Sirius
Il neigeait ce jour-là, à gros flocons moelleux qui donnaient envie de leur courir après. Une épaisse couverture blanche matelassait le parc de Poudlard, presque complètement vierge de traces de pas. Qu’est-ce que Sirius n’aurait pas donné pour sortir gambader là-dedans, se rouler dans la neige jusqu’à en avoir le pelage tout décoloré ! Impossible pour l’instant : il était en retenue, à récurer la fichue argenterie de la salle des trophées, et sans magie, s’il vous plaît !
« Alors, on fatigue ? persifla Rusard à son oreille comme il s’attardait un peu trop à regarder par la fenêtre le parc enneigé. Allez, allez, du nerf, jeune Black ! Où est passée votre fougue ? »
Sirius émit un grondement sourd de chien en colère. S’il ne pouvait pas sortir, il aurait tout aussi bien aimé se prélasser dans la chaleur de la salle commune en compagnie de ses amis, plutôt que de perdre son temps avec Rusard et…
« La minutie a du bon, Mr Rogue, susurra le concierge, mais à ce rythme vous y serez encore demain matin. Quoique si vous préférez passer votre dimanche à faire le ménage, je n’y voie pas d’inconvénient.
– Cette nef de table va briller comme jamais avec toute la graisse que ton nez est en train de faire couler dessus, Servilus », lança Sirius à mi-voix tandis que Rusard s’éloignait.
Par-dessus la pièce d’orfèvrerie, Rogue lui lança un regard de pure haine ; il crispait si fort les mâchoires que Sirius crut entendre ses dents grincer.
« Attends un peu, Black, chuchota-t-il, ses yeux noirs dardant un regard venimeux. Un jour, je t’aurai. Quand les profs ou tes petits copains ne seront pas là pour te protéger…
– Attendre, je ne fais que ça, répliqua Sirius, dédaigneux. Mais à part espionner, tu ne fais pas grand-chose, hein, Servilus ? »
Les traits déjà peu harmonieux de Rogue se déformèrent sous l’effet de la rage. À le mettre ainsi en colère, Sirius sentait s’alléger sa propre frustration. Depuis l’incident qui avait suivi les BUSE, l’année dernière, le Serpentard était devenu plus malveillant que jamais, et aussi plus retors : il n’attaquait plus de front mais laissait traîner ses oreilles, les suivait dans les couloirs, répandait des rumeurs, comme le répugnant petit cloporte qu’il était.
« Lupin est encore malade, à ce qu’il paraît ? lança soudain Rogue d’un ton léger, et Sirius se raidit.
– Qu’est-ce que ça peut te faire ?
– Oh, rien. Mais ça lui arrive tellement souvent, le pauvre, soupira Rogue. Tous les mois, à peu près, c’est bien ça ? Et toujours aux environs de la pleine lune, non ? Comme c’est curieux. »
Les poils de Sirius se hérissèrent. Ça devait arriver : malgré tous ses défauts, Rogue n’était pas stupide. Obsédé comme il l’était par ses ennemis, il ne pouvait ignorer les disparitions récurrentes de Remus et la fragilité des prétextes par lesquels il les justifiait.
En temps normal, Sirius aurait recommandé à Servilus d’aller fourrer son gros nez ailleurs que dans leurs affaires, et ensuite il aurait prévenu ses amis que le Serpentard commençait à fouiner un peu trop du côté de Remus. Mais ce jour-là, il neigeait, et la neige avait toujours eu sur lui un effet excitant, surtout lorsqu’il se trouvait coincé à l’intérieur en désagréable compagnie. Et Rogue était tellement malfaisant ; il était temps de lui donner une leçon.
« Tu aimerais bien savoir, hein ? insinua Sirius.
– Je sais très bien que Lupin quitte le château tous les mois, siffla Rogue en retour.
– Mais tu ne sais pas où il va, ni pourquoi… »
Sirius s’assura que Rusard, plongé dans l’inspection du médailler qu’ils avaient fini d’astiquer, se trouvait trop loin d’eux pour entendre ce qu’ils disaient, et se pencha en avant.
« Tu connais le Saule Cogneur ? Cet arbre qui envoie des beignes à tout ce qui passe à sa portée ? »
Dans un murmure, Sirius parla à Rogue du passage souterrain gardé par le saule, et lui confia comment immobiliser l’arbre en appuyant sur un nœud précis du tronc. Rogue écouta sans l’interrompre mais, ensuite, il émit une exclamation méprisante.
« Tu me prends pour un imbécile ? Tu crois que je vais me jeter tête baissée dans la gueule du loup ? »
Sirius retint un jappement de rire : sans le savoir, Servilus avait mis dans le mille !
« Je t’explique juste comment assouvir ta curiosité malsaine, répliqua-t-il tranquillement. Si tu as peur de tomber dans un piège, libre à toi de rester planqué dans ta salle commune. Sinon, tu sais ce que tu as à faire. »
Il ne prononça pas un mot de plus jusqu’à la fin de la retenue. Rogue garda lui aussi un silence pensif. Il avait toutes les raisons du monde de se méfier de Black. D’un autre côté, ce qu’il soupçonnait concernant Lupin était grave, si grave que cela pouvait lui valoir le renvoi, ou pire. Et si ses copains étaient au courant et le protégeaient, Rogue aurait de quoi faire chanter toute la petite bande. C’en serait fini, alors, des moqueries, des insultes, des Servilus lancés à tout bout de champ, et James Potter, le si populaire héros de l’équipe de Gryffondor, apprendrait enfin à baisser la tête. Ça valait la peine de courir le risque.
En sortant de la salle des trophées, Rogue suivit Black des yeux tandis qu’il s’éloignait en direction de l’escalier. Ce n’était pas le bon moment pour agir, il le savait. La prudence commandait plutôt de se cacher quelque part dans le hall jusqu’à ce que Lupin quitte le château. Il suffirait alors de le suivre et, s’il se dirigeait bel et bien vers le Saule Cogneur, comme l’avait si justement dit Black, Rogue saurait quoi faire.