Stratégie
Pour la première fois de sa vie, Hermione faisait le mur. Enfin, si l'on exceptait les nuits où elle était sortie du château sans autorisation en compagnie de Harry et Ron, le plus souvent sous la cape d'invisibilité. Cette fois, en revanche, ses amis n'étaient même pas au courant : on était samedi après-midi et elle profitait sans vergogne du fait qu'ils soient tous les deux en retenue pour s'éclipser sans rien avoir à leur dire. Si tout se passait comme prévu, elle serait rentrée avant qu'ils s'aperçoivent de son absence.
Même sans profiter d'une autorisation de sortie à Pré-au-Lard, il s'avérait scandaleusement facile de quitter le château sans se faire repérer. Rusard étant occupé à pourchasser Peeves ou les jumeaux Weasley au troisième étage, personne ne montait la garde près de la grande porte et Hermione put se glisser dehors ni vu ni connu. Elle utilisa le passage secret protégé par le Saule Cogneur – heureusement qu'elle se souvenait sur quel nœud de l'écorce il fallait appuyer pour apaiser la frénésie de l'arbre. Avec le temps de cochon qu'il faisait, le parc de Poudlard était vide, et le rideau de pluie si épais qu'elle ne craignait guère d'être aperçue depuis les fenêtres du château.
Retourner dans la Cabane hurlante après ce qui s'y était passé moins de deux ans plus tôt lui donna le frisson. C'était ici que Pettigrow était revenu d'entre les morts, pour ainsi dire. Ici que Harry, Ron et elle avaient rencontré Sirius pour la première fois. Elle ne s'attarda pas. Une fois dehors, enveloppée dans son manteau et coiffée d'un élégant chapeau pointu acheté en prévision de son escapade et qui, espérait-elle, lui donnait l'air plus adulte, elle leva sa baguette pour appeler le Magicobus. Elle ne craignait pas vraiment que la conscience professionnelle et le sens des responsabilités de Stan Rocade le poussent à la ramener d'office à Poudlard s'il s'apercevait qu'il avait affaire à une sorcière mineure, de toute évidence élève de l'école, mais on ne savait jamais : autant ne pas prendre de risque.
Il n'y avait pas à s'inquiéter, cependant : préoccupé par quelque histoire de cœur qu'il tenait à raconter en détail à Ernie, le chauffeur, Stan accorda à peine un regard à sa cliente. Accrochée des deux mains à son fauteuil, Hermione se laissa emporter par le bus grinçant et brinquebalant, de virages en transplanages, jusqu'à la destination qu'elle avait annoncée en montant à bord : Deepwell Road, Londres. Tout près du 12, square Grimmaurd.
***
« Le Maître a de la visite, annonça cérémonieusement Kreattur lorsqu'elle fut entrée dans la sinistre vieille demeure. Il ne veut pas être dérangé. Miss Granger aurait dû annoncer sa venue. Sale Sang-de-Bourbe qui se croit tout permis, elle a trop pris l'habitude de débarquer quand bon lui semble dans la maison de ma maîtresse, comme tous ses amis traîtres à leur sang, ajouta-t-il en baissant à peine la voix.
- Je suis navrée, Kreattur, mais il faut que je voie Sirius sans attendre, répliqua fermement Hermione sans tenir compte des dernières paroles de l'elfe. Il s'agit d'une affaire de la plus haute importance.
- Kreattur comprend bien, Miss, mais le Maître a donné des ordres, objecta le vieil elfe avec onctuosité, avant de poursuivre sur un tout autre ton : Pour qui se prend-elle, à vouloir passer outre les consignes ? Prétentieuse petite parvenue, oh, quelle engeance le pauvre Kreattur doit-il supporter ! »
Hermione inspira profondément pour calmer son impatience. L'attitude de l'elfe ne l'irritait pas : il ne faisait qu'obéir aux ordres, et ce n'était pas sa faute s'il disait tout haut ce qu'il pensait tout bas. Mais elle n'avait pas beaucoup de temps devant elle si elle voulait être de retour à Poudlard avant le dîner – et elle devait être de retour avant le dîner sous peine de graves ennuis si quelqu'un découvrait son absence.
« Va lui dire que je suis là, s'il te plaît, insista-t-elle, pressante. C'est à propos de... d'un ami proche. »
Elle était tentée de jouer la carte Harry, sachant que Sirius abandonnerait toute affaire séance tenante si elle prétendait venir au nom – ou à cause – de son précieux filleul. Mais ç'aurait été mentir, et Hermione n'aimait pas cette idée. En plus, une telle ruse pouvait mettre Sirius de mauvaise humeur avant même le début de leur confrontation, ce qui n'aurait pas été un bon calcul.
« Kreattur n'oserait pas ! fit l'elfe en roulant de gros yeux faussement effarouchés. Le Maître a donné des instructions très claires : personne ne doit le déranger, pas même Kreattur.
- Très bien, soupira Hermione. Dans ce cas... Ça ne me plaît vraiment pas de faire ça, Kreattur, mais je n'ai pas le choix. »
D'un coup de baguette, elle écarta l'elfe qui lui barrait le passage dans le couloir étroit et s'avança d'un pas résolu vers la porte de la cuisine.
Elle s'attendait à ce que Kreattur cherche à la retenir, mais il n'en fit rien. Elle supposa qu'il était trop mortifié pour réagir. Honteuse, elle ne se retourna pas pour s'en assurer, et ne put donc pas surprendre le sourire mauvais qui étirait la bouche sans lèvres de l'elfe de maison.
***
« Merci, Sirius, je ne sais pas ce que je ferais sans toi !
- Allons, allons, c'est à ça que servent les amis, non ?
- Les amis, parlons-en ! J'en étais venu à me dire que je n'en avais plus, des amis !
- Tu sais bien que ce n'est pas vrai. Et puis tu pourras toujours com... »
La porte de la cuisine s'ouvrit dans un grincement, interrompant la conversation. Une jeune sorcière était apparue sur le seuil ; sa mine décidée s'effaça aussitôt pour laisser place à la plus totale stupéfaction.
Granger ? s'étonna Maugrey. Qu'est-ce qu'elle fichait là, celle-là ? Elle n'était pas censée être à l'école ? Ou, à la rigueur, en train de négocier avec le soi-disant plaisantin qui le persécutait depuis des semaines ?
Hermione, constata Sirius. Elle était donc venue lui parler, comme Dumbledore l'avait prédit. À moins qu'il s'agisse d'une question de vie ou de mort, il ne l'aurait pas crue capable d'enfreindre ainsi le règlement de Poudlard. Intéressant.
« Fol Œil ! s'affola Hermione. Mais que... Vous ne devriez pas être ici !
- Ben, c'est agréable, ça ! grogna Maugrey tandis que Sirius, assis à côté de lui, lançait un éclat de r ire semblable à un aboiement.
- Jusqu'à preuve du contraire, je suis libre de décider qui j'accueille dans ma propre maison, observa-t-il sans animosité. Fol Œil est venu me raconter ses malheurs, expliqua-t-il. Il paraît que personne ne le prend au sérieux, c'est fou ! Mais comme je le disais, tu pourras toujours compter sur moi, mon vieux », ajouta-t-il en tapotant amicalement le bras de Maugrey.
Le regard d'Hermione passa du visage couturé de cicatrices du vieil Auror, illuminé par le soulagement et la reconnaissance, aux traits séduisants de Sirius Black, tranquillement sûr de lui, puis à sa main qui s'attardait sur le bras de Maugrey. La jeune sorcière émit une exclamation horrifiée.
« Tu voulais me dire quelque chose, Hermione ? fit Sirius, très détendu. Allons dans la salle à manger, c'est juste à côté. Tu veux bien nous excuser deux minutes, Al ? »
***
« C'était votre plan depuis le début ! attaqua Hermione une fois hors de portée de voix de Maugrey. Le terroriser en sachant que personne ne le croirait, jusqu'à ce qu'il se réfugie chez vous et vous tombe dans les bras !
- À la guerre comme à la guerre, répliqua Sirius avec un sourire. Tu sais ce qu'on dit : la fin justifie les moyens.
- C'est odieux ! Vous êtes odieux ! s'indigna Hermione, scandalisée.
- Ce qui serait vraiment odieux, ce serait de lui faire absorber un philtre d'amour, corrigea Sirius. Mais heureusement, je ne suis pas odieux à ce point-là.
- Vous allez tout de suite lui dire la vérité !
- Sinon quoi ? railla-t-il. Sinon c'est toi qui le feras, c'est ça ? Et tu penses qu'il y a la moindre chance pour qu'il te croie, toi, plutôt que son vieil et fidèle ami Sirius ? »
Hermione ne sut que répondre. Elle s'était attendue à ce qu'une fois mis au pied du mur, Sirius fasse amende honorable. Après tout, c'était quelqu'un de bien : il devait se rendre compte que ce qu'il faisait était mal, non ? Apparemment pas ; ou alors, il était moins recommandable qu'elle l'avait cru.
« C'est une manipulation abjecte et révoltante, protesta-t-elle plus faiblement. C'est indigne de vous. »
Sirius pouffa de rire.
« Si tu savais combien de fois ma chère mère m'a dit et répété que j'étais un être indigne ! Maintenant c'est Kreattur qui se charge de me le rappeler tous les jours. »
Il la regarda avec des yeux tendres de gentil chien et soupira.
« Tu es encore très jeune et pétrie d'idéaux. En grandissant, tu t'apercevras que les gens, toi comprise, mettent facilement leurs principes de côté quand il s'agit d'obtenir ce qu'ils veulent. »
De fait, en cet instant, Hermione était prête à oublier quelques-uns de ses principes pour obtenir de Sirius qu'il arrête ses manigances, mais elle ne voyait pas comment s'y prendre. Elle ne possédait pas encore les compétences magiques nécessaires pour lui lancer l'Imperium et le contraindre à avouer, et elle n'avait pas de Veritaserum sous la main.
« Rentre à Poudlard, reprit Sirius avec bienveillance. Ne t'en fais pas pour Fol Œil, je vais prendre soin de lui.
- Pour vous, ce n'est qu'un jeu, murmura Hermione. Vous êtes en train de le détruire, mais vous ne vous en rendez pas compte. »
Sirius lui tapota gentiment l'épaule, mais il ne s'attarda pas comme sur le bras de Maugrey. La discussion était close. Il rouvrit la porte qui donnait sur la cuisine et poussa doucement Hermione dans la pièce.
« Miss Granger avait un petit tracas de jeune fille, mais c'est réglé maintenant, dit-il d'un ton léger. Elle doit filer si elle veut être rentrée avant le couvre-feu, ajouta-t-il en dirigeant ses hôtes vers le couloir.
- C'est toi que les jeunes filles viennent voir quand elles ont du tracas ? releva Fol Œil, sa bouche s'étirant en un sourire torve.
- Tout le monde vient me voir, tu en es la preuve vivante ! Je suis un peu le conseiller des cœurs, plaisanta Sirius. Hermione, on peut te laisser reprendre seule le Magicobus ? Je dois préparer une chambre pour Fol Œil, il va rester ici quelque temps. Je préfère m'en occuper moi-même : Kreattur serait capable de piéger le lit. »
Il posa le pied sur la première marche de l'escalier tandis qu'Hermione, à contrecœur, s'éloignait vers la porte d'entrée.
« Tu viens, Al ? Dépêchons-nous avant que Kreattur pointe son gros nez. »
Sirius regarda la porte se refermer sur la jeune sorcière déconfite, puis Fol Œil qui clopinait en direction de l'escalier, et sourit.
« Allez, mon grand, ajouta-t-il entre ses dents, viens voir papa. »