Rose retient à grand peine un soupir et saisit une coupe de champagne à la volée sur le plateau d’un serveur qui passe par là. Elle laisse éclater les fines bulles sur sa langue, fermant à demi les yeux pour mieux savourer. Il n’y a pas à dire : la meilleure partie de cette soirée, c’est l’alcool.
Parce qu’il faut bien être honnête sur le fait qu’elle se fait un peu – beaucoup – chier. Elle ne sait pas si c’est les sourires mielleux des uns ou des autres, les blagues lourdes de son père qui n’a pas changé avec l’âge, ou sa tristesse à elle, mais elle ne ressent clairement pas l’atmosphère de fête qui est censée régner ici.
Rose se tient dans un coin du chapiteau, sa coupe déjà vide à la main, et une expression un peu revêche sur le visage. Elle n’a aucune envie qu’on vienne l’emmerder. Elle ne sait même pas pourquoi elle est venue. Enfin, si, elle sait. C’est sa stupide cousine Lily qui est venue la supplier, comme si sa vie en dépendait. Lily, larmoyante, effrayante, ondoyante, apitoyante. Sa Lily, qu’elle adore malgré tous ses défauts. Elle lui a dit « Je te jure Rosie, on va bien s’amuser ! Et ça va nous faire du bien de revoir tout le monde ! ».
— Mes fesses, grommelle Rose, de mauvaise humeur.
Comme si ça lui faisait du bien de revoir Victoire et Teddy se rouler des pelles – même à cinquante ans ils n’ont toujours aucune pudeur ! Ou de revoir maman toute une soirée qui lui glisse des critiques furtives – elle l’aime hein, mais qu’est-ce qu’elle est épuisante. Ou de…
— Et bien dis donc, quelle grossièreté pour une femme de ton âge ! lance une voix ironique dans son dos.
Rose grince des dents mais se retourne avec un parfait sourire hypocrite. Lily la rejoint avec un enthousiasme qu’elle ne comprend pas, et lui tend une assiette avec des petits-fours.
— Je pensais justement à toi, lui dit-elle d’une voix doucereuse.
— Tu te demandais à quel point j’étais géniale ?
— Non, justement, j’étais en train de me dire que je devais changer de cousine préférée.
— Impossible, ce rôle me va trop bien. Goûte ça, ils sont fabuleux, Teddy s’est surpassé.
Rose abandonne sa rancune de façade pour se saisir d’un toast au saumon fumé. Lily a raison, c’est délicieux. Elle grignote en laissant ses yeux courir le long du chapiteau sur la foule rassemblée ici pour célébrer les vingt-cinq ans de mariage de Victoire et Teddy. Cette dernière venait également de fêter ses cinquante ans, c’était un peu une double occasion pour faire la fête. Une grande raison pour rassembler tout le monde, toute leur famille dysfonctionnelle et pleine d’amour maladroit. Que Rose adorait, mais qu’elle trouvait étouffante. Elle avait mis longtemps à prendre ses distances, à se développer et grandir par elle-même, et les revoir tous dans ce genre d’occasion l’angoissait. Malgré ses quarante ans passés, elle avait l’impression de redevenir une petite fille.
— Ils sont mignons, hein ?
Rose suit le regard de sa cousine et contemple d’un œil critique le couple en train de se rouler un patin sur la piste de danse. Aucune décence. Pour s’épargner la peine de répondre, elle se contente d’un grognement, puis détourne la conversation d’un ton évasif :
— Sympa, la déco.
— Tu rigoles, ironise Lily. C’est d’un kitsch. Et puis je comprends pas trop le délire d’un chapiteau, louer une salle c’était trop compliqué pour eux ?
— Je crois que les parents de Victoire se sont mariés dans un truc comme ça. Il me semble qu’il est à papi et mamie.
Lily acquiesce d’un air perplexe, faisant les gros yeux devant les guirlandes de lumière accrochées autour des tentures et des piliers. C’est vrai que ça faisait un peu trop, mais Rose doit avouer qu’elle aime bien. Et puis, ça leur permet de faire la fête à moitié dehors, et dans cet air estival, c’est plutôt agréable.
Elle prend une nouvelle coupe à la volée et trempe le bout de ses lèvres dans le champagne tout en parcourant l’endroit du regard. C’est déjà sa cinquième coupe de la soirée et l’alcool commence à la griser un peu, mais elle doit dire qu’elle ne voit pas comment supporter cette fête autrement.
Sa mère avait réussi à entraîner son père sur la piste de danse le temps d’une chanson, mais ils faisaient présentement une petite pause avec Harry et Ginny. Son père grimaçait avec exagération, pour blâmer ses articulations. Il faut dire qu’il n’a jamais aimé danser, même à son propre mariage, Ginny a dit à Rose que ça a été une torture. Au moins maintenant, à presque soixante-dix ans, il a une vraie bonne excuse.
Un peu plus loin, Dean et Luna discutent. Rose laisse son regard peser un peu plus longtemps sur eux. Luna, son mari et ses enfants venaient quelques fois manger à la maison quand elle était petite, mais elle n’a jamais lié de réelle amitié avec les jumeaux. Par contre, elle a souvent eu de longues discussions avec Luna. Son détachement, son imagination, étaient rafraîchissants parfois, comparé à l’esprit terre à terre de sa mère.
L’implosion de leur famille a été un déchirement. Le divorce, la mort brusque de Lorcan, l’éloignement de Lysander. Rose a essayé d’être là pour Luna, maladroitement, mais celle-ci s’est renfermée sur elle-même. La seule personne qui paraît réussir à la comprendre, c’est Dean. Rose n’a jamais trop compris leur relation, mais elle la trouve fascinante. Ils ne font que discuter, mais elle voit la tension dans leurs regards, dans leurs mains qui se frôlent, leurs yeux qui s’évitent et les sourires tristes.
Ça lui fait bizarre, parfois, de voir tous les amis de ses parents si vieux. Ils ont des rides, des cheveux blancs ou gris, du mal à bouger. Elle qui les a connu si vigoureux. A chaque fois, elle est frappée par la vitesse du temps qui passe.
De temps en temps, elle voit encore les fantômes de la guerre dans leurs yeux.
Il y a Lavande et ses cicatrices, Dean et ses peintures sombres, Luna et son sourire hanté, Parvati et son regard vide, Neville et ses yeux tristes. Ils ont tous eu des séquelles, qui se sont un peu effacées avec le temps, atténuées. Aujourd’hui, ils sont vieux, ils sont fatigués, ils n’ont plus l’énergie de se battre, mais il reste toujours quelques traces. Ténues et presque invisibles, mais toujours présentes.
Et souvent, ça la renvoie assez violemment à son âge à elle. Elle n’a tellement pas vu filer les années. Elle a bientôt cinquante ans, et une part d’elle lui souffle parfois qu’elle a raté sa vie. Elle a un boulot qu’elle n’apprécie que très moyennement, son amie la plus proche est sa cousine, et elle n’a personne qui partage sa vie. Pas que ça lui paraisse fondamentalement important, ce n’est pas comme si le rêve de sa vie était de se marier et d’avoir des gosses, au contraire, mais parfois elle se sent seule.
— Oh, regarde qui voilà !
La voix malicieuse de Lily l’arrache à ses considérations peu joyeuses. C’est un anniversaire de mariage, elle devrait être ravie pour Victoire et Teddy, s’amuser, pourtant son cœur n’est pas à la fête.
Elle se tourne vers la direction que lui indique sa cousine et son cœur se serre.
Ça fait longtemps, qu’elle n’a pas croisé Scorpius. Ils s’évitent un peu comme la peste ces dernières années, sans que ce soit vraiment conscient.
Ils s’étaient juré, à l’époque, que leur histoire n’impacterait pas leur entourage. Scorpius était le meilleur ami d’Albus, il était très souvent présent lors des évènements de famille. Ils s’étaient promis que tout continuerait comme avant, que leurs bêtises n’influeraient pas sur tout ça.
Bien sûr, ils ont eu tout faux, ils étaient jeunes et cons.
Rose est submergée par les émotions en le voyant. Ça fait longtemps. Après leur rupture compliquée, vingt ans plus tôt, elle a déménagé en France. Elle vit à Paris depuis si longtemps qu’elle a presque oublié ce que ça faisait, de vivre près de ses proches. Elle revient de temps en temps pour quelques réunions de famille, quelques gros évènements comme celui-ci.
Elle est partie parce qu’elle avait eu une opportunité au travail. Et en partie parce que voir Scorpius régulièrement était trop dur. Malgré les années, à chaque fois que son regard se pose sur lui, de loin en loin, elle est submergée par les regrets et l’amertume. La dernière fois qu’ils se sont vus, c’était aux soixante-dix ans d’Harry. Ils n’avaient échangé qu’un bonjour et un sourire distant.
Rose tente de garder contenance, tandis qu’elle le regarde échanger avec Albus. Il sourit, une coupe de champagne à la main. Il a vieilli, lui aussi. Plus de cheveux blancs, plus de rides, plus d’embonpoint. Et malgré tout ce qu’il s’est passé, elle lui trouve toujours un certain charme.
— Tu pourrais pas mettre ta fierté de côté et aller lui parler ? propose Lily d’un ton pragmatique.
— Ne sois pas idiote, réplique Rose d’une voix fraîche. Nous n’avons rien à nous dire.
Sa cousine et amie lève les yeux au ciel mais n’insiste pas. Elle lui dit qu’elle va essayer de retrouver Molly dans la foule et laisse Rose plantée dans son coin de chapiteau, plus seule et triste que jamais.
Parfois, elle se demande si elle a pris la bonne décision. Sur le coup, tout plaquer et partir lui semblait une excellente idée. Aujourd’hui, pas tant que ça. Elle se sent comme étrangère dans sa propre famille, cette famille très soudée qui paraît ne plus la connaître. Elle n’a que son travail dans la vie, sa cousine, très peu d’amis, même pas un chat ou un chien sur qui compter. Amère, Rose vide sa coupe de champagne et la pose sur une table voisine. Elle aimerait partir, mais elle ne sait pas si Victoire et Teddy verront cela d’un bon œil. Et elle n’imagine pas les commentaires de sa mère – oui, qu’elle craint toujours à quarante ans passés, mais bon, les choses ne changent pas beaucoup avec le temps.
— Je reconnais cette expression de prisonnière, tu as envie de t’échapper, pas vrai ?
Rose retient brièvement sa respiration et se tourne en direction de cette voix qui fait écho à tant de souvenirs. Sa tête tourne un peu et elle s’en veut d’avoir tant bu. Elle le détaille d’un œil rapidement, le maudissant pour avoir l’air encore plus séduisant vu de près, avant de fixer ses yeux dans le sien. Et elle le regrette à la seconde où elle le fait ; elle n’a jamais su résister à ses prunelles grises.
— Bonsoir, Scorpius, répond-elle d’une voix extraordinairement calme et lisse – elle se surprend elle-même de son self control. Je vois que tu me connais toujours aussi bien.
— Les années passent mais tu ne changes pas, s’amuse-t-il.
Il lui tend un verre de vin blanc, dont elle se saisit par automatisme – pourtant, elle devrait vraiment arrêter de boire. Leurs doigts s’effleurent et sa gorge se serre à ce bref contact.
— Et toi ? Tu as changé ?
— Je suppose, au moins un peu, comme toi. Puis-je savoir pourquoi tu as envie de t’échapper ?
Rose pince les lèvres et boit une gorgée pour préparer ce qu’elle va dire. Du vin sec, parfait. Bien meilleur que le sucré dont sa mère est friande. Pourquoi elle n’arrête pas de penser à sa mère ?
— Je suppose qu’il n’est pas très poli de dire que c’est à cause de toi ?
Scorpius a l’air sincèrement surpris et hausse les sourcils. Rose retient une grimace. A la fois parce qu’elle regrette d’avoir laissé échapper cela avec beaucoup trop de franchise – et aussi parce que ce n’était qu’à moitié vrai, et à la fois parce que cela l’irrite qu’il paraisse si étonné. Toujours aussi peu observateur et intuitif. Les hommes…
— J’ai fait quelque chose qui t’a déplu ? s’inquiète-t-il.
— Non, bien sûr que non, soupire-t-elle. Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, je suis plus sensible que d’habitude aux souvenirs. C’est sûrement parce que je vais avoir mes règles, tu sais, les hormones.
Son ancien amant s’étrangle et tousse, après une gorgée avalée de travers, tandis qu’elle sourit avec beaucoup d’ironie. Les années ne l’ont pas changé sur ce point. Toujours aussi pudique sur certains sujets. En partie à cause de son éducation, bien sûr, mais aussi parce que Scorpius a toujours été un grand timide, malgré les airs qu’il veut bien se donner. Amusée, elle continue de remuer le couteau dans la plaie, sachant qu’il en sera mal à l’aise.
— Oui, malgré mon âge je ne suis pas encore ménopausée, à mon plus grand malheur. Qui sait, peut-être même que je pourrais bientôt tomber enceinte ! A presque cinquante ans, ce serait comique.
— Je croyais que tu ne voulais pas d’enfants, murmure Scorpius.
Cette phrase lui fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. En même temps, elle l’a cherché, pas vrai ? Peut-être qu’une part d’elle a cherché volontairement le conflit. Peut-être qu’elle a eu envie de le provoquer, pour voir ce qu’il répondrait. Et comme il fallait s’y attendre, ça fait un mal de chien. Au moins ça lui donne une raison de s’énerver, d’exploser, d’éclater, comme elle a envie de le faire depuis le début de la soirée.
Les coupes de champagne et le vin ne l’aident pas à rester calme, bien au contraire.
— Et alors, tu as quelque chose à redire contre ça ? Tu penses que je ne suis qu’une vieille mégère célibataire et malheureuse sans aucun gosse pour combler sa solitude, c’est ça ?
Scorpius lève les mains, paumes vers elle, comme pour se défendre. Il paraît démuni.
— C’est toi qui en parles, Rosie, je n’ai fait que pointer l’évidence.
L’emploi de son ancien surnom la met en rage. Elle ne sait pas pourquoi, tout d’un coup, elle est si énervée. Elle n’a plus envie de le voir, plus jamais. Elle a envie de lui arracher ses yeux gris qui la chamboulent autant, elle a envie de griffer son visage incrédule et de lui hurler des insanités au visage. Elle a envie qu’il soit aussi malheureux qu’elle l’est aujourd’hui.
Un trop plein d’émotions, contenu toute la soirée, qui déborde d’un coup. Rose sort sa baguette et la pointe sur le torse de celui qu’elle a tant aimé autrefois. Celui qui lui a brisé le cœur lorsqu’il lui a dit qu’il voulait être père, que leurs envies de vie à deux ne correspondaient pas, qu’ils devaient se quitter. Celui qui n’avait au final jamais eu d’enfants, qui l’avait détruite pour rien, qui avait jeté leur relation aux oubliettes sans y réfléchir à deux fois.
Scorpius n’a que le temps d’ouvrir la bouche, surpris. Le sortilège de Rose le touche en pleine poitrine et il effectue un vol plané parfait à travers le chapiteau, sous les regards choqués de l’assistance. Il s’effondre sur la scène où Victoire et Teddy ont fait leurs discours tout à l’heure, renversant une partie de l’orchestre. Il se redresse difficilement sur les coudes pour la fixer, la bouche ouverte par l’étonnement.
Rose s’avance vers lui d’un pas déterminé, la baguette levée, la colère ne faisant que grandir en elle. Elle est encore plus irritée par le fait qu’il ne tente même pas de se défendre. Elle a la sensation d’être redevenue une adolescente de quinze ans qui laisse libre cours à ses caprices, mais elle s’en fiche. Elle veut juste qu’il souffre. Elle veut…
Sa baguette s’envole de ses mains. Stupéfaite, elle la suit des yeux, jusqu’à la main de Lily, qui la fixe du regard d’un air dur.
— Viens avec moi, lui dit sa cousine.
Sans lui laisser le choix, elle attrape son bras d’une poigne de fer et l’emmène à l’extérieur, hors du chapiteau et de la foule abasourdie. Une fois seules, elle la relâche, au beau milieu du jardin. Rose tremble, et ce n’est pas de froid. Son énervement est retombé d’un coup, aussi brutalement qu’il est monté. Elle a totalement gâchée la fête. Elle a honte.
— Je… Je dois aller m’excuser auprès de… De Victoire et Teddy. Je dois…
— Tu dois d’abord te calmer, intervient Lily d’une voix ferme mais douce.
Elle pose une main sur son épaule pour la retenir. Et là, Rose éclate en sanglots.
Submergée par ses émotions, elle laisse Lily l’envelopper dans une étreinte réconfortante, elle s’accroche à elle avec désespoir, et elle se laisse aller comme jamais elle ne s’est laissé aller depuis des années. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle n’essaye pas de comprendre. D’abord une nostalgie qui l’étouffe, puis une colère noire, et enfin une tristesse qui la suffoque. Même pour elle, qui a toujours été vive et impulsive, c’est tout nouveau.
— Je vais te raccompagner chez moi, d’accord, murmure Lily d’une voix douce.
Incapable de répondre, Rose hoche le menton contre l’épaule mouillée de sa cousine, savourant le contact de sa main dans ses cheveux. Cela fait si longtemps qu’elle n’a pas bénéficié d’une telle affection.
Docile, elle se laisse emmener sans rechigner, admettant au fond d’elle qu’il était plus prudent qu’elle quitte les lieux. Elle s’excuserait demain matin.
Les deux cousines disparaissent, et quelques minutes plus tard, les notes de l’orchestre s’élèvent de nouveau dans la nuit.
***
Le lendemain matin, le réveil est pour le moins difficile. Rose soulève lentement une paupière, nauséeuse. Une migraine terrible lui déchire le crâne et elle se sent tanguer alors même qu’elle ne bouge pas.
— Je ne boirai plus jamais, grogne-t-elle.
Elle se cache les yeux de son bras gauche, fuyant la lumière du soleil qui agresse ses pupilles. Elle a envie de sombrer de nouveau dans le sommeil, d’oublier tout ce qui s’est passé la veille – malheureusement, elle n’a pas assez bu pour ça. Elle veut…
— Tu sais très bien que tu mens, résonne la voix joyeuse de Lily.
Rose grimace et plaque ses mains des deux côtés de sa tête pour couper ce son intempestif, les yeux résolument fermés.
— Ma tête, gémit-elle. Pas si fort…
— Allez, arrête de faire comme si c’était la première fois, la taquine sa cousine. Bois ça.
Rose l’entend poser une fiole sur la table basse près de sa tête et entrouvre un œil à contrecœur. Une potion anti-gueule de bois. Parfait.
— Tu es la meilleure, dit-elle en se redressant difficilement sur un coude.
— Je sais. Dépêche-toi, tu vas en avoir besoin.
— Comment ça ?
Lily a un sourire que Rose qualifierait de maléfique, puis la quitte après lui avoir soufflé un baiser. Vaguement inquiète, elle boit la potion et attend les deux minutes requises que les effets agissent. Rapidement, elle se sent bien mieux, la tête légère et dépourvue de la moindre envie de vomir.
Reconnaissante envers cet antidote miracle, Rose se redresse pour de bon et regarde autour d’elle. Lily l’a ramenée chez elle hier et elle s’est écroulée toute habillée dans le canapé. Elle ne veut même pas savoir à quoi elle ressemble. Entre sa robe froissée et ses cheveux sûrement dans un état lamentable, elle doit être le parfait tableau de la vieille ivrogne. Un cliché.
Avec un soupir, elle se lève enfin, déterminée à aller prendre son petit-déjeuner puis retourner chez Teddy et Victoire pour s’excuser de son comportement de la veille. Elle n’ose même pas penser à la conversation à suivre avec sa mère, qui se ferait un plaisir de lui remonter les bretelles. Et…
Et elle se rassit d’un coup sur le canapé, les jambes coupées.
Scorpius se tient dans l’encadrement de la porte du salon, les mains dans les poches, l’air un peu gêné. Elle entend de loin Lily chantonner dans la cuisine et des bruits de vaisselle, mais c’est comme un arrière-fond étrange. Elle n’arrive pas à assimiler ce qu’il se passe sous ses yeux.
— Comment va ta tête ? demande Scorpius d’un ton prudent.
— Mieux que depuis mon réveil, grâce à Lily.
Rose agite la petite fiole vide avant de la reposer sur la table basse. Elle évite son regard. Elle se sent si gênée. Elle s’est comportée de manière totalement irréfléchie et ridicule, et elle s’en veut d’avoir gâché la fête.
— Je suis désolée, murmure-t-elle, honteuse.
Elle fixe toujours ses genoux, incapable de le regarder en face. Ses joues la brûlent. Scorpius soupire discrètement, puis il vient s’asseoir dans le fauteuil qui fait face au canapé où elle est toujours assise, voûtée. Il la contemple quelques instants en silence, jusqu’à ce qu’elle relève la tête vers lui.
— Tout va bien, ne t’en fais pas, la tranquillise-t-il avec un sourire. Victoire et Teddy ne t’en veulent pas. Quelques invités ont été très surpris, il y a eu quelques conversations chuchotées après ton départ, mais globalement tout est reparti comme si de rien n’était. J’ai promis à ta mère qu’il ne s’agissait que d’un malentendu, elle ne devrait pas te chercher des noises non plus.
— Merci, marmonne-t-elle, mal à l’aise.
Elle déteste se sentir redevable envers lui, mais il faut avouer qu’il lui a bien sauvé la mise sur ce coup.
— Je voulais juste avoir une discussion apaisée avec tout sur ce qu’il s’est passé, reprend Scorpius avec une certaine réserve.
— Je ne sais pas si j’ai réellement envie d’en parler, avoue Rose. Je m’excuse pour ma conduite d’hier soir, mais…
— C’est important d’en parler.
Elle se tait, incapable de desserrer les lèvres. Oui, elle aurait beaucoup de choses à lui dire, mais est-ce que ce n’est pas un peu trop tard ?
— C’est pour ça que je suis venu te voir hier soir plutôt que de me tenir à l’écart comme d’habitude. Je voulais te parler. De nous, de notre passé, je voulais éviter un quelconque malaise. Je me disais que si on était tous les deux d’accord sur pourquoi les choses ont foiré, on pourrait enfin aller de l’avant.
Rose baisse la tête, la gorge nouée. Elle laisse échapper un petit rire désabusé, sans savoir ce qu’elle ressent face à ces mots.
— Pourquoi ça a foiré ? Parce qu’on était jeunes et cons.
— Tu le penses vraiment ?
— Pas toi ?
Elle fixe enfin ses yeux dans les siens, et elle est surprise d’y lire tant de peine et de tristesse.
— On n’avait pas les mêmes objectifs de vie ni les mêmes envies, Rosie. Tu penses vraiment qu’on aurait pu continuer encore longtemps en se voilant la face ?
— On aurait pu être heureux quelques temps encore, murmure-t-elle.
La nostalgie et la mélancolie lui serrent le cœur. Devant ses yeux défilent cette chimère dont elle s’est souvent illusionnée. Leur vie à deux, pleine de bonheur. Quelque chose qui ne se produira plus jamais. C’est trop tard. Ils sont trop vieux.
— Tu n’as même jamais eu d’enfants, ajoute-t-elle, d’un ton accusateur.
— Ce n’est pas l’envie qui me manquait, crois-moi, répond Scorpius avec un sourire triste. Je n’ai juste jamais rencontré la bonne personne. Tu aurais vraiment préféré que je reste avec toi, que j’étouffe mes envies, et que je finisse par rejeter la faute sur toi, par te haïr et nous séparer plein d’amertume ?
Rose secoue négativement la tête. Il marque un point.
— Non, admet-elle. Je suis juste frustrée par toute cette situation. Tu m’as quittée pour un enfant qui n’a jamais existé.
— Je sais, murmure-t-il d’une voix douce. Moi aussi je suis frustré par tout ça.
Un instant, le silence s’installe, et le moment paraît s’étirer à l’infini. Ils se regardent, sans oser faire un geste, figés dans la peine et les regrets. Puis Scorpius se lève et vient s’asseoir à ses côtés. Il pose sa main sur son genou, paume ouverte vers le haut.
— Il n’est jamais trop tard pour rattraper les choses, pas vrai ?
— Je ne sais pas si je suis d’accord avec ça, avoue-t-elle dans un souffle.
Ses yeux à lui se voilent, son cœur à elle se serre. Comment passer au-dessus de toutes ces années de rancœur et d’amertume ? Elle a refait sa vie ailleurs, elle n’est plus la même qu’autrefois, et lui non plus. Ce serait utopique, de rallumer cette vieille flamme.
Et pourtant, elle sait très bien que si elle n’essaye pas et qu’elle joue toujours la sécurité, sa vie n’en sera que plus morne. Et qu’elle se demandera toujours si ça aurait pu marcher.
Alors Rose prend une profonde inspiration et lui abandonne sa main. Un sourire naît sur ses lèvres. Son cœur s’apaise.
Ils iront doucement, à leur rythme. Peut-être que ça ne marchera toujours pas, elle n’en sait rien.
Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle ne veut plus vivre avec des regrets.