Ultimatum

Maugrey Fol Œil ne sortait plus de chez lui. Ces colis suspects, ces intrusions, cette menace permanente sur sa vie l'avaient conduit à renforcer les mesures de sécurité qui protégeaient sa maison, laquelle était désormais à peu près aussi imprenable que Poudlard. Peut-être même davantage, en fait, parce que les défenses de Poudlard présentaient certaines faiblesses que Fol Œil n'aurait jamais tolérées, en eût-il été directeur. Quiconque tenait à lui rendre visite devait songer à prendre rendez-vous et se préparer à passer toute une batterie de tests avant de pouvoir franchir la porte d'entrée : autant dire qu'à part Albus, qui affrontait ces contraintes avec sa bonne humeur coutumière, plus personne ne s'y risquait.

Maugrey, qui en temps ordinaire n'avait déjà pas beaucoup de visiteurs, s'était donc naturellement méfié en recevant la lettre d'Hermione. Il connaissait un peu cette gamine, une Née-Moldue pas idiote et plutôt loyale, semblait-il. Comme elle ne faisait pas partie de ses proches, il était peu probable qu'un mage noir usurpe son identité dans le but de s'introduire chez lui, mais avec son persécuteur actuel, allez savoir. La solitude, cependant, commençait à lui peser. Il avait pris toutes les précautions imaginables pour s'assurer que la personne qui se présenta à l'heure convenue était bien la véritable Hermione Granger, non soumise à l'Imperium qui plus est, et maintenant qu'elle était assise dans son salon, une tasse de thé serrée entre ses mains, il se disait qu'il avait bien fait de la laisser entrer. Elle l'écouta sans l'interrompre raconter ses malheurs et posa des questions pertinentes : enfin, quelqu'un le croyait et semblait décidé à l'aider.

De fait, tout ce qu'on racontait sur l'état de Fol Œil inquiétait Hermione. D'étranges rumeurs relayées par Fred et George, qui captaient beaucoup de choses quand ils avaient l'occasion de laisser traîner une de leurs Oreilles à rallonge dans le quartier général, laissaient craindre une dramatique aggravation de la paranoïa de l'ex-Auror. Avant même d'aller voir par elle-même ce qu'il en était, Hermione avait déjà élaboré sa théorie : le persécuteur de Maugrey n'était autre que Maugrey lui-même. Personne n'avait franchi ses sortilèges de défense pour déposer de mystérieux objets ou se livrer à des pratiques douteuses dans l'enceinte de sa propriété : Fol Œil s'était envoyé lui-même lettres, fleurs et chocolats prétendument piégés et avait imaginé le reste. Il souffrait d'un grave dédoublement de la personnalité, un trouble que les sorciers, totalement ignorants en matière de psychiatrie, ne pouvaient déceler ; voilà ce qu'elle pensait. Mais maintenant qu'elle examinait les preuves qu'il avait conservées après les avoir désensorcelées, elle n'en était plus si sûre.

« Je n'ai rien gardé de la première vague d'attentats, expliqua Maugrey, son œil magique roulant constamment dans son orbite, à l'affût du moindre mouvement suspect dans son environnement immédiat. J'ai analysé ces gâteaux sans y trouver trace de poison. Il n'y avait rien non plus dans les pétales de rose, apparemment, mais j'ai changé de baignoire par précaution – j'ai détruit la première par le feu. Et je n'ai pas lu la carte, au cas où le texte aurait été ensorcelé. »

Hermione regarda sans rien dire l'assiette qui contenait les restes de cupcakes rancis, la coupelle pleine de pétales de rose moisis par l'humidité du bain dans lequel Maugrey les avait trouvés, et enfin la carte ornée d'un Cupidon dodu sur fond de gros cœur rouge.

« Sois prudente ! » l'avertit Fol Œil en la voyant l'ouvrir.

En découvrant le contenu de la carte, Hermione se mordit la lèvre. Les mots, un peu osés, n'étaient pas ensorcelés, pas plus que l'encre qui avait servi à les tracer. Ce n'était qu'une banale carte de la Saint-Valentin, certes incongrue à cette époque de l'année. Et les pétales de rose n'étaient que des pétales de rose, et les cupcakes que des cupcakes. Mais à présent, elle était certaine que, si tout cela provenait bien d'un esprit tordu, il ne s'agissait pas de celui du vieil Auror.

« Je crois que vous n'avez pas à vous inquiéter, déclara-t-elle avec douceur. Tout cela n'est qu'une mauvaise blague. Une blague stupide, d'un goût plus que douteux, et qui a bien assez duré, mais rien d'autre.

- Une blague ? répéta Maugrey, abasourdi – elle avait pourtant l'air intelligente, comment pouvait-elle raconter une ânerie pareille ?

- Je sais que c'est difficile à croire, poursuivit Hermione. C'est... je ne pense pas qu'il faille y voir de la méchanceté, c'est juste quelqu'un qui... qui a du mal à savoir où se trouve la limite entre ce qui est drôle et ce qui devient franchement pénible. »

Elle hésitait à lui en dire davantage : elle ne voulait pas être à l'origine d'un règlement de comptes sanglant lorsque Maugrey comprendrait qui l'avait presque rendu fou d'angoisse pour le seul plaisir de rire à ses dépens. Mais visiblement, l'ancien Auror n'adhérait pas à sa théorie.

« Écoutez, voilà ce que je vous propose, reprit-elle fermement. Je vais régler ça moi-même. Si j'ai raison, plus personne ne vous ennuiera mais, en échange, vous ne me demanderez jamais de qui il s'agissait. D'accord ? »

Fol Œil la dévisagea longuement de son étrange regard asymétrique. Quelle que soit la théorie farfelue qu'elle avait élaborée sous sa tignasse en bataille, elle paraissait convaincue de détenir la vérité. Maugrey s'était toujours méfié des gens trop sûrs d'eux : ils étaient un danger pour eux-mêmes et pour les autres.

« À qui est-ce que tu penses ? demanda-t-il en la sondant de ses deux yeux.

 - Je ne vous le dirai pas, répondit Hermione sans détourner les siens malgré le malaise que suscitait la fixité soudaine de l'œil magique.

- Ne va pas prendre de risques inconsidérés, l'avertit Maugrey, et Hermione sourit.

- Je ne vais prendre aucun risque, assura-t-elle. En fait, je pense passer par un intermédiaire.

- Un intermédiaire ?

- Quelqu'un dont la parole aura plus de poids que la mienne auprès de votre "persécuteur". Du moins, je l'espère... »

***

« Franchement, Professeur, je ne pense pas qu'il soit judicieux de laisser Sirius continuer », déclara Hermione dans l'atmosphère feutrée du bureau directorial.

Assis dans son majestueux fauteuil, les coudes appuyés sur son bureau et les doigts joints sous son long nez, Albus Dumbledore fixait la jeune sorcière d'un regard pétillant.

« Ah, Miss Granger... Je me doutais bien que, tôt ou tard, vous découvririez le pot-aux-roses. Puis-je vous demander ce qui vous a mise sur la piste ?

- Ça n'a pas été difficile, répliqua Hermione en haussant les épaules pour cacher à quel point elle était flattée que Dumbledore ait une telle foi en son intelligence. J'ai reconnu l'écriture de Sirius sur la carte. Et Harry m'avait parlé des cupcakes, sans me dire pour qui ils étaient. Je n'avais pas compris pourquoi l'engouement soudain de Sirius pour la pâtisserie le perturbait autant, mais maintenant... Professeur, reprit-elle d'un ton très sérieux. Il faut qu'il arrête. C'est cruel de faire ça, surtout à quelqu'un comme Maugrey. Ça le terrifie. Vraiment. »

Songeur, Dumbledore se tapota les lèvres du bout de ses doigts joints.

« Je suis d'accord avec vous, Miss Granger, cela n'a que trop duré, dit-il. Mais allez faire entendre raison à Sirius Black une fois qu'il s'est mis ce genre de choses en tête !

- Vous, il vous écoutera, Professeur, assura Hermione, mais Dumbledore leva les yeux au ciel.

- Pensez-vous ! Je l'ai déjà mis en garde contre les fâcheuses conséquences que son comportement pouvait avoir sur lui-même et ça ne l'a pas arrêté, même quand lesdites conséquences ont commencé à se produire. Il a déjà été blessé plusieurs fois dans l'affaire, savez-vous?

- Mais c'est insensé ! s'exclama Hermione. Je sais qu'il a toujours été un risque-tout et que son sens de l'humour est encore plus déplorable que celui des jumeaux Weasley, mais il y a des limites ! Se mettre soi-même en danger pour faire une blague, c'est déjà stupide, mais compromettre la santé mentale de son ami, c'est... c'est criminel ! »

Dumbledore inclina la tête de côté comme s'il réfléchissait à l'argument.

« Criminel, répéta-t-il. Sans doute, en un sens... Mais qu'est-ce qui vous fait penser qu'il s'agit d'une plaisanterie ? C'est très sérieux, au contraire. »

Hermione fronça les sourcils.

« Comment ça, très sér... »

Ses yeux s'arrondirent lorsqu'elle comprit ce que Dumbledore voulait dire. Et ce fut plus fort qu'elle : en dépit de sa conviction profonde que chacun, quelles que soient ses origines, ses croyances et ses orientations, était libre de ses choix et avait droit au respect, elle grimaça.

« Ne soyez pas choquée, Miss Granger, dit Dumbledore avec amusement. Nous sommes presque au vingt-et-unième siècle, après tout.

- Je ne suis pas choquée, mentit Hermione qui, certes, respectait toutes les orientations sexuelles – mais Sirius et Fol Œil ? – Je suis simplement... surprise. Mais peu importe, se reprit-elle. Cela doit cesser. Je l'ai promis à Maugrey.

- Vous vous êtes peut-être un peu trop avancée », glissa Dumbledore, malicieux.

Hermione éprouvait le plus profond respect pour le directeur de Poudlard. Elle connaissait par cœur la liste de ses hauts faits et le tenait pour un très puissant sorcier doublé d'un homme bienveillant, intelligent et courageux, bref, un être exemplaire. Dans cette affaire, cependant, elle avait le sentiment qu'il manquait à ses devoirs. Elle-même n'était qu'une élève de cinquième année encore trop peu expérimentée pour faire la leçon à un adulte ; mais elle savait où était son devoir à elle, et elle ne se démonta pas.

« Avec tout mon respect, Professeur, déclara-t-elle en veillant à effacer toute trace d'insolence ou de menace dans son ton, si vous ne mettez pas bon ordre à tout ceci, il faudra que je m'en charge moi-même. »