Ginny essuie ses yeux embués de larmes à mesure qu'elle grimpe les marches qui mènent au sommet de la Tour d'Astronomie. Point culminant de Poudlard, l'observatoire est convoité par les érudits, les cœurs brisés et les élèves en quête de solitude. Ce soir, Ginny remplit au moins deux de ces catégories. Elle ne sent même pas le froid de l'hiver mordre sa peau. Empêtrée dans les plis de sa robe de soirée, elle a presque envie de la déchirer.
De la mettre en pièces. Comme son cœur.
Arrivée en haut de l'escalier, elle marque un temps d'arrêt. Ses yeux se sont habitués à l'obscurité : il n'y a que la lumière du parc qui lui parvient, en contrebas. Entre ses pleurs, elle aperçoit une silhouette floue et elle sent une colère monter en elle, prête à exploser. Elle crispe ses doigts sur sa baguette, prête à demander à l'intru de dégager, quand une voix douce l'interpelle :
— Ginny ? Mais, tu ne devrais pas être au bal ?
Ginny laisse sa baguette retomber au fond de la poche de sa robe et sent sa colère se dégonfler comme les soufflés ratés de sa tante Muriel.
— Luna ? Que... qu'est-ce que tu fais ici ?
Elle s'approche en titubant, toute gauche dans sa robe vert bouteille. Pour toute réponse, Luna lui montre ses chaussettes – une bleue et une bronze, pour faire honneur à sa maison – en remuant les orteils.
— C'est ces imbéciles de cinquième année qui t'ont encore volé tes chaussures ? Ils ne paient rien pour attendre, je vais aller les...
Avant que Ginny ne finisse sa phrase, Luna pose sa main sur la sienne. Ginny ne sait pas comment elle fait : les mains de Luna restent toujours tièdes. Pourtant, ce soir, elle ne porte pas de mitaines. Alors que son champ de vision se clarifie, Ginny comprend pourquoi : sur les genoux de Luna se trouvent un rouleau de parchemin bien entamé et une plume. Luna n'aime pas porter de gants lorsqu'elle écrit.
— Peu importe. Je suis habituée, tu sais, ça ne fait rien. Pourquoi tu n'es pas au bal, Ginny ? C'est ce Londubat qui a été méchant avec toi ?
Incapable de répondre, Ginny hoche la tête de droite à gauche. Les larmes lui montent à nouveau aux yeux et elle sent sa gorge se serrer.
Elle se sent un peu bête, aussi.
— Si tu ne veux pas me dire, ce n'est pas grave. Tu veux pleurer pour laisser sortir les Premirillons.
À force de passer son temps avec Luna, Ginny a appris à connaître les bestioles imaginaires qui peuplent l'esprit de son amie. Et les Premirillons naissent des émotions trop intenses – ou les déclenchent, elle ne sait plus trop. Le seul moyen de s'en débrasser est de les évacuer par les pleurs.
Luna écarte son matériel d'écriture et ouvre un bras en direction de Ginny. Touchée, celle-ci laisse sa tête reposer sur son épaule et laisse ses émotions s'écouler, doucement. Luna la serre contre elle en silence et les sanglots finissent par s'espacer. Luna lui fait l'effet d'un soleil dans cette nuit glaciale.
C'est pourtant Ginny, d'habitude, qui protége Luna. Ce soir, elle est devenue la sorcière en détresse et Luna sa forteresse.
— Je suis désolée, finit-elle par marmonner en reniflant.
— Pourquoi dis-tu que tu es désolée ?
Luna s'étonne.
— Parce que je pleure pour rien.
Si Fred et George me voyaient, ils diraient que je suis bien une fille.
— On ne pleure jamais pour rien. Peu importe ta raison, il doit bien y en avoir une. Parfois, on ne sait pas, et ce n'est pas grave. Les Permirillons nous embrouillent souvent la tête, tu sais.
— Non, je... c'est ridicule.
Luna éclate d'un rire franc qui fait sursauter Ginny.
— Ginny, tu n'es pas une personne ridicule.
— Mais... je...
Ginny soupire en essuyant ses joues humides. Elle se redresse légèrement et prend la main de Luna dans la sienne, comme une ancre pour lui permettre de garder sa contenance.
— Si je te dis pourquoi je... pourquoi j'ai pleuré, tu promets de ne pas te moquer de moi ?
— Bien sûr.
Luna ne se moque jamais de personne, après tout.
— Eh bien, le bal a été un vrai désastre. Neville n'arrêtait pas de me marcher sur les pieds et j'ai fini par en avoir assez, alors, je voulais partir. Et Michael Corner m'a invitée à danser, tu le connais ? Il est de Serdaigle et il a l'air d'être plutôt gentil, je crois. Il... il a dit qu'il m'aimait bien.
Elle s'arrête un instant pour ne pas se laisse submerger de nouveau.
— Il a dit qu'il m'aimait bien, il l'a même dit plusieurs fois pendant toute la soirée. Et, et à la fin, quand j'avais vraiment trop mal aux pieds et que j'allais m'en aller, il... il m'a demandé si je voulais bien être sa petite amie et si je voulais bien l'embrasser. Et je... et je suis partie sans lui répondre.
Elle s'adosse contre le mur et soupire à nouveau. Elle se sent si bête.
— Je n'ai pas compris pourquoi cela t'a fait pleurer.
L'innocence de Luna a quelque chose de touchant.
— Parce que... Parce que pendant tout le temps où je dansais avec lui, Luna, je ne faisais que regarder Harry. Et Harry, lui, ne faisait que regarder Cho Chang. Il est amoureux d'elle, Luna et je... et je me disais que même s'il ne m'avait pas invitée pour le bal, il pourrait m'inviter pour danser. Mais il ne m'a pas regardé une seule seconde. Et quand Michael Corner a dit qu'il voulait m'embrasser, je... Je me suis dit que...
Elle sent le regard de Luna, attentif, posé sur elle. Mais elle set incapable de le soutenir. Ginny savait qu'elle st écarlate et, même dans la pénombre, son amie doit pouvoir s'en rendre compte. Rien n'échappe aux yeux perspicaces de Luna.
— Je me suis dit que je rêve de mon premier baiser depuis longtemps. Avec Harry. Et que... et que ce ne sera pas avec lui, parce que lui il ne rêve que de cette fichue Cho. Et je ne... Je crois que j'étais déçue. Parce que même si Michael Corner est un très gentil garçon, et que j'aimerais bien, un jour, avoir le droit à mon premier baiser... je ne voulais pas que... pas que mon premier baiser, ce soit avec lui. Est-ce que tu comprends ?
Luna hoche doucement la tête et Ginny se blottit de plus belle dans ses bras.
— Il va bien falloir que je l'oublie, Harry. Mais mon premier baiser, je... je n'ai pas envie que ce soit avec un autre garçon. Et c'est bête. Mais...
Un soubresaut de sa poitrine lui coupe la parole. Luna caresse ses cheveux, tout doucement, avec une affection que personne d'autre ne semble jamais pouvoir lui offrir. Luna est son rempart quand le reste du monde ne peut pas la comprendre.
— J'ai peut-être une solution, pour tout problème.
— Pardon ?
Ginny relève la tête. C'est à son tour d'être étonnée.
— Si j'ai tout bien compris, tu aurais eu envie de pouvoir embrasser Michael Corner. Ce qui est embêtant, c'est que ça aurait été ton premier baiser et tu ne veux pas que ton premier baiser soit avec un autre garçon que Harry Potter.
— C'est... c'est ça.
— Alors, il te suffit d'embrasser une fille !
Luna affiche un sourire radieux, comme une génie qui aurait trouvé un moyen de contourner la loi de Gamp sur la métamorphose élémentaire. Ginny manque d'éclater de rire – avant de comprendre que Luna était sérieuse. Elle manque d'éclater de rire puis, à son tour, elle se mit à considérer cette option.
Car, après tout, pourquoi pas ?
— Ce...
— Comme ça, tu n'embrasserais pas un autre garçon que Harry Potter.
— C'est vrai. C'est très vrai.
— Mais il faudrait que tu en aies envie aussi. Sinon, c'est un peu bête, tu ne crois pas ?
Luna a détourné le regard, satisfaite de ses élucubrations. Et de but en blanc, Ginny lui demande :
— Luna, est-ce que tu voudrais bien être mon premier baiser ?
Luna ancre son regard dans le sien, le temps de réfléchir. Et Ginny remarque pour la centième fois à quel point ses yeux sont bleus et profonds, et elle s'en sent presque un peu intimidée. Elle se mord l'intérieur de la joue – a-elle encore parlé trop vite ?
— Oui, je crois que ça me plairait bien.
Elle lui sourit encore. Avec Luna, les choses sont toujours si simples. Alors que le reste du monde rabroue toujours Ginny – tu parles trop vite, tu ne réfléchis pas, ce n'est pas comme ça qu'on fait – Luna la comprend toujours.
— M... maintenant, alors ?
— Si tu veux.
Elles sont déjà si proches – Ginny se dit qu'elle ne va pas perdre de temps à hésiter et elle pose ses lèvres sur celle de Luna. Elles sont un peu gercées et c'est râpeux – ce n'est pas vraiment ce qu'elle s'imaginait. Pourtant, quelque chose d'autre se passe en elle, et elle ne sait pas ce que c'est. Leurs doigts se serrent un peu plus, comme si elles avaient peur de tomber. Elles s'écartent, hésitent, s'embrassent à nouveau : cette fois, elles entrouvrent leurs lèvres pour laisser leurs langues se toucher, se frôler, à peine, tout doucement.
Et c'est tout. Le premier baiser est passé, cette grande étape dans leur vie est réalisée, elles reprennent un peu de distance et Ginny repose sa tête contre l'épaule de son ami. Son cœur bat un peu la chamade et elle sent ses mains tremblotantes. Ses joues sont brûlantes.
Ce n'était pas ce qu'elle imaginait.
Elle a l'impression, dans le fond, que c'était mieux. Peut-être. Sûrement.
Ginny voudrait dire quelque chose, mais elle ne sait pas quoi. Alors elle se tait, et elles restent longtemps blotties l'une contre l'autre, en silence. Ginny ne comprend pas vraiment pourquoi sa tête tourne, comme ça. Est-ce que tous ses baisers la feront chavirer ? Si c'est le cas, elle est pressée de recommencer. Enfin, peut-être. Sûrement.
C'est finalement Luna qui reprend la parole :
— Peut-être que je pourrai être ta cavalière, pour le bal de l'année prochaine.
Ginny rigole et elle sent Luna se raidir. Il ne s'agissait pas d'une blague. Comme pour la proposition du baiser, passé la surprise, elle prend un instant de recul. Mais avant qu'elle n'ait pu considérer la situation sous un angle plus sérieux, Luna ajoute :
— Mais tu iras sûrement avec Michael Corner, s'il t'aime beaucoup et que tu as envie de l'embrasser. Il est vraiment gentil, tu sais.
Et pour la première fois, Ginny ne sait pas ce que Luna pense. Elle en qui on lit d'habitude comme dans un livre ouvert lui donne l'impression de s'être refermée.
— Peut-être. Je ne sais pas. C'est dans longtemps, l'année prochaine.
Et tout ce qu'elle veut, pour l'instant, c'est que cet instant ne s'arrête pas.