Il n’y avait eu ni cris ni disputes la veille précédant leur départ. Juste un interminable silence que personne n’avait pris la peine de remarquer et d’interpréter. Ils auraient dû. C’était pourtant étrange que James ne déclame pas sa fureur d’exister sur tous les tons, que Lucy ne commente pas tout ce qu’elle voyait avec son éternelle franchise, ou que Dominique cesse de leur répondre avec cette insolence caractéristique. Personne n’avait rien vu, rien entendu. Se voiler la face était devenu une habitude. C’était finalement évocateur de ce qu’ils prévoyaient. De ce périple incontesté vers d’autres contrées inexplorées, loin de la torpeur londonienne et des nuages gris de leur vie.
Lucy écouta sagement Perceval, son père, se vanter une énième fois de son incontestable place au sein du Département de la Coopération Magique Internationale. Elle prêta une relative attention à sa sœur, Molly, Serdaigle accomplie. Elle prit même le temps de ressentir un peu d’empathie pour Audrey, sa mère, Médicomage et mère de famille luttant contre une charge mentale que ses proches ne prenaient que peu en considération. Lucy leur souhaita ensuite une bonne nuit et essaya d’oublier leur mépris devant ses rêves impalpables. Elle se retira dans sa chambre, les laissa à leur indifférence morbide et s’empressa de s’emparer de son appareil photo pour le faire tourner entre ses mains, se répétant dans son esprit ce que James et Dominique lui avaient dit, ce qu’ils s’étaient tous les trois promis.
Demain.
James ne chanta pas, ce soir-là. Pas une note ne traversa les murs de la maison de campagne où il avait passé toute son enfance. Harry, son père, inestimable célébrité du monde sorcier et auror expérimenté, était revenu dîner pour la première fois depuis un mois. Croyant orgueilleusement que le silence de James était une faveur à sa soudaine présence, il le félicita de ne pas hurler à ses oreilles ses éternels griefs. Ginevra, sa mère, préféra se taire, souhaitant éviter l’une de ces intolérables crises entre le héros et son fils aîné. Albus, le cadet, paraissait boire les paroles de son paternel, sourd et aveugle à toute autre personne. Lily, dernière née, ne pensait qu’à apaiser les tensions qui naissaient constamment au sein de leur famille et, solaire comme elle l’avait toujours été, souriait à s’en arracher les mâchoires. James les laissa jouer leur habituel rôle de composition entre le fromage et le dessert, leur préférant sa solitude et sa guitare aux cordes usées. Les effleurant du bout des doigts, il attendit patiemment que le moment de les abandonner à leur sort soit venu.
Demain, dès l’aube.
Dominique aida sa mère, Fleur, à ranger la vaisselle. Elle complimenta sa sœur aînée, Victoire, sur sa toilette qui lui allait si bien au teint. Elle observa quelques secondes de plus son père, Bill, et son frère, Louis, qui discutaient près de la cheminée. La Chaumière aux Coquillages et certains de ses habitants lui manquerait certainement, mais il n’était plus question de perdre son temps à satisfaire des exigences qu’elle n’atteindrait jamais. Pour une fois, elle n’eut aucun mot plus haut que l’autre avant de monter se coucher. Elle fit taire sa rancœur et les embrassa tous une dernière fois. Sa mère, du bout des lèvres. Sa sœur, brièvement. Son père, plus chaleureusement. Et enfin, son frère, bien plus longtemps. Lorsqu’elle fut seule, elle leur écrivit ces quelques mots.
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je partirai.
***
Le front collé à la vitre, James regardait, sans le voir, le paysage défiler par la fenêtre du train qui les emmènerait loin. Loin, pour le moment, se résumait à Portsmouth où ils tenteraient, par la suite, de prendre le ferry en partance pour la France. Dominique les attendrait sur le quai, comme c’était prévu depuis le début.
Lucy, en face de lui, retournait encore et encore son appareil entre ses doigts, analysant chaque détail, se remémorant chaque photo prise, chaque mouvement capté, chaque angle de vue. Elle se souvenait des scènes, des sons, des odeurs. La jeune fille n’oubliait rien, le figeait à jamais dans cette antiquité, datant des années 1900, qu’elle affectionnait particulièrement car légué par son grand-père. Elle aimait prendre son temps, les manœuvres délicates pour obtenir la photographie parfaite. Les quelques manipulations apportées à son appareil lui permettaient de donner à ses œuvres une touche de vie, une captation de l’atmosphère ambiante. Lorsqu’elle les développait, à l’aide d’un peu de magie et de soleil, elle sentait l’empreinte du monde et de son histoire.
James admirait son art sans réellement le comprendre. Sa cousine avait toujours eu le don de faire ressortir la vérité de ses clichés, annihiler les mensonges en confectionnant ses portraits, ses paysages, et ses rêves au parfum de mirage. Il n’aimait pas particulièrement être sur ses photos. Elles lui dépeignaient bien trop souvent cette esquisse de colère sur son visage peinturluré de taches de rousseur.
James haïssait, pour cette raison, les miroirs. Pendant longtemps, il leur avait reproché de ne pas ressembler suffisamment à son père, et il avait maudit ses cheveux roux et ses yeux bruns. Il ressemblait trop aux Weasley, pas assez aux Potter. Albus, lui, était la copie conforme du modèle auquel il aurait tant voulu ressembler. Il n’y était pas parvenu, et le goût de l’amertume s’était emparé de lui. A cela, il avait ajouté les absences quotidiennes d’un héros sur le déclin, d’un père les sacrifiant à sa carrière. Le fossé, déjà immense, s’était creusé un peu plus lorsqu’il s’était découvert une passion pour la musique. Pour le Survivant, incapable de faire taire ses pensées, la musique n’était qu’un bruit de plus dans un esprit longuement éprouvé. A présent, si James remerciait les cieux de ne pas être similaire à son sacro-saint géniteur, les miroirs lui renvoyaient l’image crasse d’un fils aîné qui ne remplissait pas les cases. Sa guitare était la seule qui parvenait à le calmer. On disait que la musique adoucissait les mœurs, mais elle n’avait fait qu’apaiser le vacarme de ses rancœurs.
― Tu crois qu’ils se rendront compte de notre disparition ? s’enquit Lucy dans un murmure.
― Sans doute. Tant pis pour eux.
James n’était pas un grand bavard. Ou il ne l’était plus. Il avait passé tant de temps à essayer de coller à la représentation qu’il se faisait d’un fils exemplaire qu’il avait usé les mots. Alors, il s’exprimait bien plus souvent par ses chansons que par ses paroles car, chaque fois qu’il parlait, la rage paraissait remplir chacune de ses intonations. Et il semblait qu’il allait imploser de l’intérieur, comme si la colère qu’il ressentait l’avalait tout entier. Quand il chantait et qu’il jouait, sa voix prenait des accents plus doux, plus harmonieux, malgré la rancœur et les remords, comme s’il finissait par se libérer de ses douleurs.
Lucy aimait l’écouter pendant des heures parce qu’elle avait comme l’impression folle qu’il traduisait ses propres émotions. James bouillonnait, débordait littéralement à travers sa musique. Dominique transpirait les mots sur son carnet, le stylo levé face aux injustices de sa vie, se rebellant sans cesse contre des valeurs qui n’étaient pas les siennes. Lucy, elle, photographiait tout ce qu’elle voyait. Elle observait et disait ce qu’elle pensait, sans jamais clamer son animosité. Elle dérangeait, souvent, par cette inconcevable franchise dépourvu de révolte. Pour James qui en débordait, comme pour Dominique qui en transpirait, elle était à part. Un être de glace, solide, entre les flammes fragiles qu’ils renvoyaient tous les deux à la face du monde.
― Est-ce qu’ils te manqueront ? Je veux dire… ta mère… Albus… Lily…
― Je suppose que non. Ils se débrouilleront, répondit James, la mâchoire serrée.
― Ma mère va me manquer. Je sais qu’elle va s’inquiéter pour moi, répliqua la jeune fille, les yeux baissés.
― Dans ce cas, tu aurais dû rester, assena James d’un ton mauvais.
― J’aurais aimé que sa présence soit suffisante pour que je reste, chuchota Lucy d’une voix douce, caressant du bout des doigts son appareil photo. Mais elle ne l’était pas. Je ne regrette pas mon choix, dit-elle plus fort dans un sourire un peu triste. Je suis même certaine d’avoir fait le bon. D’être ici, avec vous.
Les yeux de Lucy brillaient. James ne voulait pas savoir si c’était dû à des larmes contenues ou à l’excitation grandissante de l’imprévu de leur périple. Les mots de sa cousine avaient toujours l’art et la manière de le mettre mal à l’aise. Tout comme sa longue robe fleurie aux couleurs éclatantes, ou sa façon de le dévisager comme si elle devinait la plus infime de ses pensées. James n’aimait pas spécialement Lucy. Il n’aimait pas plus Dominique et ses grandes tirades contre l’injustice, ou ses rebellions incontrôlables contre le monde entier. James préférait ses propres colères inanimés, sa morosité et ses airs taciturnes, sa solitude d’où jaillissait sa rage de vivre. Non, James n’aimait pas particulièrement ses deux cousines. Tout juste les appréciait-il pour ce qu’elles étaient.
Toutefois, leur envie de prendre le large et leur art les avaient rassemblés. Tous les trois. Dans la cabane remplies de multiples objets insolites de leur grand-père, dans le jardin mal entretenue du Terrier. Un soir d’été. Lucy cherchait de nouvelles pièces pour améliorer son appareil photo. Dominique était venu trouver un endroit tranquille pour gribouiller sur ses feuillets. James, lui, essayait de calmer son envie de renverser la table préparée pour le déjeuner pour leur hurler tout ce qu’ils ne s’étaient jamais avoué dans les repas de famille. Victoire et sa superficialité à son paroxysme, jusqu’au point de s’oublier elle-même. Les ambitions démesurées de Rose et son manque d’appétit. Les mimiques éperdues de Fred pour coller à une autre identité. La pression de ne pas être à la hauteur des espérances, du nom et du symbole qu’ils avaient hérité. Ce poids sur leurs épaules d’enfants à qui on ne cessait de répéter qu’ils avaient la chance de vivre dans un monde en paix. James aurait eu tant à leur dire, finalement, que sa bouche le brûlait, que sa gorge se nouait, que ses lèvres saignaient. Ce soir-là, dans cette cabane aux odeurs d’humidité, ils avaient mêlé leurs silences.
***
Dominique avait été la première à entrer et à s’installer. Dans le coin le plus sombre de la cabane, sur un vieux carton détrempé, elle s’était assise dans un soupir soulagé. Ce matin-là, encore une fois, elle avait dû lutter contre les invectives de Fleur, et il avait fallu tant de volonté pour que sa mère finisse par lui abandonner son veston en cuir et ses santiags aux pieds qu’elle se sentait épuisée. Sur son carnet, elle avait écrit tout ce qu’elle pensait, tout ce qu’elle lui avait dit, tout ce qu’elle ne dirait jamais. Sur son carnet, une seule larme, dernière combattante de ce match perdu d’avance, était tombée. Dominique l’avait essuyée d’un brusque revers de la main, se flagellant pour sa faiblesse inopinée.
C’était à cet instant que Lucy était entrée. La porte en bois avait grincé sur ses gonds, laissant passer la silhouette osseuse, perdue sous de longues robes fleuries, de sa cousine. Son appareil photo, qui semblait greffé à son corps depuis presque deux ans, serrée entre ses petites mains blanches, elle s’était avancée d’un pas léger, sans jamais cesser de fixer Dominique de ses yeux bleus. Elle l’avait longuement considérée, et Dominique s’était sentie obligée de la fusiller du regard, pour la prier de s’en aller.
― Tu pleures ? avait-elle demandé soudainement, dansant d’un pied sur l’autre, quelque peu gênée.
― Je ne pleure pas ! s’était aussitôt défendue sa cousine sur un ton retors, repoussant d’un mouvement de tête une mèche blonde et rose qui s’était glissée devant ses yeux d’un vert menthe à l’eau. Je ne suis pas comme toi !
― Ce n’est pas une faiblesse de pleurer, avait lentement répondu Lucy, haussant les épaules, loin d’être vexée.
Elle s’était détournée de Dominique, reportant son attention sur l’établi de son grand-père, à la recherche de nouvelles pièces intéressantes pour son appareil photo. Sa cousine l’avait suivie du regard, intriguée par cette fille du même âge qu’elle, de sa famille, mais qu’elle n’avait jamais compris. Lucy était différente de ses autres cousins. Lucy ne s’énervait jamais. Lucy disait ce qu’elle pensait sans prendre de gants mais, contrairement à Dominique qui s’époumonait et faisait baver sa plume, elle ne brandissait aucune bannière, ne supportait aucune injustice. Elle exprimait ses pensées, qu’elles soient émouvantes, étonnantes, navrantes ou dérangeantes. Lucy voyait le monde tel qu’il était. Sa laideur et sa beauté. Dans sa plus pure vérité.
― Tu comptes rester ici longtemps ? l’avait interrogée Dominique, impatiente de retrouver son antre et sa solitude.
― Je ne sais pas. Je ne suis pas pressée. Je n’ai pas envie de déjeuner avec toute notre famille aujourd’hui, avait dit Lucy, fouillant dans un mélange de vis, d’écrous et de matériaux en tout genre. J’espère les éviter en restant ici.
― Ouais, moi aussi, avait marmonné Dominique.
― Dans ce cas, évitons-les ensemble.
Dominique avait ouvert la bouche, peu réjouie par l’idée de sa cousine, mais la porte en bois s’était une nouvelle fois ouverte sur une troisième personne. Lucy s’était figée, Dominique aussi. Toutes deux avaient espéré, dans un silence commun, que personne ne venait les chercher pour assister au fameux déjeuner dominical réunissant une grande partie de leur famille.
― Merde, je pensais trouver personne.
James, du haut de ses un mètre quatre-vingt dix de haut, s’était baissé pour entrer et avait grogné. Ses yeux bruns, noirs de colère, s’étaient tour à tour posés sur Dominique, puis sur Lucy. Il avait semblé mesurer leur présence, se faisant sans doute la réflexion en effleurant les cordes de sa guitare qu’il n’allait pas pouvoir jouer. Il avait voulu rebrousser chemin, s’apprêtait à se baisser une seconde fois pour passer le seuil de la cabane, mais Lucy l’avait stoppé.
― Toi aussi, tu veux les éviter ?
― Les fuir, avait rectifié James dans un nouveau grognement sourd.
Il s’était retourné vers elles, vaguement intrigué. Dominique avait usé d’un rictus presque poli à son intention, refermant son carnet plein d’encre, et Lucy lui avait souri, oubliant pour quelques secondes son appareil photo. Les doigts de James avaient cessé de toucher les cordes de sa guitare, et il était venu s’asseoir sur l’établi, poussant d’un mouvement du bras tout ce qui s’y trouvait. Lucy avait regardé les vis et les écrous recouvrir les lattes de bois, avant de relever les yeux vers lui. C’était Dominique qui avait, la première, proposé de s’en aller.
― Si on veut les fuir, il faudrait partir bien plus loin que la cabane au fond du jardin.
C’était sarcastique, mais pas vraiment sérieux. James l’avait prise au mot, et ses prunelles avaient tout à coup brillé d’une lueur de défi. Du défi. De la colère. Et une envie, inépuisable, qui lui dévorait l’estomac et les entrailles.
― Mes valises sont déjà prêtes. On part quand ?