Une vieille femme entra dans la salle des ventes de Glastonbury.
C’était le dernier lieu de ce genre dans la nouvelle Europe. Les enchères n’intéressaient plus personne, à part les grands collectionneurs - et les désespérés.
Elle appartenait au clan des désespérés.
Elle avait tout de même vécu des beaux jours après la guerre. Quelques poignées de bonheur et d’amour par ci par là, une fois tous les dix ans, mais la vie d’avant appartenait à une autre époque qui relevait davantage du rêve.
La femme n’y songeait plus.
C’était ça ou l’asile. Certains avaient préféré l’asile. Y’avait pas de mauvais choix.
Elle, avait pleuré des nuits entières lorsqu’elle avait trente ans, ruminant, songeant, à qui elle était, à qui elle avait été et à qui elle aurait pu être, maudissant ceux qui « allaient de l’avant », qui pouvaient oublier, ces privilégiés qu’elle ne pouvait s’empêcher d’envier dans le fond, pleurant sa jeunesse volée, mais ça n’avait servi à rien - à part la drainer de toute son énergie. Le temps se moquait des pleurs et des regrets. Alors il avait fallu tout effacer, même les bons souvenirs. Surtout ceux-là.
Un peu plus de soixante ans après la guerre, les héros, on les avait oubliés. A part le trio.
Il n’avait pas fallu attendre soixante ans pour se rendre compte que les autres ne valaient pas grand-chose aux yeux de l’opinion publique. Une petite médaille, une cérémonie, des remerciements, et d’autres cérémonies tous les 2 juin auxquelles elle avait fini par ne plus être invitée du tout, avec le temps.
Si bien que, d’héroïque, il ne lui restait plus rien - si tant est que ce mot ait pu lui seoir un jour. Ce genre de mots convenait à des Hermione Granger.
Elle, elle avait les mêmes cicatrices sur le visage. Elle s’y était faite à force, elle les avait apprivoisées à sa façon. Par exemple, chacune avait son nom. Elles vivaient ensemble dans une sorte de trêve.
Elle ne les aimait toujours pas mais elle ne s’en plaignait plus.
Pendant qu’elle songeait à son passé pour la première fois depuis une éternité, une foule fiévreuse et impatiente prenait place dans la salle des ventes. Elle s’était blottie dans un coin, proche de la sortie. Elle ne savait pas bien ce qu’elle faisait ici.
Quelques collectionneurs véreux la dévisageaient. Elle s’en moquait bien. Ils pouvaient regarder ses cicatrices, elle les assumait depuis une soixantaine d’années. Les regards insistants, curieux, parfois dégoûtés, n’avaient plus aucune portée. Ça l’arrangeait, même, de repousser les belles gens, de les écœurer. Elle leur en était presque reconnaissante.
Avant elle aurait voulu leur crier qu’elle avait été quelqu’un.
Qu’elle avait été belle.
Mais la beauté ça ne voulait plus rien dire pour elle.
Elle aurait tout fait pour qu’ils ne la jugent pas.
Mais elle était fatiguée.
Alors.
Il n’y avait plus rien à leur crier.
La vente commença.
Premier article. Un très vieux médaillon que Helga Poufsouffle aurait tenu dans ses mains.
Les collectionneurs surenchérissaient. Ils ne savaient même pas ce qu'ils achetaient. Ils voulaient simplement prouver qu’ils pouvaient se le permettre.
Le marteau retombait. Elle, elle observait le spectacle. Elle ne savait plus pourquoi elle était là.
Elle était fauchée, oui, c’est pourquoi elle était là. Figée, superbe et déchirante, certes mais fauchée.
Elle, cette gloire déchue, cette ancienne beauté, cette héroïne démodée, elle avait mis aux enchères un vieux bijou donné par un amour d’antan.
Et quel amour.
Les articles passaient. Le marteau retombait. Les mains qui se nouaient se dénouaient tremblantes. Son ventre se retournait. Une voix à l’intérieur lui sommait de tout arrêter.
Pour moi, s’il te plaît,
Pour ce qu’on a été.
Une larme coula sur sa joue. Elle étouffa la voix, assassinant son passé une nouvelle fois.
Le vieux bijou qu’elle vendait arriva à son tour dans le panier d’osier de la salle des ventes. Il brillait de tant de baisers volés et d’amour donné.
Les choses ont leurs secrets, les choses ont leurs légendes, mais les choses murmurent si nous savons entendre. Et le bijou disait : je t’ai aimé et surtout, toi, toi tu m’as aimé comme jamais tu n’avais aimé, alors que fais-tu ? Pourquoi te débarrasser de moi ? Est-ce que je ne vaux pas plus que ça ?
Dis-moi.
Il l’appelait par son nom mais Lavande ignorait la voix du bijou comme elle avait ignoré celle à l’intérieur de son ventre. Cela faisait des années qu’elle s’entendait être appelée. Lavande, Lavande. Il n’y avait qu’elle qui avait su dire ce prénom correctement, il n’y avait qu’elle. Les larmes coulaient sur ses joues. Le temps se figea.
Elle était toujours là.
Le marteau s’éleva dans la salle des ventes. Une fois. Deux fois. Alors dans le silence, elle s’écria : « Je prends, je rachète tout ça ! Ce que vous vendez là, c’est mon passé à moi ».
C’était trop tard déjà dans la salle des ventes.
Le marteau retomba sur sa voix suppliante.
Elle vit s’en aller parmi quelques brocantes le dernier souvenir de son amour d’antan.
________
Près du panier d’osier de la salle des ventes, une femme pleurait ses folles années.
Et revoyait soudain défiler son passé.
Défiler son passé.
Car venait de surgir du fond de sa mémoire un visage oublié
Une image chérie du fond de sa mémoire
son seul amour de femme.
Pansy.
Pansy qui avait pansé ses cicatrices, Pansy qui avait pris le temps d’embrasser toutes les plaies de son corps, Pansy qui avait appris en même temps qu’elle ce que ça signifiait d'aimer.
Sa plus belle histoire, son plus grand regret.
__
Pansy
Au fond de ma mémoire
Pansy, désolée mais c’est terminé et je
j’ai besoin d’argent.
Pansy c’était le passé. C’était beau mais c’est dépassé.
Alors pourquoi tu y penses ?
Je suis bien là. Tu vois.
NON.
S’il te plaît. Pars. C’est terminé.
Je t’ai aimée mais je suis fauchée.
Et c’était il y a des lustres.
Et il est trop tard
pour me hanter.
__
Et tout de même, les larmes coulaient.
Du fond de sa mémoire, ce visage oublié
venait tout bouleverser.
Hagarde, elle sortit de la salle des ventes, froissant quelques billets dedans ses mains tremblantes.
Froissant quelques billets du bout de ses doigts nus.
Quelques billets froissés pour un passé perdu.
Comme une voleuse, elle s’éloigna. Courbée et déchirante.
De son amour d’antan, rien ne lui restait plus, à part ce souvenir
aujourd’hui disparu.