Narcissa avait appris petite à faire le poirier, aussi se dirigea-t-elle logiquement vers une carrière de saltimbanque quand elle décida de tout plaquer.
L'idée n'était pas absurde. Elle l'était bien moins que de décider de fuir avec un né-Moldu. En comparaison, jongler avec quelques bourses de Botruc n'avait rien de déshonorant. Danser la gigue avec des Trolls non plus.
Quand Narcissa Malefoy craquait, elle s'efforçait au moins de ne pas trahir ses principes suprémacistes.
Elle s'efforçait également de conserver des tenues appropriées, un langage de qualité. Car il était évident que tous les membres de la troupe de saltimbanque l'épiaient. Elle se partageait leur attention avec cette chanteuse qu'elle détestait autant en personne que dans un radiophone.
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Célestina Moldubec avait toujours su séduire ses pairs. Elle était le fantasme de tous les hommes et de toutes les ménagères. Tandis qu'elle regardait la sorcière délicate défroisser son jupon, elle devait pourtant bien se rendre à l'évidence : Madame Malefoy n'en faisait pas partie. Mauvaise nouvelle pour Célestina : Madame Malefoy était précisément la personne qui l'intéressait.
Peut-être parce que Madame Malefoy était de ces femmes au mystère envoutant. Peut-être parce qu'elle ressentait de la tendresse pour celle qui, comme elle, était étrangère ici. Mais plus sûrement parce que Célestina avait des goûts stupides.
C'est ce que lui avait dit son manager en s'appliquant à utiliser son véritable et détestable prénom : « Bertha, tu as des goûts stupides. » Elle avait pensé, en le quittant cet été, que c'était la chose la plus censée qu'il ait jamais prononcée.
Ensuite... elle avait tout plaqué. Et non, ce n'était pas absurde, car Bertha avait réalisé au cours de sa carrière qu'une chanteuse à succès n'était rien de plus qu'un saltimbanque capable de s'offrir des choses extravagantes. Elle avait opté pour un élevage de Croups. Ses pauvres Croups...
Célestina continuait de chanter ici, et cela faisait longtemps, si longtemps qu'elle n'avait pas chanté si librement. Elle chantait ce qu'elle aimait. Elle improvisait, écoutait. Refusée à l'école de théâtre sorcière, ses rêves longtemps moqués avant d'être acclamés, Célestina s'était toujours efforcée de créer sa place là où on ne la voulait pas. Elle sentait pourtant qu'ici, elle devait simplement être là.
A l'inverse, une Malefoy doublée d'une Black au milieu d'une troupe de saltimbanques délurés était moins probable qu'un Détraqueur gentil. Aussi, Célestina l'observait.
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Narcissa s'exaspérait du regard de la chanteuse. C'était le regard grossier des gens sans pudeur - des artistes. Et puis, Narcissa la trouvait vulgaire. Quelle genre de femme ne portait pas de corset ? En fuyant son manoir, Narcissa avait pris soin d'utiliser la soie la plus fine pour tailler son baluchon. Sa dentelle conservait sa perfection.
Elle laissa retomber son diabolo en une dernière acrobatie et le posa par terre sans le ranger - il y avait dans cette troupe assez de créatures inférieures pour s'en charger. Puis, tout en retravaillant son teint de quelques habiles tours de magie, elle s'appliqua à hausser son sourcil le plus hautain à l'intention de l'impromptue.
Ce faisant, peut-être se perdit-elle dans sa contemplation.
La peau cuivrée, doux héritage d'un père nigérian et d'une mère écossaise, Célestina Moldubec était une Sang Mêlée et non, Narcissa ne l'avait pas appris dans Sorcière Hebdo, une stupide ménagère l'avait certainement un jour crié, et puis peu importe, car Célestina venait de s'approcher.
- Toi, affirma-t-elle en l'atteignant à une vitesse troublante, tu es coincée.
- Je ne suis pas...
Le son de sa voix, mal assuré, très loin du timbre rauque de la chanteuse, lui donna assez honte pour se reprendre. Pourquoi Narcissa se justifiait-elle ? Coincée, c'était bien le vocable de ceux qui ne savent pas se contenir.
Avant qu'elle n'ait pu se défendre d'une pique coquette, Madame Moldubec lui souffla au visage l'air de sa cigarette. Puis, comme dans un spectacle brumeux, elle ouvrit sa bouche trop rouge :
- Relâche ces épaules, bouge tes hanches, regarde, comme ça. Tu as tout quitté, ton fils, ton mari, tes privilèges, et tu continues de t'accrocher à la plus insignifiante de ces choses. Oublie les apparences, détache tes cheveux, après tout ici personne ne te regarde...
Elle porta à nouveau sa cigarette à ses lèvres et inspira longtemps tandis qu'un sourire la grandissait toute entière.
- Sauf moi.
La surprise - non, le brasero qui réchauffait la nuit - lui brûla les joues. Bientôt, ce fut l'alcool offert par la chanteuse.
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- Mon mari est une enflure.
Le verdict était tombé : l'élocution de Madame Malefoy s'encombrait après deux verres de vin bon marché.
- Il a tué des gens, marmonna-t-elle en tanguant en avant. Voyez ça ? Il a tué des gens.
- C'est pour ça que tu es partie ?
- Non...
Il y eut ensuite un de ces silences secrets que seule une femme comme Narcissa savait maitriser. Bertha l'écouta, émue, sans quitter le grand brasero des yeux. Au bout de quelques minutes toutefois, elle tourna la tête vers la sorcière.
Narcissa Malefoy ronflait. Narcissa Malefoy bavait.
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Les jours passaient et comme la troupe n'était composée que de demi-Géants, Elfes de Maison effrontés et Gobelins rêveurs, Narcissa choisit de n'avoir pour compagnie que la solitude, intime amie, et parfois Célestina. Elle ne l'appréciait pourtant toujours pas. Elle la trouvait trop théâtrale, trop bruyante, trop imposante, trop talentueuse, mais elle était un curieux élément de stabilité dans ce chaos.
En particulier quand elle passait la moitié de son temps à jouer à l'équilibriste, ses pieds nus sur un fil tendu entre deux caravanes.
Elle trébucha une énième fois.
La chute fut étrangement douce. Elle se releva en contenant son agacement derrière ses dents serrées, évitant avec honte le regard de Célestina - qui d'autre l'épiait assez pour savoir anticiper ses déconfitures ?
- Tout va bien ? s'inquiéta la chanteuse.
Narcissa l'ignora et entreprit de remonter sur le fil. Elle étendit les bras autour d'elle pour chercher l'équilibre.
- Tout va bien, Narcissa ? répéta la sorcière d'en bas.
Agacée, Narcissa sortit lentement sa baguette et lui lança un sort qui manqua de la faire tomber à nouveau.
Un rire puissant lui répondit, indiquant qu'elle avait échoué.
- Qu'est-ce que tu essaies de faire ? fit la voix d'ogre de Célestina. Je suis chanteuse, ma belle, aucun Asurdiato ne pourra me faire taire.
Les lèvres scellées, Narcissa eut envie de pleurer. Elle jeta un œil en bas et constata qu'il y avait sur le visage de Célestina la même espièglerie teintée de gravité qui l'avait troublée dans la mélodie de ses mots. Elle comprit au même moment qu'elle venait de perdre la ligne docile de l'horizon ; elle en tomba une seconde fois.
Cette fois-ci, la chanteuse n'amortit pas sa chute. Elle la contempla tandis qu'elle se relevait, et elle eut même l'air de se faire violence pour se taire pour qu'enfin Narcissa parle.
- Vous voulez vraiment tout savoir, Célestina ? cracha-t-elle enfin. Tout va mal. Et savez-vous quel est le pire, dans tout cela ? Je vais bien. J'ai trahi ma famille, et je vais bien. J'ai désobéi à mon mari, et je vais bien. J'ai abandonné mon fils, et je vais bien.
Elle prononça ces derniers mots plus lentement, avec un dégout qui encrassa son visage.
Célestina sursauta quand Narcissa secoua violemment la tête.
- Non, non, le pire, c'est ça : j'ai tout quitté, voyez, mais j'ai tout gardé.
Elle tira ses cheveux en rayons de soleil.
- Ça.
Elle serra son buste fin comprimé dans un corset.
- Ça.
Remonta ses mains jusqu'à son cou prisonnier de ses colliers.
- Ça.
Frotta son visage et consuma son maquillage glacé.
Le cœur stupide, Célestina la regarda se démasquer. Et lorsqu'enfin, Madame Malefoy ressembla à rien, elle s'approcha plus près.
Elle posa le bout des doigts à la naissance de son cou.
- Relâche ces épaules, chuchota-t-elle en faisant mine d'onduler, bouge tes hanches, regarde, comme ça.
Elle prit sa main et la fit tourner sur elle-même.
- Tu as tout quitté, Narcissa. Alors oublie les apparences, respire ; après tout ici, personne ne te regarde...
Elle la réceptionna et la sorcière entoura ses hanches avec une assurance qui la surprit. Elle sourit immense devant son sourcil le plus hautain.
- Sauf moi.
Leur idylle dura deux semaines. Elles étaient heureuses et elles n'étaient plus tout à fait elles. Célestina, du moins, était désormais Bertha.
Leur couple n'avait rien de commun. Les divergences de point de vue étaient mises de côté, tout comme les distinctions de sang. La différence d'âge était également vite effacée. Après tout, la jeune épouse n'avait que la trentaine, et Bertha avait... Bertha avait la jeunesse des magazines et la peau du Choixpeau.
Seulement, bientôt, il ne s'agit plus seulement de jouer à la balle et faire des acrobaties pour retrouver une enfance perdue ou refusée. Bientôt, il fallut se montrer. Il fallut se produire dans la rue, montrer son visage barbouillé.
C'est au milieu de la rue d'un village sorcier que Bertha douta.
Elle imaginait déjà les titres.
Célestina Moldubec pète les plombs. Des salles combles à la rue, l'ancienne chanteuse à succès contrainte de chercher son public dans les poubelles des saltimbanques.
C'était une chose, d'avoir une crise existentielle après que son manager l'ait abandonnée comme une vieille chaussette. C'en était une autre de quitter ses rêves, la place qu'elle avait cultivée pour elle dans le monde pendant tant d'années.
Et Narcissa par-dessus la foule des passants entendait déjà les rumeurs mauvaises de ses camarades aristocrates.
Narcissa Malefoy pète les plombs. Un ultime déshonneur pour la famille Black.
Elle pouvait encore sauver la face. Depuis son départ, elle savait que le bruit courait qu'elle était malade. Lucius n'avait pas essayé de la chercher. Il avait simplement maquillé sa fuite comme une habile transaction.
Il devait penser qu'elle reviendrait. Au fond, Narcissa savait qu'il avait raison.
Les deux femmes échangèrent un regard - peut-être le dernier qu'elles connaitraient de si sincère. Elles ne s'appartiendraient jamais tout à fait. Elles étaient leur apparence ; épiées par leurs pairs ou la presse depuis tant d'années, il aurait fallu renoncer à leur identité pour l'abandonner.
Elles ne trouvèrent pas le courage de se réaliser.
Alors, au lieu de rejoindre les saltimbanques sur la scène sale de la rue, elles se glissèrent dans le foule. Elles disparurent et reparurent un jour plus tard en un amer tour de passe-passe : Lady Malefoy rejoua la tragédie de l'aristocratie et Célestina retrouva la comédie des divas.
Ne resta de cette aventure qu'une chanson vibrante longtemps diffusée dans les foyers sorciers.
« Oh mon cœur malheureux, où s'en est-il allé ?
C'est pour un sortilèg' qu'il m'a abandonnée...
Maintenant que tu l'as brisé
Sans la moindre pitié
Fais-moi je t'en prie la faveur
De me rendre mon cœur ! »