Roxanne avait passé des nuits entières à préparer cette journée, luttant contre le sommeil qui la cueillait encore si facilement la nuit tombée, à l’aube de ses neuf ans. Elle s’était entraînée dur, si dur depuis qu’elle avait fait sa première démonstration de magie, et surtout elle avait dû se mordre les lèvres une bonne dizaine de fois pour ne pas laisser échapper ce haut fait à ses parents.
D’ordinaire, Roxanne était toujours la première à vanter ses réussites auprès d’Angelina Johnson et George Weasley : elle ne leur cachait rien des amitiés qu’elle nouait si facilement à l’école, des mots que son amie Zara avait employés pour la décrire, disant d’elle qu’elle n’avait rien de moins que le cœur sur la main. Elle racontait avec délectation la façon dont le maître la félicitait lorsqu’elle prenait la parole et se dressait devant toute la classe sans sourciller, sans trembler, une oratrice née, avait-il dit même à sa mère un jour que celle-ci finissait exceptionnellement assez tôt pour venir chercher sa fille. Et, parce que Roxanne était lucide et fière mais pas arrogante, elle ne taisait jamais non plus ses échecs, s’enquérant auprès de ses parents d’une façon de les surmonter, et elle savait qu’ils louaient tout particulièrement son honnêteté.
Mais cette fois-ci, juste cette fois-ci, Roxanne n’avait rien pu leur dire quand ses larmes englouties par la terre de leur jardin avait fait renaître les jonquilles, les fleurs préférées d’une enfant qui abhorrait l’hiver et n’attendait rien de plus fort que l’éclosion des narcisses. Pourtant, un court instant, elle s’était imaginé leur visage, et la joie profonde qu’elle y avait visualisée sans peine, nichée entre les rides que le chagrin avait creusé prématurément au coin de leurs yeux, cette joie l’avait ravie si bien qu’elle s’était précipitée à l’intérieur de la maison. Son père avait investi la cuisine, et elle décelait l’odeur de l’un de ses mets favoris lorsqu’elle avait remarqué le grand manteau rose de sa mère dans l’entrée, une seconde à peine avant d’entendre cette dernière s’exclamer :
— J’ai posé mon lundi, on pourra passer cette journée juste toi et moi !
— Angie, c’est adorable, mais je ne suis pas sûr de vouloir célébrer mon anniversaire cette année.
— Et pourquoi pas ?
Si Roxanne devait décrire son modèle à l’école, mieux encore, esquisser le portrait d’une héroïne, elle lui donnait invariablement les traits de sa mère : parce qu’Angelina était la force incarnée, Angelina était le courage, Angelina ne s’effondrait jamais. Même lorsque son père se figeait, un pâle sourire sur les lèvres, et qu’ils le savaient tous alors parti dans un monde dont ils ne pouvaient qu’espérer qu’il leur reviendrait au plus vite, même lorsque grand-mère Molly les emmenait au cimetière biscornu de Loutry St Chaspoule, d’où l’on devinait le Terrier que grand-père Arthur n’avait plus jamais quitté pour mettre les pieds devant la tombe de son fils depuis son enterrement, même lorsque la moitié des adultes grimaçait voire pleurait carrément pour l’anniversaire de Victoire, qui finissait elle-même en larmes et criait sur ses cousins et cousines qui avaient le bonheur d’être né un jour ne leur appartenant qu’à eux, même lorsque Fred avait contracté une forme sévère de l’éclabouille, même lorsqu’Oncle Harry avait été grièvement blessé sous ses yeux par un sorcier soupçonné du meurtre de son épouse, l’Auror Angelina, l’Auror, la mère, l’amante, la sœur, la femme, Angelina avait gardé son sang-froid.
Pourtant Roxanne savait sa mère faillible, elle l’avait aperçue, déjà, des larmes silencieuses sur ses joues noires lorsqu’elle se croyait seule au jardin l’hiver, elle l’avait entendue, aussi, faire de la pâtisserie lors de ses insomnies, qui la prenaient presque toujours un bon mois avant et après l’anniversaire de la bataille de Poudlard. C’était justement parce qu’elle savait les blessures de sa mère que Roxanne l’admirait tant, et elle s’était jurée depuis longtemps de marcher dans son sillage sans se perdre en enfantillages. Roxanne était une fillette vive et joyeuse, et forte elle aussi, qui admettait volontiers ses erreurs comme ses échecs mais sans s’attarder, sans se morfondre, accaparée déjà par ses futurs projets.
Il n’y avait qu’une seule chose dont Roxanne ne parvenait pas à se délester, un sentiment un peu trop grand, parfois même envahissant. Et ce jour-là, la première fois qu’elle avait fait usage de magie, Roxanne avait décelé l’inquiétude dans la voix de sa mère et déserté avant d’entendre son père lui répondre qu’il ne voulait pas célébrer son anniversaire, sans Fred.
Elle ne savait pas que George Weasley n’avait fêté aucun de ses anniversaires depuis la mort de son jumeau avant que son fils aîné ne célèbre lui-même ses trois ans, et ne s’enquiert finalement de la date d’anniversaire de son père. Fred II était né après les trois enfants de Bill et Fleur, après les deux filles de Percy et Audrey et presque dix ans après Teddy, il était aussi le cadet de James, Rose, Louis et Albus. George avait longtemps clamé qu’il n’aurait pas d’enfant, et Angelina se concentrait sur sa carrière au bureau des Aurors où les femmes, et plus encore les femmes noires comme elle, subissaient la pression d’aînés qui avaient vu d’un mauvais œil l’arrivée massive des femmes dans leur corps de métier après la deuxième guerre. Mais, lorsqu’ils avaient finalement fait le choix de fonder une famille, ils s’étaient promis l’un à l’autre que leur enfant ne supporterait pas le poids de leur peine.
Alors, Fred avait souhaité faire un gâteau pour l’anniversaire de son père, et le 1er avril était redevenu un jour de fête même au Terrier, même dans les larmes, un jour de fête amer et pourtant parfois solaire.
Seulement, cette année, Fred effectuait sa première année à Poudlard où il avait été réparti à Gryffondor bien sûr, Gryffondor, comme cet oncle disparu dont il portait le prénom, cet oncle que leur père avait aimé plus que sa propre vie, au point d’enfoncer un morceau de lui avec son frère dans la terre de Loutry St Chaspoule. Roxanne était honnête : son frère était un doux caractère, un garçon généreux et brave, un garçon qu’elle aurait certainement adoré avoir comme ami si elle ne l’avait pas jalousé si fort qu’elle le détestait parfois.
Fred portait le prénom de la personne qui avait été, et serait toujours la plus importante dans la vie de leur père, et Roxanne ne rivaliserait jamais avec ça.
Alors, sa veilleuse éteinte et ses parents retirés dans leur grande chambre dont le balcon envahi par le lierre donnait sur les collines sauvages du Kent, Roxanne s’était entraînée, à moitié blottie sous ses couvertures. Elle avait sorti de sous son lit les pots de terre ramassés dans le jardin après l’école, et enfoncé ses mains jusqu’aux graines qu’elle y avait plantés, rassemblant toutes ses forces pour faire pousser les jonquilles bien sûr mais aussi les jacinthes, les tulipes – les roses surtout qui étaient les préférées de sa mère – et les pâquerettes, les primevères qui fleurissaient désormais aux quatre coins du cimetière, les violettes. Elle avait même écrit à son frère, pour lui demander une copie de son manuel de botanique, et naturellement Fred le lui avait envoyé dans la foulée, puisque lui n’avait aucune raison de pourrir leur relation. Roxanne s’était endormie en classe, l’avait dit à ses parents en arguant d’un cauchemar la veille, mais ça n’avait pas entaché sa détermination.
Et, le soir de l’anniversaire, le jour promis enfin, elle s’était écriée à peine la somptueuse tarte à la rhubarbe déposée sur la table :
— Les cadeaux, Papa, les cadeaux !
— Oui, tiens, tu as reçu une lettre de Fred, amour, dit Angelina avec un sourire.
Sous les yeux déconfits de la cadette, elle entreprit la lecture d’un poème que Fred avait composé spécialement pour son père, et Roxanne en aurait pleuré de frustration. Fred maniait le verbe avec talent depuis qu’il avait l’âge de lire et d’écrire, ses mots formaient et reformaient des mélodies dans le cœur de ses proches, des mélodies transcendantes qu’ils disaient tous, et stridentes, pensait Roxanne dont les oreilles saignaient à l’écoute de ces mots toujours si beaux, si rageusement beaux.
— Pour sûr, Fred sait toujours viser juste, murmura George avec le ton qu’il employait à chaque fois qu’il parlait de son frère, ici de son fils.
— On se demande de qui il tient ça, pas de toi, c’est certain, le taquina Angelina.
— Eh ! Je ne peux pas à la fois être un artiste et un fabricant de farces et attrapes, et si on veut garder ce toit au-dessus de la tête, il vaut mieux pour tout le monde que je m’en tienne aux plaisanteries !
— Et toi, ma chérie, qu’est-ce que tu as prévu pour ton père ? s’enquit soudain Angelina, se tournant vers Roxanne dont les poings serraient férocement la nappe à festons blancs.
Ses deux parents se tournèrent vers elle, et Roxanne en partie mue par la colère n’eut aucun remord à déverser du terreau sur toute la longueur de la table. Mais ni sa mère ni son père n’eurent le temps de protester, parce qu’elle avait à peine étalée la terre qu’elle y enfonça fort ses deux mains, et dans les secondes qui suivirent toutes les fleurs du jardin fleurirent soudain au milieu du salon, fleurirent, jusqu’à s’entortiller autour des fins poignets de George, jusqu’à courir sur la robe monochrome d’Angelina tout à coup parsemée de pétales. L’herbe fraîche et tendre du printemps débordait des pieds de la table, un myosotis éclatant perça les brindilles là où les fleurs des champs n’avaient pas déjà éclos, et des bourgeons apparurent même dans l’afro de Roxanne où ils formèrent une couronne.
Le silence s’abattit dans la pièce et sur la maisonnée, même les oiseaux au-dehors semblaient avoir cessé de chanter. Angelina avait la bouche grande ouverte, mais pour une fois Roxanne n’avait d’yeux que pour son père qui mit un temps infini, un temps démesuré à se redresser pour venir cueillir un unique cosmos dans sa main colorée à la magie de sa fille. Il approcha le cosmos immaculé de son visage, le porta à ses narines pour en sentir le parfum de la rosée du matin, et Roxanne eut enfin un sourire.
Elle ne rivaliserait jamais avec le prénom de son frère. Si elle était restée une minute de plus dans l’embrasure de la cuisine, le soir où son père avait confié ne pas vouloir fêter son anniversaire, elle l’aurait bien entendu dire qu’il n’était pas certain de goûter le même plaisir sans son fils aîné, sans Fred. Et, si elle était encore restée une minute supplémentaire, elle aurait entendu :
— Mais ça ne serait pas juste pour Roxanne, et j’ai envie de le célébrer avec elle aussi.
— Et puis, avait enchéri Angelina, tu te doutes bien qu’elle doit déjà préparer quelque chose.
— Oui. Je ne lui dirai jamais, parce qu’on sait le poids que ce serait. Mais de nos deux enfants… Roxanne lui ressemble tant.
Quand George ferma les paupières, le cosmos à quelques millimètres seulement de son visage, la fleur explosa soudainement en une pluie de confettis, et les cheveux roux se teintèrent du blanc de ses pétales et de la couleur ocre du pistil. Il rit, d’un rire à la fois surpris et sincère, le genre de rire que son jumeau lui arrachait autrefois, et lorsqu’il la vint la border le soir au coucher, il n’eut pas besoin de lui demander lequel des chapitres du Petit Prince elle souhaitait qu’ils lisent tous les trois, George et Roxanne dans son lit d’enfant, Angelina tout sourire appuyée contre le mur leur faisant face.
Tous les trois, tous les quatre, tous les cinq.
Le frère, le fils aîné était dans leurs pensées, dans les mots enchantés que son imagination débridée avait couchés sur le parchemin la veille et imprimés pour toujours dans l’esprit de son père. Et Fred l’aîné, Fred décédé, Fred était plus que dans leurs pensées, Fred était dans les étoiles qui illuminaient le plafond de la chambre, le plafond de Poudlard, Fred était peut-être dans une seule de ces milliers d’étoiles qui veillaient les collines et la maison de famille. Et puisqu’il était dans l’une d’entre elles, c’était comme si riaient toutes les étoiles.
Puisque Roxanne riait, c’était comme elle était une étoile, un guide incandescent dans le long et – George l’espérait – beau voyage qui les séparait encore de Fred.