Pour le moment, seul James sait.
Marlène et Dorcas ont sûrement des doutes, se dit Sirius en refermant la porte derrière lui. Parce qu’elles sont venues à Londres avec eux, cet été. Elles étaient aussi venues l’été d’avant, quand il avait dû s’enfuir du square Grimaud pour respirer un peu, et elles l’avaient observé métamorphoser le boa pour l’infiltrer chez ses géniteurs avec le plus grand des effrois. Cet été a été plus facile, Fleamont et Euphemia leur ont simplement souhaité une bonne soirée avant qu’ils ne prennent le Magicobus.
Le boa pend de la boîte à présent : il le sent glisser contre son torse quand il enlève d’une main la cape d’invisibilité. De l’autre, il pose la boîte sur la coiffeuse matérialisée par la Salle sur Demande. L’année d’avant, c’était encore un vieux carton débordant d’objets moldus – vêtements, maquillage, matériel de couture, colle et papiers de couleurs… Chez les Potter, il a pu faire de la magie, et sa vie en a été bouleversée.
La boîte est rouge et matelassée, douce sous ses doigts. Sirius en sort multiples flacons vermeils, deux longues robes, des bijoux. Il se regarde dans le miroir. La pièce apparaît toute petite derrière lui, rassurante. Lui, au centre, et ses cheveux qui volent sur ses épaules, la cravate qui tombe, et sa baguette qui s’agite. Glamour après glamour. Certains charmes ont été peaufinés avec James. Son meilleur ami l’a d’abord taquiné en le découvrant perdu dans la bibliothèque de ses parents mais, le jour où il l’a surpris dans la salle de bains, la bouche peinte en rouge et les ongles vernis, il s’est plongé avec lui dans les ouvrages. Et plus tard, il l’a pris dans ses bras, lui a dit : Tu es une des plus belles personnes que j’ai rencontrées.
Sirius aurait pu en pleurer. À la place, il se transforme : sa silhouette, ses mains, la magie remonte le long de ses bras, coiffe ses cheveux, maquille son visage de couleurs exagérées, l’enveloppe d’une robe à paillettes noire, glisse gants et bracelets à ses poignets, des talons à ses pieds. Il se sourit dans la glace, bat des paupières. Le fard doré brille, l’eye-liner est assez aiguisé pour crever un cœur.
C’était la partie facile.
Sirius perfectionne sa version féminine depuis plus d’un an. Canis est envoûtante, tout ce que sa famille détesterait. Mais lui veut que les regards s’accrochent à elle sur scène sans jamais la quitter. Il s’entraîne à chanter. Il essaie d’apprendre à danser – c’est dur. Aujourd’hui, il voudrait raconter une histoire.
Il sort de la boîte un carnet que personne ne connaît, pas même James, se penche sur les lignes raturées. Sa voix est rauque.
J’ai toujours voulu être une star. J’ai vu un psycomage, une fois, il m’a dit que mon besoin d’attention était maladif et une preuve que les gènes de mes parents s’étaient perdus en cours de route. Moi je pense que les gènes de mes parents ont été tellement recyclés dans la famille que, à force d’être le cousin de ta femme ou le petit-fils de ton grand-oncle, il n’y a plus rien de bon à transmettre, vous savez ? La nature, elle m’a vu minuscule dans le ventre de ma mère, et elle s’est dit : « Ça suffit ce carnage, celui-là, on va lui donner un cerveau qui fonctionne ! » Alors, je n’étais pas star de la maison mais je suis la star de ma vie, ça c’est sûr…
Des applaudissements. Sirius sursaute, s’apprête à invectiver James, et se fige dans ses talons.
Le numéro n’est même pas si drôle. A peine un brouillon. La blague atterrit mal, il doit encore travailler sa façon de la délivrer, et la chute, réécrire quelques passages… Rien, absolument rien, qui vaut d’être écouté par son petit frère.
Une main crispée sur le mur, là où se tenait la porte quelques secondes auparavant. Une expression de marbre, des yeux remplis d’incompréhension, de… peur.
— J’ai seulement demandé, articule Regulus, de l’aide. Que Poudlard m’aide à faire un choix. Depuis que tu es parti…
La colère qui emplit le silence en dit assez.
Sirius manque de trébucher – il avait oublié à quel point la robe était moulante. Ça ne freine pas l’envie d’un câlin qui jaillit, manque de l’étouffer.
— Qu’est-ce… Je peux t’aider s’il le faut. Je n’ai jamais voulu te laisser seul. Mais tu t’en sors bien mieux que moi, avec eux. Regarde. Crois-tu qu’ils…
— C’est le revers du bâton. Tu voles à la liberté, tu ne te retournes pas.
— Reg’…
— Tu as été brûlé de la tapisserie. Alphard aussi. Père a à peine hésité.
Sirius chancelle intérieurement. Un instant, il se sentait invincible, fier, prêt à affronter le monde et à s’y creuser une place à la main s’il le fallait. L’autre, sa flamme est soufflée comme une bougie sous le vent. Sa poitrine est trop lourde pour lui à porter. Il ne reste rien de Canis sous le regard plein de cendres de son cadet.
— Je ne suis pas… Je n’ai toujours pas trouvé mon âme-sœur, tu sais ? continue ce dernier. Mais le jour où j’entendrai son nom, j’aurais une vie à lui offrir, pas une mascarade naïve et dégradante comme la tienne.
— Regulus. Que t’ont fait les parents cet été ? Quand je n’étais plus là…
— Tu préfères ne pas savoir.
Il a un rictus scotché aux lèvres. Sirius devine soudainement. Sa gorge se noue, et il arrache ses gants. Ses avant-bras à lui sont blancs, et s’enroulent autour de la silhouette frêle du petit frère.
— Il y a forcément une solution. Tu perds pas les bras, d’accord ? Tu as quatorze ans, ce ne peut déjà être la fin.
— Ce n’est pas si terrible. Si on ne fait rien, le monde va être un désordre complet.
Encore, ses yeux sur la carapace de Canis, et le duel entre la pitié et l’envie de fuir. Des yeux qui ne peuvent s’empêcher de dire : Le désordre, c’est toi.
Il y a des pitbulls plus gentils que Regulus, ça c’est sûr. Sirius devrait y être habitué, mais ça fait toujours mal.
— C’était quoi, ce choix pour lequel tu avais besoin d’aide ?
— Rien. Je n’aurais pas dû venir.
Un dernier regard, indéchiffrable celui-là, et Regulus disparaît.
Sirius soupire comme si l’entièreté du monde pouvait s’expirer en un souffle. Il se laisse tomber sur une chaise apparue soudainement.
Une lingette à la main, il efface chaque touche de couleur. C’est trop pour ce soir. Sa peau est aussi rougie que ses yeux, là où elle perce le fond de teint blanc. Des zébrures au goût d’échec entre deux aplats de paillettes.
Ce n’est plus seulement James, à présent. Et Canis n’en paraît que plus seule. Fragile et effaçable, elle qui lui a donné tant de force.
Tu es une des plus belles personnes que j’ai rencontrées.
Tu sais, je suis sûr que Remus et Peter seraient ravis pour toi, si tu leur montrais. Prends tout le temps dont tu as besoin, hein. Mais surtout Remus…
Il lève tous les charmes, un à un, prenant aussi plaisir à se redécouvrir. Cette peau si familière, pleine de cicatrices. Peut-être que ce soir, c’est Sirius qui donnera de la force à Canis. Peut-être qu’il y a des choses que l’on ne peut dire que par soi-même.
La boîte se remplit et disparaît sous la cape. Il sort de la Salle sur Demande, descend les escaliers jusqu’au dortoir. Les trois autres font comme si de rien n’était, lui laissent son intimité. Mais les regards se croisent. Il y a des photos moldues cachées tout au fond de la boîte, que James a développé pour lui en secret l’été dernier. Sirius les saisit, se penche vers Remus, laisse sa main effleurer la sienne.
— J’ai quelque chose à te montrer, si tu veux bien.