Les cris avaient toujours résonné dans les prés multicolores qui jouxtaient le Terrier, et leur écho s’envolait loin, loin jusqu’à la vieille maison brinquebalante des Lovegood cerclée de boutons d’or, depuis qu’Arthur et Molly accueillaient chaque été en leur demeure les treize petits-enfants qu’ils aimaient tant.
Même la nuit, le bruit ne se tarissait jamais tout à fait, d’abord parce que la goule s’en assurait, hurlant dans la plomberie jusqu’au cœur de la nuit, ensuite et surtout : parce que Victoire et Teddy glissaient le long de la rambarde pour s’éviter le grincement des escaliers et couraient s’embrasser dans le jardin obscurci. Parce que James, Dominique et parfois Fred se défiaient de rester le dernier éveillé, et s’aventuraient même jusqu’au grenier si – et c’était ce qui arrivait la plupart du temps – leurs parents ne les débusquaient pas avant. Parce que Molly et Louis lisaient souvent si tard qu’ils en oubliaient d’éteindre les lumières et qu’Albus se réveillait, croyait le jour levé, descendait engourdi les escaliers et tombait nez-à-nez avec Lucy, qui chapardait quelques biscuits. Parce que Roxanne, du haut de ses six ans, faisait encore des cauchemars et ne tolérait, l’été, que les bras de Victoire pour la calmer, mais qu’il fallait déjà repérer l’aînée des Weasley entre les herbes folles et les gnomes du jardin.
Parce que Rose, depuis que sa scolarité moldue s’était achevée prématurément, souffrait régulièrement d’insomnies, et si elle appréciait ses vacances en famille et s’y sentait plus à l’aise qu’elle ne l’avait jamais été ailleurs, elle peinait encore plus à s’endormir au Terrier, où elle se ressassait chaque nuit sa journée à s’en rendre malade, et alors, Hugo ne trouvait pas le sommeil, lui non plus.
— Hugo, souffla Rose un de ces soirs, sa figure à moitié dissimulée par un oreiller épais, la main tendue vers le lit de son frère.
— Qu’est-ce qu’il y a ? maugréa-t-il sans ouvrir les yeux.
— T’es réveillé ?
— C’est vraiment très la nuit, là, Rosie.
— Mais j’ai fâché Louis.
— Louis n’est jamais fâché.
— Si, il l’était, j’en suis sûre, quand j’ai dit que je n’étais pas ennuyeuse et que je savais faire autre chose que lire.
Hugo entrouvrit une paupière, la referma, battit des cils plusieurs fois et puis il plongea ses yeux marron grands ouverts les yeux de sa mère dans ceux de Rose, bleu du ciel et bleu du père.
C’était vrai, Rose avait dit ces mots-là, et heureusement Molly ne les avait pas entendus, ni elle ni Albus ni personne à vrai dire, si ce n’était James et Dominique qui les avait provoqués, maladroits, agacés que Rose ne les rejoigne pas dans leur jeu, James, Dominique et Louis, petit Louis qui finissait son déjeuner et dont le visage s’était aussitôt crispé.
Et Hugo, Hugo aussi était là qui suivait toujours sa sœur, Hugo était là qui prenait son parti et le prendrait encore, alors il rabattit ses couvertures et laissa sa grande sœur venir se pelotonner contre lui, parce qu’il était peut-être son soutien cette nuit-là mais, et depuis aussi longtemps qu’il était en vie, Rose était le sien, il le lui devait bien.
Plus tard, presque tôt, tandis que Rose dormait paisiblement, que la goule au-dessus de leur ribambelle de têtes fiévreuses s’assoupissait enfin et que le ciel se parait déjà d’écharpes pourprées qui annonçaient le lever imminent d’un jour doré, Hugo se glissa hors de son lit, puis le long de la rambarde jusqu’au bas des escaliers. Il n’avait pas peur du noir, ni vraiment d’être grondé, et encore moins de tomber. À dire vrai, Hugo n’avait pas peur de grand-chose, et si son père appréciait qu’il chasse les araignées de leur maison à sa place, il s’inquiétait aussi parfois, et sa mère plus encore, du courage virant à l’imprudence qui caractérisait leur fils cadet. Ainsi, parce qu’il ne craignait ni les grenouilles, ni la vase ni même le fait de ne pas savoir nager, Hugo avait déjà plongé dans la mare du Terrier pour cueillir des nénuphars. Bien sûr, ses grands-parents n’étaient pas loin, et Fleur discourait avec Harry à quelques pas seulement, ils auraient repêché Hugo avant même qu’il ne sombre tout à fait dans les eaux vertes.
Mais c’était Rose qui, âgée d’à peine huit ans, l’âge qu’avait Hugo désormais, c’était Rose qui l’avait arraché aux roseaux et ramené sur la terre ferme sans même bouger du carré de jardin où elle s’était figée en voyant son frère plonger. Rose avait sauvé Hugo dans une éclatante démonstration de magie spontanée, et lorsque leurs parents avaient accouru, elle avait même prétendu l’avoir mis au défi de lui ramener les fleurs : alors, ils avaient été consignés tous les deux dans leur chambre pour le reste de l’après-midi, et les punitions n’en étaient pas vraiment quand Hugo pouvait écouter sa sœur lui lire des histoires enchantées en le serrant très fort dans ses bras, juste contre son cœur.
Rose sauvait toujours Hugo de ses maladresses et, lorsqu’il était trop tard pour échapper à la sentence, elle plongeait avec lui. Il savait qu’elle aurait probablement fait la même chose pour Teddy, pour Victoire et Molly et Dominique et James et Lucy et Louis et Albus et Fred et Lily et Roxanne, parce qu’ils fonctionnaient ainsi. Ils se chamaillaient à longueur de temps, voire s’enguirlandaient jusqu’à se crier des insanités, ils se jalousaient, se détestaient parfois quasiment, mais ils étaient un clan : face au reste du monde, face aux adultes et surtout face à leurs parents, ils se soutenaient les uns les autres.
Mais Hugo, Rose ne se contentait pas de le soutenir, elle le chérissait, valorisait sans cesse ses exploits, vantait ses qualités et atténuait avec une subjectivité assumée le moindre de ses défauts, elle lui avait appris à lire, à dessiner, à danser, elle l’aimait, et ne lui aurait jamais dit un mot de travers.
Alors Hugo rejoignit le salon où une multitude de crayons colorés jonchaient le parquet, et il entreprit d’esquisser un mouton sur un morceau de parchemin arraché au cahier de recettes de sa grand-mère. Il avait à peine jeté trois traits très irréguliers que Dominique déboula à son tour, évidemment, James sur ses talons.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquit la jeune fille à voix basse.
— Qu’est-ce que vous faites ? rétorqua Hugo.
Ils échangèrent un regard qu’Hugo devina coupable, puisque la seconde d’après, Dominique se mit à se dandiner sur ses deux pieds, mal à l’aise, laissant James tout à sa franchise habituelle s’avancer :
— On a entendu quelqu’un sortir de votre chambre, et on s’est dit que peut-être, c’était Rose, et voilà, en fait, on n’a pas été très sympas avec elle, hier.
— Et vous ne dormiez pas ?
— Alors ça, ça ne regarde que les grands, trancha Dominique en défiant James de la contredire, ses bras musclés croisés contre sa poitrine bombée.
En vérité, elle mourrait d’envie de montrer à l’un de ses cousins l’élixir d’euphorie qu’ils avaient entrepris de préparer avec James malgré toute la complexité de cette potion au programme de la sixième année, mais ils entendaient précisément l’utiliser le jour de l’anniversaire de Hugo, pour convaincre leurs parents de les laisser dormir à la belle étoile dans le pré, et il était hors de question de gâcher la surprise.
— Mais et toi, alors ?
— Moi, j’essaye de dessiner un mouton, mais il ne prend pas la forme que je veux.
— Pour Rose ?
— Non, c’est pour Louis.
À ces mots, Dominique se remit à danser d’un pied sur l’autre, déboussolée comme toujours lorsqu’il était question de ce frère dont elle semblait si peu partager le caractère qu’elle le laissait volontiers derrière elle et Victoire, mais James, dont la patience n’était certainement pas la première des vertus, la poussa dans le dos jusqu’à Hugo, chuchotant les yeux rieurs :
— J’ai fait la moitié du travail en nous excusant, je te laisse faire la seconde en nous rattrapant.
Et, avant que Dominique n’ait le temps de l’immobiliser, il fila dans les étages avec la légèreté d’un chat. Il leur laissa tout de même, à Hugo et elle, une des étoiles en pot qu’avait enchantées Victoire à Poudlard pour ses cousins, et que Teddy, le seul autorisé à faire de la magie en-dehors de l’école, leur ravivait pour l’été en leur soufflant toutefois de ne pas les utiliser comme prétextes pour s’aventurer en-dehors de leur chambre – ou, au moins, de ne pas se faire prendre.
— Montre-moi, capitula Dominique en soupirant.
Elle se laissa tomber à ses côtés, dans les épais coussins qui débordaient du canapé par tous ses côtés, et elle se mit presqu’aussitôt à pouffer : si Rose avait bien entrepris d’apprendre à Hugo comment dessiner ses fleurs et animaux préférés, il n’en avait pas nécessairement tiré toutes les leçons conséquentes.
Heureusement, Dominique était plus talentueuse, qui maîtrisait si bien la métamorphose à Poudlard qu’elle pouvait transformer le portrait le plus hideux en une esquisse des plus exquises. Cette nuit, il n’était bien sûr pas question de faire appel à la magie, mais elle avait bien tracé des dessins pour son petit frère lorsqu’elle n’était elle-même encore qu’une enfant. Elle s’en souvint, elle se souvenait de tout, et l’ami du petit prince apparut aux quatre yeux fatigués par la nuit, avec même derrière lui une boîte, pour protéger la rose.
Dominique s’apprêtait à signer au nom d’Hugo quand il l’interrompit :
— Non, s’il te plaît, mets le nom de Rose.
— C’est sûr qu’elle dessine mieux que toi, mais je croyais que c’était ton cadeau pour Louis ?
— C’est mon cadeau pour Louis et Rose.
— Je ne comprends pas.
— Rose, elle croit qu’elle a blessé Louis et qu’il va lui en vouloir, et Louis, il doit croire que ce n’est pas de sa faute à elle, et donc que c’est de sa faute à lui.
Dehors, le coq sonnait le glas de la nuit noire et du sommeil des poules qui caquetaient à sa suite, entraînant dans leur concert les centaines de passereaux qui peuplaient les haies, les arbustes touffus et les pommiers environnants. Et, sur le rebord des fenêtres du salon, les hirondelles qui nichaient aux volets s’éveillaient comme sorties d’une transe, s’envolaient dans ce qui ressemblait bien à un pas de danse. Dominique prit la main de son cousin dans la sienne, c’était un geste rare, elle préférait la présence de Teddy, Victoire, James et même de la timide Molly à celle des enfants, dont les atermoiements l’indifféraient.
— C’est super gentil, Hugo.
— Mais je suis gentil.
— C’est vrai, t’es gentil. T’es pénible aussi, quand tu renverses les desserts, que tu fais brûler nos devoirs ou que tu perds le vif d’or. Mais t’as de la chance d’avoir Rose, et elle a de la chance de t’avoir.
Il avait de la chance d’avoir Rose, et elle avait de la chance de l’avoir. Il y pensa, lorsqu’il entreprit de regagner leur chambre avant que les rayons éclatants du soleil d’été ne transpercent franchement les carreaux, et qu’il tomba nez-à-nez avec son oncle Percy, dont les diatribes l’ennuyaient plus que n’importe quelles autres, au premier degré. Il y pensa, quand Rose surgit alors de l’embrasure et le remercia d’être allé lui chercher un mouchoir, qu’elle fit mine de lui prendre des mains en se jetant dans ses bras. Percy les laissa filer, un fin sourire aux lèvres, celui d’un homme qui redessinait sa propre enfance en s’imaginant quel bonheur cela devait être que d’avoir le soutien indéfectible de sa fratrie. Au matin, il ne dit rien à Ron et Hermione, mais il contempla ses filles qui supportaient à peine de se tenir dans la même pièce l’une que l’autre, et Louis, toujours à l’écart de ses sœurs, il contempla Roxanne, qui s’agaçait dès que son frère ouvrait la bouche, et James, dont les taquineries à l’égard d’Albus et Lily viraient à la méchanceté depuis qu’il était entré à Poudlard.
Il admira, et les adultes avec lui, le dessin qu’ils croyaient de Rose, Louis bondit sur ses deux pieds pour la remercier, ravi, elle rougit jusqu’à la racine de ses cheveux auburn, et tout de suite, bien sûr, elle chercha le regard d’Hugo, devina, s’embellit à son tour. Rose et Hugo cachaient un secret, mieux, des milliers de secrets au fond de leur cœur, et si leur beauté n’était visible que de rares initiés, le frère et la sœur en mesuraient toute la portée, et la chérissaient tel un puits dans le désert.