Interrogatoire
Severus Rogue, qui n'avait rien d'un homme modeste, tirait une profonde fierté de son talent de legilimens, bien qu'à la vérité fort peu de gens en soient au courant. Cette aptitude, complexe à maîtriser et donc rare chez les sorciers, lui était fort utile dans sa mission d'espion ; il se gardait bien de l'utiliser sur le Seigneur des Ténèbres en personne, mais il était assez habile pour s'en servir sur ses camarades Mangemorts sans que ceux-ci s'en aperçoivent. Il soupçonnait tout de même que quelques-uns en avaient connaissance, à commencer par le Seigneur des Ténèbres lui-même : en réalité, il ne le lui avait pas vraiment caché. La meilleure chose à faire quand on voulait dissimuler des secrets à un sorcier capable de pénétrer dans votre esprit, c'était – il le savait d'expérience – de lui en laisser voir le plus possible tout en déformant juste ce qu'il fallait de vérité ; de cette façon, vous risquiez beaucoup moins d'attirer l'attention sur les défenses mentales érigées autour de ce que vous teniez absolument à lui cacher. Par exemple, plutôt que d'occulter complètement ses capacités de legilimens, Rogue préférait faire croire au Seigneur des Ténèbres qu'il les utilisait uniquement par plaisir, en bon Serpentard conscient que « savoir, c'est pouvoir » et légèrement enclin au voyeurisme. Il n'était pas impossible que le Maître en ait informé Bellatrix, car elle s'était remise à pratiquer activement l'occlumancie.
Bien entendu, il n'était pas censé faire usage de son talent sur les membres de l'Ordre du Phénix. Le Seigneur des Ténèbres croyait qu'il craignait de se faire surprendre par Dumbledore et, au demeurant, qu'il n'avait pas besoin d'espionner l'esprit des autres membres pour connaître leurs plans – ce qui était exact. Et Dumbledore lui faisait confiance pour refréner ses mauvais instincts. Mais qu'y avait-il de mauvais à profiter des dons dont la nature vous avait gratifié ? Tout le monde passait son temps à essayer de voir au-delà de ce que les autres disaient et faisaient pour comprendre ce qu'ils pensaient réellement. Il ne s'agissait pas de curiosité malsaine – pas uniquement. Parfois, cela pouvait avoir une importance vitale. Dans toute communication, il y avait une importante perte d'information entre ce que voulait dire l'émetteur, ce qu'il disait effectivement, ce qui était perçu par le récepteur, puis compris et restitué : dans un contexte à haut risque tel que celui dans lequel il évoluait, mal comprendre une information pouvait compromettre la réalisation d'un plan, la sécurité de quelqu'un, voire la survie du groupe tout entier. En fait, il aurait été irresponsable de ne pas exploiter son talent.
Raisonnablement convaincu d'être dans son bon droit – ce qui, à la vérité, lui importait peu tant qu'il ne se faisait pas prendre – Rogue avait pris l'habitude de sonder ceux de son entourage dont l'esprit béait si ouvertement que c'en était une provocation. Il avait ainsi découvert sans trop de peine la tendre passion de Tonks pour Lupin – à vomir – et l'attirance mêlée de gêne de Lupin envers Tonks – pitoyable. Il lui arrivait d'être littéralement submergé par l'inquiétude de Molly Weasley pour ses enfants, son mari, le monde des sorciers et, naturellement, Potter : épuisant. Il connaissait par cœur le catalogue des vices réels et fantasmés de Mondingus Fletcher, qui s'avérait plutôt divertissant. Il y avait toutefois quelques esprits dont il se tenait soigneusement à distance : Dumbledore, bien sûr – de toute façon, il était sûrement inutile de tenter quoi que ce soit de ce côté-là – Maugrey et ses réflexes potentiellement mortels, et Black. Non qu'il eût déplu à Rogue de découvrir quelques-uns de ses secrets les plus inavouables ; mais cela aurait nécessité une exploration profonde à laquelle il rechignait car elle aurait risqué d'exhumer toute sorte de souvenirs désagréables. Rogue n'avait pas besoin qu'on lui rappelle la façon dont Black et ses amis l'avaient traité. Il le haïssait déjà bien assez comme ça.
Le problème, c'est que, ces temps-ci, le comportement de Black était devenu étrange, et même plus qu'étrange. Il s'était mis à sortir seul pour aller on ne savait où, alors qu'il était recherché par toutes les factions de cette guerre larvée – bon, peut-être Rogue l'y avait-il un peu poussé par ses sarcasmes et ses insinuations. Il était rentré plusieurs fois blessé sans que l'on sache vraiment ce qui lui était arrivé – certes, Rogue se fichait pas mal qu'il perde un œil ou ses quatre membres lors d'une escarmouche. À côté de ça, il faisait preuve d'un détachement inaccoutumé chez quelqu'un qui, d'habitude, tournait et grondait comme un lion en cage ; il se montrait enjoué, volontiers farceur – pas avec lui, tout de même, mais son agressivité avait chuté à un niveau proche de zéro. Ce n'était pas normal. Ça devenait même inquiétant. Pas tellement pour la sécurité de Black lui-même – qu'il crève vite et bien, c'était tout ce que Rogue lui souhaitait depuis ses seize ans – mais pour eux tous. Pour l'Ordre. Si Black perdait la tête, ce qui semblait bien parti, leur sécurité à tous était compromise. Naturellement, Rogue avait fait part de ses inquiétudes à Dumbledore, mais celui-ci les avait balayées avec insouciance.
« Mon cher Severus, je suis touché que le sort de Sirius vous intéresse à ce point, mais je vous assure qu'il n'y a pas à vous en faire. Après tout, il est majeur et vacciné, n'est-ce pas, comme on dit chez les Moldus. »
Rogue n'avait pas du tout apprécié la référence à un monde qu'il était censé connaître pour en être en partie issu, mais qu'il rejetait depuis son adolescence. Il n'avait pas aimé non plus la conclusion à laquelle les paroles et l'attitude désinvolte de Dumbledore menaient logiquement : il y avait anguille sous roche au sujet de Black, un secret dont Dumbledore connaissait le fin mot et pas lui. Plus déplaisant encore, il lui semblait que d'autres étaient au courant. Lupin, le confident attitré de Black, ne lui remontait pas les bretelles comme il l'aurait dû ; il semblait plutôt résigné, comme forcé d'accepter une chose contre laquelle il ne pouvait rien. Tonks, au contraire, ne s'inquiétait pas du tout pour son cousin adoré, mais le taquinait parfois d'étrange façon. Même Potter affichait devant Black un air gêné bien éloigné de son habituelle admiration béate. Quant à Kreattur, il poursuivait son maître avec un empressement inédit, parlant de « boîtes », de « surprises », de « chandelles », guettant visiblement une brèche dans le mur d'interdictions que Black lui opposait de façon systématique. Rogue avait envisagé d'en toucher un mot à Maugrey qui n'aurait pas manqué de partager ses inquiétudes, mais sa paranoïa atteignait semblait-il des sommets himalayens. En désespoir de cause, il décida donc d'utiliser son talent naturel pour découvrir le fin mot de l'histoire.
Hors de question d'essayer sur Lupin : rien que l'idée de plonger dans l'esprit d'un loup-garou lui donnait la nausée. Tonks aurait été une candidate parfaite mais elle était partie en mission, et Potter – autre sujet de choix sur lequel Rogue avait régulièrement l'occasion de se faire la main – Potter commençait à devenir instable, avec ses rêves bizarres et ses crises de colère inexpliquée. Des séquelles du traumatisme causé par le meurtre de Diggory et sa rencontre avec le Seigneur des Ténèbres réincarné, sans doute : ce garçon était vraiment une petite nature. Puisque les elfes de maison possédaient l'étrange capacité de rester imperméables au legilimens le plus puissant, il ne lui restait plus qu'à se rabattre sur Black lui-même.
L'occasion lui en fut donnée un jour qu'ils se trouvaient tous deux seuls dans la cuisine du quartier général, attendant l'arrivée des autres pour une nouvelle réunion de l'Ordre. Assis à la table, Black était en train d'écrire sur ce qui ressemblait à une carte de la Saint-Valentin. Étrange, vu qu'on était en automne ; mais il n'en était plus à une bizarrerie près.
« Qu'est-ce que tu mijotes, Black ? » attaqua Rogue d'une voix doucereuse.
La réponse ne l'intéressait pas. Tout ce qu'il voulait, c'était aiguiller les pensées de sa cible vers ce qu'elle cachait tout en vrillant ses pupilles et, à travers elles, son cerveau.
« Tout le monde a son jardin secret, répondit Sirius en repoussant ses cheveux en arrière pour dévisager Rogue d'un air un peu narquois. Même toi, je suis sûr que tu en as eu un, à un moment de ta triste existence. »
Quelque chose dans son ton fit rosir les pommettes de Rogue, mais pas de colère. Inconscient du danger, Sirius n'essayait pas de contrôler ses pensées. Tâtonnant subtilement dans son esprit, Rogue sentit qu'il était près du but, tant sa cible semblait obsédée par son secret.
« Il paraît que tu te lances dans la cuisine ? » insista-t-il d'une voix mesurée tout en cherchant le bon angle pour tenter une percée dans le cerveau de Black.
Sirius émit son rire semblable à un aboiement.
« Je me suis mis à la pâtisserie, confirma-t-il sans la moindre gêne. J'aurais dû te garder une part de mon carrot cake, il paraît que ça rend aimable. »
Ce n'était même pas vraiment méchant, aussi Rogue négligea-t-il de répliquer, préférant s'engouffrer dans la brèche qu'il venait de sentir dans les pensées de Black. Et là...
Il vit. Il vit tout. Il vit les fleurs, les chocolats, les billets doux. Il vit les cupcakes au glaçage coloré, les chaussettes violettes et le caleçon assorti. Il entendit les ordres soigneusement donnés à Kreattur : d'accord pour la boîte de petits gâteaux déposée sur l'oreiller, d'accord pour le bain moussant et les pétales de rose, mais rien de plus, jamais, sauf ordre exprès et explicite de son maître, et interdiction de faire quoi que ce soit qui puisse compromettre la santé mentale de Fol Œil plus qu'elle ne l'était déjà. Pire encore, il sut ce que Black ne confiait qu'à lui-même, c'est-à-dire les choses qu'il projetait de faire lorsque Maugrey céderait enfin à ses avances...
Les yeux écarquillés d'horreur, Rogue recula de deux pas. Perplexe devant son teint soudain blême, Sirius ouvrit la bouche, mais Rogue fit volte-face et s'enfuit de la cuisine avant qu'il ait pu émettre un son.
« Ben quoi ? T'aimes pas les carottes ? »