Guerre psychologique
La température avait chuté depuis quelques jours. Tous les matins, l'herbe était blanche et craquante de gelée nocturne. Dans les coins ombragés où les rayons du soleil ne touchaient jamais le gel, celui-ci ne fondait déjà plus. Les arbres n'étaient que des squelettes sans feuilles, noirs et tordus sur fond de ciel pâle. L'automne glissait vers l'hiver, lentement. Inexorablement.
« On essaie de me tuer, déclara Maugrey. Enfin, je crois.
- Mmh, repartit le psychiatre.
- Certains de mes amis disent que je me fais des idées. Pendant longtemps, j'ai exercé un métier à risque, voyez-vous, poursuivit Maugrey en se demandant jusqu'où il pouvait aller dans la confidence sans enfreindre le Code International du Secret Magique. J'ai pris l'habitude d'être dans la ligne de mire. Maintenant je suis à la retraite, alors ils pensent que j'imagine des choses. Mais je me suis fait beaucoup d'ennemis au cours de ma carrière, et ils ne sont pas tous morts ou derrière des barreaux. »
Percevant un mouvement dans l'angle de son champ de vision, il s'interrompit et pivota vivement la tête, sa main se portant d'instinct vers la poche du vieux pantalon où il avait caché sa baguette magique : un pigeon venait de se poser sur le rebord de la fenêtre. Heureusement, Maugrey avait de justesse retenu le maléfice qui lui était monté aux lèvres.
« Tout va bien ? » s'enquit le psychiatre.
Maugrey scruta le pigeon de son œil magique. Le volatile picorait bêtement le rebord gelé de la fenêtre comme s'il espérait y trouver des graines. Aucun signe distinctif : ce n'était sans doute pas un Animagus. Tout en demeurant sur ses gardes, l'ancien Auror reporta son attention sur le psychiatre assis face à lui de l'autre côté de son bureau. Il lui fallut fournir un effort considérable pour empêcher son œil magique de rester fixé sur le pigeon.
« Qu'est-ce qu'on disait ? » demanda-t-il âprement.
Avant de répondre, le psychiatre griffonna quelque chose sur le bloc-notes posé devant lui.
« Vous pensez faire l'objet de menaces sur votre vie, résuma-t-il. Avez-vous prévenu la police ? »
Fol Œil émit une exclamation dédaigneuse : les Aurors étaient noyautés jusqu'au cou par les Mangemorts. Autant aller se plaindre à Vous-savez-qui en personne ! Il en avait parlé à Kingsley, et Kingsley ne l'avait pas pris au sérieux. Tonks avait été témoin de l'un de ces mystérieux attentats, mais elle n'était jamais disponible pour en discuter avec lui ; à croire qu'elle l'évitait.
« Personne ne me croit », dit-il sobrement.
Dumbledore en rigolait ouvertement. Remus ne voulait pas en entendre parler. Tout en compatissant, Granger soutenait qu'il s'agissait d'une vaste blague ; elle qui devait tout arranger ne donnait d'ailleurs plus de nouvelles. Plus encore qu'inquiet, désormais, Maugrey se sentait seul.
« Que faudrait-il pour que cela change ? » interrogea le psychiatre.
Fol Œil grogna : s'il le savait, il ne serait pas là ! Que faudrait-il pour que les autres soient enfin convaincus qu'il disait la vérité, rien que la vérité ?
« Que je meure, probablement. »
***
« Qu'est-ce que tu me caches, Severus ? »
La voix du Seigneur des Ténèbres était douce et sinueuse comme le corps de Nagini qui produisait un léger frottement en ondulant sur le plancher. Assis parmi les Mangemorts à la grande table du manoir Malefoy, Rogue contemplait les baies vitrées blanchies de givre. C'était un spectacle apaisant : une grande page blanche et lisse, un écran opaque derrière lequel, sans qu'on le sache, pouvaient se dissimuler les pires secrets. Tant qu'on ne voyait rien, c'était qu'il n'y avait rien à voir. C'était à peu près ce que le Seigneur des Ténèbres devait percevoir de son esprit en ce moment, mis à part le fait que l'écran mental de Rogue était plus noir que blanc. Et le Maître savait parfaitement que, derrière cet écran, il y avait beaucoup de choses à voir.
« Qu'est-ce que tu me caches, Severus ? »
Rogue avait redouté ce moment tout en sachant qu'il arriverait tôt ou tard. Certaines vérités s'avéraient impossibles à distordre, mais les laisser apparaître aux yeux du Seigneur des Ténèbres pouvait avoir de graves conséquences. Et le paravent mental derrière lequel il les dissimulait était devenu trop perceptible. Mentir, ou montrer : le moment du choix était venu.
Nagini se rapprochait lentement de sa chaise. Les Mangemorts assis de part et d'autre de lui, à l'inverse, s'étaient légèrement écartés. Tout le monde était très tendu, à l'exception du Seigneur des Ténèbres lui-même qui fixait Rogue en affichant une expression presque bienveillante que démentaient ses yeux froids, et de Bellatrix, avide de voir couler le sang si le Maître le permettait. Avec un soupir presque imperceptible, Rogue prit sa décision.
***
Fol Œil savait qu'il n'aurait jamais dû écouter Arthur. Pas plus que les autres, celui-ci ne croyait à l'existence de son persécuteur ; mais, devant l'évidente détresse de l'ancien Auror, il lui avait conseillé, avec toute la douceur du monde, de se faire soigner. Maugrey n'avait tout d'abord pas compris : il n'avait pas besoin de soins puisque, jusqu'ici, il avait su déjouer tous les attentats contre sa personne.
« Je crois que c'est plutôt ton esprit qu'il faudrait soigner, Fol Œil », avait précisé Arthur.
Les médicomages savaient traiter les troubles mentaux d'origine magique ; dans son cas, il s'agissait d'autre chose. Fin connaisseur du monde moldu, Arthur avait donc aiguillé son ami vers ce qu'il appelait un « psychiatre », étymologiquement un « médecin de l'âme ». Quelques jours plus tôt encore, Maugrey l'aurait très mal pris ; mais il en était au point de se dire parfois que, si le reste du monde pensait qu'il affabulait, peut-être bien que c'était le cas, en fin de compte. Il ne risquait rien à s'en assurer.
Le psychiatre, lui non plus, ne le croyait pas, Maugrey s'en était très vite aperçu. À la décharge du Moldu, il en savait beaucoup moins que les autres sur les malheurs de son patient, puisque Fol Œil ne pouvait rien lui dire de précis. Que pensait-il avoir compris de son cas exactement, Maugrey l'ignorait. Le psychiatre avait prononcé des mots tels que « dépression », « pensées paranoïaques », « délire de persécution ». Il avait parlé d'« évaluation psychiatrique », de « prise en charge médicale », d'« antipsychotiques ». Tout cela n'éclairant en rien l'ancien Auror sur l'état de son propre esprit, il n'avait maintenant qu'une hâte : que l'entretien se termine.
Retenant un bâillement, il autorisa ses deux yeux à dériver de concert vers la fenêtre, histoire de passer le temps. C'est alors qu'un deuxième pigeon rejoignit le premier sur le rebord couvert de givre. Et qu'il le regarda.
Maugrey réagit au quart de tour : il se jeta au sol en dégainant sa baguette, beuglant un sortilège qui fracassa la vitre et réduisit le pigeon suspect en un petit tas de plumes fumantes tandis que l'autre volatile, présumé innocent, s'enfuyait à tire-d'aile.
En se relevant avec une grimace, Fol Œil se félicita de la rapidité de ses réflexes ainsi que de son excellente mémoire : dès qu'il l'avait vu, il avait reconnu sous son déguisement Colomban McFly, l'Animagus criminel qu'il avait autrefois contribué à mettre sous les verrous. Deux secondes plus tard, il se souvint que McFly était mort depuis au moins une demi-douzaine d'années. Oups.
La séance se termina plus abruptement que le psychiatre l'aurait cru, par un sortilège d'Amnésie qui le laissa cloué à son fauteuil rembourré, l'air hagard. Maugrey récupéra les feuilles sur lesquelles il avait pris des notes et les brûla à l'aide de sa baguette ; le psychiatre le regarda faire avec hébétude. Cela lui passerait. Dans trente minutes, il serait à nouveau capable d'asséner des mots compliqués à tous ceux qui viendraient lui exposer leur désarroi. Soulagé d'en avoir fini, Fol Œil s'empressa de rentrer chez lui en transplanant.
La gelée dans l'herbe de son jardin avait fondu ; le soleil jouait dans les branches sans feuilles qu'il baignait d'une douce lumière dorée. Le vieux sorcier inspira à pleins poumons, se délectant de l'air froid et vivifiant de novembre. Il se sentait mieux. Quoi qu'ils en pensent tous, il n'était pas fou. C'était le psychiatre lui-même qui l'avait dit : parler de folie n'avait aucun sens. Ragaillardi, Maugrey clopina jusqu'à la porte de derrière et rentra se préparer du thé.
Arthur avait raison, tout compte fait : la médecine de l'âme, ça avait du bon.
***
Debout derrière l'une des fenêtres en ogive, Voldemort contemplait les jardins du manoir, enfouis sous une gelée tenace. Tout dehors paraissait blanc et pur, virginal. Sain. Derrière lui, la pièce était vide à l'exception de Rogue, le seul qu'il avait autorisé à rester. Toujours assis à sa place, le visage inexpressif, lui contemplait le feu qui crépitait dans la cheminée près de laquelle Nagini avait trouvé refuge.
« Je te remercie, Severus », murmura le Seigneur des Ténèbres, si bas que Rogue l'entendit à peine.
Il avait voulu voir ; alors Rogue lui avait montré. Laissant tomber le paravent mental, il avait dévoilé les choses qu'il avait découvertes dans l'esprit de Sirius Black. En commençant par la fin.
La première image, celle d'un fantasme sexuel particulièrement cru mettant en scène un vieil homme doté d'une jambe de bois et d'un œil magique qui tournait sur lui-même, avait eu raison de la curiosité du Maître : avec un glapissement de surprise et d'horreur, il s'était retiré de l'esprit de Rogue si brusquement que celui-ci avait failli tomber de sa chaise. Sous le choc, le Maître avait ordonné à ses fidèles Mangemorts frappés de stupeur de sortir, immédiatement. Personne n'avait essayé de discuter. Aucun d'entre eux n'avait la moindre idée de ce que le Maître avait surpris dans l'esprit de l'espion mais, visiblement, c'était quelque chose d'épouvantable.
« Je comprends à présent pourquoi tu voulais m'empêcher de voir ça, murmura encore le Seigneur des Ténèbres, son regard écarlate dévorant la blancheur du paysage comme s'il avait voulu s'en remplir pour se purifier l'esprit. Tu essayais de me protéger. »
Il avait retrouvé son calme. Ce n'était pas chose aisée car le souvenir de ce qu'il avait vu hantait encore un coin de son cerveau.
« Ce que tu as découvert, Severus, ne doit pas être porté à la connaissance de qui que ce soit », poursuivit-il.
C'était trop affreux, trop insoutenable. Et surtout, ça ne servait à rien. Tout le monde savait que Sirius Black, en dépit de son ascendance prestigieuse et de son indéniable courage, était un dégénéré de la pire espèce ; personne n'avait besoin d'en recevoir une preuve supplémentaire.
« Nous n'aborderons plus jamais ce sujet, déclara le Seigneur des Ténèbres. Je n'attends pas de toi que tu cherches à en apprendre davantage. Au contraire : tâche de chasser cela de ton esprit, si tu le peux. »
Profitant de ce que le Maître lui tournait le dos, Rogue s'autorisa une ombre de sourire. Il lui en avait fallu bien peu pour être effarouché : lui montrer tout de suite le pire était une bonne tactique, ainsi il n'avait pas fouiné assez longtemps dans sa tête pour découvrir les diverses tentatives de séduction ratées de Black à l'encontre de Fol Œil – cela aurait pu lui donner des idées pour attenter véritablement à la vie du vieil Auror. Et, si Rogue avait de la chance, le dégoût du Seigneur des Ténèbres le retiendrait un moment de plonger à nouveau dans son esprit, de crainte de tomber sur d'autres horreurs.
Qui aurait cru que les perversions de Black se révéleraient utiles ?