite les chocolats empoisonnés, puis on avait tenté de lui embrouiller l'esprit avec une mélodie ensorcelée, et enfin quelqu'un s'était introduit jusque dans sa chambre en perçant ses défenses : de toute évidence, il avait affaire à un sorcier très talentueux doublé d'un dangereux maniaque.
Albus lui riait au nez, Remus ne voulait rien savoir, Arthur le taxait – à mots couverts – de paranoïa galopante et il n'osait même pas en parler aux autres : il se méfiait de la moitié des membres de l'Ordre, et il se doutait que l'autre moitié aurait peu ou prou la même réaction qu'Arthur, avec peut-être moins de délicatesse. Sauf Sirius, sans doute : lui avait tellement besoin d'action qu'il aurait été prêt à croire n'importe quoi pourvu que cela débouche sur une bonne bagarre. Mais il n'en était pas question. Sirius devait rester cacher, pour sa sécurité comme pour celle de l'Ordre. Il en savait trop pour qu'on prenne le risque de le voir tomber aux mains de l'ennemi.
Il ne restait donc plus que la gamine. Fol Œil avait toute confiance en elle. Elle était compétente, enthousiaste et toujours prête à rendre service ; bien formée avec ça, grâce au talent d'éducateur de Maugrey lui-même qui l'avait encadrée pendant son apprentissage du métier d'Auror. Elle l'avait écouté avec attention, sans se moquer de lui ni mettre en doute sa version des faits. Après quoi, elle avait posé ses bagages chez lui, dans la chambre d'ami qui ne servait jamais, prête à cueillir son persécuteur s'il lui reprenait l'envie de passer à l'attaque. Et tout aguerri qu'il fût, Maugrey se sentait rassuré de l'avoir auprès de lui.
***
Assise dans le petit lit très dur que Fol Œil réservait à ses hypothétiques invités, Tonks réfléchissait, le menton sur les genoux. C'était tout de même une drôle d'affaire, ce qu'il lui avait raconté. Les premiers épisodes pouvaient presque passer pour de maladroites tentatives de séduction, mais la suite prenait un tour plus inquiétant : cette étrange sérénade depuis les buissons du jardin et, surtout, l'effraction perpétrée en l'absence de Maugrey... Elle ne comprenait pas pourquoi ni Dumbledore ni Remus ne prenaient les choses au sérieux.
Tonks fronça les sourcils, sentant que la pensée de Remus avait fait virer ses cheveux au châtain terne qu'elle détestait tant. Elle ne voulait pas penser à lui en ce moment. Ça lui faisait trop de peine. C'était un loup-garou qui avait à peu près dix ans de plus qu'elle, et alors ? Quelle importance cela pouvait-il bien avoir ? Il prenait la Tue-Loup, non ? Et il y avait pire, comme différence d'âge. Il n'était peut-être tout simplement pas intéressé, mais n'osait pas le lui dire pour ne pas la blesser. Eh bien, c'était raté. Elle reconnaissait volontiers qu'elle manquait de subtilité dans son approche. Peut-être était-ce cela qui le rebutait, peut-être paraissait-elle trop gamine à ses yeux, trop inexpérimentée...
« Stop ! s'intima-t-elle à voix basse. Pas maintenant, j'ai dit ! »
Maintenant, il fallait se concentrer. L'ennemi invisible de Fol Œil pouvait revenir à tout moment, et elle devait être prête à l'affronter à ses côtés.
***
« Alastor ! Alasto-or ! »
La voix était langoureuse, et comme Maugrey piquait du nez sur son oreiller, il crut pendant un instant qu'il s'agissait du début d'un rêve. Mais, très vite, son instinct d'Auror le réveilla et il se redressa sur son lit, les yeux grands ouverts dans le noir, baguette brandie, le cœur battant la chamade.
« Alastor ! Lasty, tu es là ? »
Cette voix profonde, ces intonations aguichantes : c'était glaçant. Des pas légers dans le couloir, trois coups frappés à la porte suivis du mot de passe dont ils étaient convenus l'informèrent que Tonks passait à l'action.
« Bonne chance, gamine », grogna Maugrey à voix basse en se glissant hors du lit.
Aussi silencieuse qu'une ombre, Tonks descendit l'escalier et traversa la cuisine. Fol Œil avait veillé à éliminer tout obstacle du parcours qu'elle aurait à faire jusqu'à la porte-fenêtre donnant sur le jardin, histoire d'éviter qu'elle se prenne les pieds dans un tapis au mauvais moment. Blottie contre le mur à côté de la porte-fenêtre entrouverte, elle scruta les arbres et les massifs de fleurs tout en veillant à rester hors de vue. Baguette prête, un sort sur le bout de la langue, elle attendait qu'un mouvement dans l'obscurité du jardin lui indique où viser.
« Je suis là, crapule ! entendit-elle Fol Œil beugler depuis sa fenêtre. Viens me chercher si tu l'oses, espèce de dégonflé ! Sang de navet ! Fils de troll ! »
Il distrayait l'ennemi pendant que Tonks prenait position, le provoquait pour mieux le pousser à se trahir. Elle s'accroupit, puis rampa sur le sol pour placer son œil et sa baguette dans l'interstice entre les deux panneaux de la porte-fenêtre : un angle de tir idéal.
« Allez, montre-toi, marmonna-t-elle entre ses dents. Fais le malin, bouge un peu pour voir. »
- Tu veux me voir ? lança l'intrus comme pour lui répondre, mais c'était évidemment à Maugrey qu'il s'adressait. Ouvre grand ton œil, tu ne vas pas être déçu ! »
Tout à coup, un faisceau de lumière sorti de nulle part illumina l'espace entre deux arbres du jardin. Il avait été soigneusement positionné pour éclairer un corps revêtu d'une robe de sorcier noire tout en laissant le visage dans l'ombre. Peu importait : pour Tonks, cette cible illuminée était du pain béni. Avant qu'elle ait pu prononcer la moindre formule, toutefois, une musique s'éleva et le corps commença à bouger. Le spectacle qui s'ensuivit la sidéra à un point tel qu'elle en oublia jusqu'à la raison de sa présence ici, sur le sol de la cuisine de Maugrey Fol Œil.
Baby take off your coat
Real slow
And take off your shoes...*
La voix enregistrée du chanteur était rocailleuse et la musique sensuelle, mais pas autant que les mouvements de l'homme dans le halo de lumière, qui se déhanchait lentement tout en dégrafant le col de sa robe. Tout en dansant, il ouvrit son plastron, retira une manche après l'autre et laissa glisser le haut du vêtement jusqu'à sa taille, dévoilant des bras et un torse bien dessinés. Son visage toujours dissimulé dans l'ombre, il accentua le mouvement de ses hanches en s'attaquant à la partie inférieure de la robe.
Accroupi derrière sa fenêtre, Maugrey n'en croyait pas son œil magique. Était-il victime d'une hallucination ? Qu'est-ce qui pouvait bien l'avoir provoquée ? Tonks voyait-elle la même chose que lui, ou sa position la mettait-elle à l'abri de cette nouvelle manœuvre ? Qu'attendait-elle pour passer à l'attaque ?
La robe de sorcier noire formait un petit tas sur le sol. De la même manière, l'homme sans visage quitta ses chaussures et continua d'onduler langoureusement, ses mains caressant à présent la ceinture de son boxer violet. Tonks avait cessé de respirer depuis le début de la chanson et ne pensait toujours pas à reprendre son souffle...
« INCENDIO ! »
Le rugissement de Maugrey roula comme le tonnerre tandis qu'un jet de flammes jaillissait de sa fenêtre pour frapper le torse de l'homme sans visage qui s'écroula dans les buissons avec un glapissement aigu. La musique s'arrêta, la lumière s'éteignit et Tonks bondit de sa cachette, fonçant vers les buissons qui prenaient déjà feu.
« Aguamenti ! s'écria-t-elle en pointant sa baguette vers les flammes. Lumos ! » ajouta-t-elle, curieuse de voir à quoi ressemblait ce bien étrange persécuteur.
Avachi dans les buissons fumants, l'homme contemplait son torse où apparaissaient des cloques luisantes certainement très douloureuses. Il repoussa en arrière les longs cheveux noirs qui lui tombaient sur le front et lança à Tonks un regard mi-contrit, mi-amusé.
« Salut, cousine ! Comment ça va ? »
Stupéfaite, abasourdie, tétanisée, Tonks fut incapable de prononcer le moindre mot.
« Ne le répète pas à Remus, s'il te plaît, dit-il d'un ton badin, comme si tout était parfaitement normal. Il me ferait son regard à la je-te-l'avais-bien-dit, et j'ai horreur de ça.
- Tonks ! Tu l'as trouvé ? »
Maugrey avait descendu l'escalier en clopinant sur sa jambe de bois et traversait la cuisine au galop. Il n'allait pas tarder à débouler dans le jardin.
« Il vaut mieux que je file, décréta le blessé en tirant sa baguette de sa chaussette. Je t'expliquerai plus tard, promis. Ou Remus le fera. Il est très fort pour les explications. Allez, à plus dans le bus, comme on dit chez les Moldus ! »
Il disparut au moment même où Maugrey s'étalait par terre derrière Tonks, sa jambe de bois s'étant prise dans une racine.
« Saleté de cochonnerie de nom de Zeus de... Où est-il, gamine ? Je l'ai touché, hein ? Je l'ai eu ? »
Ramassé sur le sol, Fol Œil scrutait l'obscurité, pointant sa baguette dans toutes les directions de la rose des vents. Tonks avala sa salive.
« Il a filé, dit-elle en s'efforçant de dissimuler l'étendue de sa surprise. Je n'ai pas pu l'en empêcher. Désolée, Fol Œil.
- Mais tu l'as vu ? Tu l'as reconnu ? » insista son mentor d'un ton pressant.
Tonks se mordit la lèvre et secoua la tête. La déception de Maugrey le disputait à sa rage de voir son ennemi lui échapper une fois de plus.
« Gredin ! Fripouille ! Je t'aurai un jour, et tu comprendras ta douleur ! » maugréait-il en boitillant vers la cuisine au côté de la jeune Auror.
Tonks avait vraiment hâte que quelqu'un lui explique ce qui se passait. Elle ne savait pas bien ce qui la retenait de tout raconter à Fol Œil, sinon la certitude qu'il risquait de massacrer son cousin avant d'avoir lui-même compris la raison de cette persécution.
Elle avait hâte, aussi, de se retrouver loin de la présence de son mentor. Elle n'aimait pas lui mentir, c'était déloyal. Et dangereux. Elle n'était pas spécialement douée pour la dissimulation, surtout auprès de ceux qui la connaissaient bien. Dès que Maugrey aurait retrouvé ses esprits, il s'apercevrait qu'elle lui cachait quelque chose.
Mais surtout, elle avait hâte de chasser de son esprit l'image ô combien gênante de Sirius Black se déhanchant sur une musique de strip-tease, uniquement vêtu d'un caleçon violet et de chaussettes assorties.