Dans le tumulte général, Ginny ne sait pas où donner de la tête. On l'a portée, on l'a acclamée – quand on l'a reposée par terre, c'est à peine si elle s'est rendue compte qu'elle touchait le sol. Son esprit est en ébullition et les hourras résonnent encore dans ses oreilles, alors que le stade s'est presque entièrement vidé. Après le désastre du match contre Poufsouffle, elle n'aurait jamais imaginé une si belle issue possible. Elle pense à Ron et elle se dit que pour une fois, elle est fichtrement heureuse de partager ce moment avec son frère.
Ils ont gagné la Coupe. Non seulement ils ont gagné le match, mais aussi la Coupe. Pour son deuxième match de Quidditch, Ginny Weasley fait un doublé : elle a de nouveau attrapé le Vif-d'Or, et sous le nez de Cho. Bon, elle n'est peut-être pas passée au-dessus de ces enfantillages, après tout. Tant pis. Elle savoure son moment de gloire.
Elle sort de la douche la première – Angelina, Alicia et Katie papotent entre elles. Elles sont comme les doigts de la main, toutes les trois, Ginny ne peut pas leur en vouloir. Elle n'a même pas vraiment envie de se greffer à leur groupe. Elle a déjà des amis en or. Et puis, elles s'entendent bien, tout de même.
Mais elle se dit qu'elle ne fera de mal à personne en reprenant le chemin du château toute seule. Elle a bien envie de marcher un peu en silence. De reprendre ses esprits avant de retourner faire la fête.
Elle enfile une robe propre, fourre sa tenue de Quidditch dans un sac et quitte les vestiaires après un « À toute ! » crié à la volée. Perdue dans ses pensées, un sourire flottant sur ses lèvres, elle fait quelques pas sans se rendre compte que deux personnes l'attendent, dehors. À vrai dire, elle manque de rentrer dans l'une d'entre elles. Ce sont les chaussures bleu ciel, sur lesquelles des nuages grossiers et des étoiles énormes ont été peints, qui l'interpellent.
— Luna !
Elle relève le regard et prend son amie dans ses bras – et, en passant sa tête par-dessus son épaule, elle aperçoit derrière elle son petit-ami, qui la toise avec un mélange de timidité et de jalousie.
— Dean...
Ginny fait de son mieux pour masquer le manque d'enthousiasme qui l'assaille soudain. Dean et Luna, elle les adore – séparément. Quoi que, ils s'entendent bien, aussi. Mais là, tout de suite, elle ne se sent pas l'énergie de faire l'entremetteuse.
Heureusement pour elle, Dean la comprend d'un regard.
— Je vous laisse toutes les deux. On se retrouve dans la salle commune.
— Oui. Je te retrouve là-haut !
Il lui envoie un baiser du bout des doigts, alors que Ginny n'a toujours pas lâché Luna qui la serre comme si sa vie en dépendait. Elle a de la chance – elle a un petit-ami génial. Elle sourit.
Puis elle se rend compte que ça doit faire pas loin d'une minute que Luna la tient contre elle. Elle s'écarte légèrement et son amie la relâche.
— Tout va bien, Luna ?
— Oui. Je suis très heureuse pour toi. Bravo, Ginny, tu es vraiment une bonne Attrapeuse !
Ginny réalise que son amie est restée pour la féliciter, alors que c'est l'équipe de sa maison qu'elle vient d'écraser. D'un coup, elle se sent indélicate.
— Je suis désolée pour Serdaigle. C'était un beau match.
— Ça ne fait rien. Mon amie a gagné, alors, cela me rend heureuse.
Luna sourit avec une innocence enfantine. C'est à cause de cet air-là que les gens la croient parfois simplette. Mais Ginny sait que derrière la naïveté de son amie se cache un esprit plus complexe qu'il n'y paraît.
— Me feriez-vous l'honneur de m'accompagner au château, milady ?
Elle lui offre son bras, souvenir de ce soir-là, où elles s'étaient dit qu'elle serait peut-être un jour sa cavalière. Luna le saisit sans hésiter et, bras dessus, bras dessous, elles traversent le parc déserté par les élèves.
— Tu es sûre que tout va bien, Luna ?
— Oui. Je suis contente de pouvoir avoir un moment avec toi.
Son ton n'a rien d'accusateur, c'est un simple constat. Alors, pourquoi Ginny sent-elle son cœur se serrer dans sa poitrine ? Ginny compte, dans sa tête. Depuis combien de temps ne se sont-elles pas retrouvées seules – vraiment seules, toutes les deux, hors des cours, hors de l'AD ? Trop longtemps. Cette année a été particulièrement tumultueuse. Et puis, si Ginny aime beaucoup Dean, elle se rend tout de même compte qu'elle passe le plus clair de son temps libre avec lui... au détriment d'autres personnes.
— Ça me manque, tu sais. Nos moments toutes les deux.
Elle aimerait adopter les airs détachés de Luna mais elle ne peut empêcher la culpabilité de l'étrangler. Elle a toujours si peur de la blesser, sa Luna. Parce qu'en dehors de Ginny, qui la comprend vraiment ? Même elle n'est pas toujours certaine, des fois, de savoir ce que Luna pense.
— Moi aussi.
— Je suis désolée, Luna. J'ai l'impression d'avoir la tête sous l'eau, en ce moment – entre le Quidditch, les examens, les réunions de l'AD...
Ginny sent les larmes lui monter aux yeux. Elle est envahie par le doute et elle ne sait même pas pourquoi. Elle se sentait si bien, quelques instants auparavant ! Alors pourquoi la simple présence de Luna la fait-elle chavirer ainsi ?
— C'est vrai que ça fait beaucoup. Et puis, tu passes du temps avec Dean, aussi. C'est normal. Tu as l'air heureuse, avec lui, n'est-ce pas ?
— Ou-oui.
Pourquoi a-t-elle hésité, à nouveau ? Bien sûr, qu'elle est heureuse, avec Dean ! Mais...
— Enfin, ce n'est pas pareil.
Luna se tourne vers elle et la dévisage, étonnée. Ginny se sent rougir jusqu'aux oreilles. Les mots sont sortis de sa bouche sans qu'elle ne réfléchisse.
— Je veux dire, pas pareil que quand on... se voit. Toi et moi. Enfin...
Plus elle cherche une façon de s'expliquer, de justifier sa phrase hors de contexte, plus elle sent son cerveau s'enliser.
— Dean est ton petit-ami. Je suis ton amie. Ce n'est pas pareil. C'est ce que tu voulais dire ?
À nouveau, Luna est très factuelle. Tout paraît simple, dit comme ça. Pourquoi faut-il que Ginny y sente une ambiguïté ? Est-ce elle qui crée une ambiguïté ? Est-ce que Luna la ressent aussi ?
— Oui et non. J'ai du mal à m'exprimer, peut-être que le Cognard de tout à l'heure ne m'a pas laissée aussi indemne que je voudrais le croire. Enfin, ce que je veux dire, Luna, c'est qu'aucun de mes petits-amis ne te remplacera jamais.
Pourquoi se sent-elle obligée de le préciser ? C'est évident, non – Luna est son amie. Est-ce que c'est à cause de ce baiser, l'année dernière, que Ginny se sent obligée de se justifier ?
Est-ce à cause de ce baiser, auquel elle continue de repenser ? Est-ce à cause de ce baiser, qu'elle ne peut s'empêcher de comparer avec ceux de ses petits-amis ?
Est-ce que Luna y repense, elle aussi, à ce baiser ?
Il lui semble pourtant que ça n'a rien changé, entre elles. À moins que...
— Je suis rassurée, alors. Merci, Ginny.
Rassurée ? Luna aussi se posait-elle des questions ?
Ginny n'a pas le temps de le lui demander. Elles ont franchi la grande porte et elles sont au pied de l'escalier.
— Je vais aller à la bibliothèque. Profite bien de la fête.
Luna lâche son bras et Ginny a envie de la retenir. Elle a envie de s'enfuir avec elle, là, quelques minutes ou quelques heures, de revenir au sommet de la Tour d'Astronomie, ce soir-là où tout était si simple.
Mais elle a dit à Dean qu'elle le retrouvait dans la salle commune.
— À bientôt !
Luna disparaît au bout du couloir.
Et l'interrogation au fond du cœur de Ginny, celle qu'elle refoule depuis des mois, ne s'estompe pas tout de suite.