La pluie s’écrase contre les vitres à un rythme constant depuis déjà trois jours. Millicent a appris à travailler avec le bruit de fond. Elle étudie ses dossiers et prépare ses plaidoiries sans se laisser distraire par les gouttes qui s’acharnent contre la fenêtre de son bureau exigu, ni par la luminosité qui baisse de jour en jour.
Elle déteste l’automne. Ses journées froides, pluvieuses et venteuses, les jours de plus en plus courts, les feuilles mortes qui encombrent les trottoirs. Une pure torture.
Avec un soupir, Millicent se redresse et s’étire un instant. Sa nuque craque, douloureuse et tendue d’être restée penchée des heures sur sa table de travail. Encore une morne journée qui se termine. Parfois, elle se demande ce qui lui a bien pris, de vouloir être avocate. Ça a été un peu le choix par dépit, après Poudlard, parce qu’elle ne savait pas trop quoi faire. En soit, elle aime bien son boulot, mais elle est si souvent noyée de travail qu’elle se demande si ça en vaut vraiment le coup.
Elle a ouvert un petit cabinet à Snowshill, un village de la campagne londonienne connu pour son manoir et ses champs de lavande, et qui ne compte pas même deux cents habitants. Ici, ils n’ont pas été trop touchés par la guerre ; elle est un visage anonyme et a la liberté d’être elle-même. Elle a installé son bureau dans la dépendance de la jolie maison en pierre qu’elle a acheté, non loin de l’église. Elle s’est entourée d’une armada de sortilèges, afin de détourner l’attention des Moldus, qui ne s’étonnent toujours pas de l’afflux de clients étranges qu’elle reçoit.
Elle n’est pas très loin du tribunal régional, à quelques minutes à vol d’hibou, assez proche pour être rapidement convoquée lorsque les Aurors sur place ont besoin d’un avocat commis d’office, mais assez loin pour pouvoir vivre à la campagne. Elle ne supportait plus la ville, le bruit, les gens pressés. Ici, elle a l’impression de pouvoir réellement respirer et vivre comme elle l’entend. Elle limite ses déplacements en ville au minimum et traite tout ce qu’elle peut par courrier, ou en demandant à ses clients de se déplacer. Elle n’a qu’un seul jour d’audience par semaine au tribunal, et ça lui convient très bien.
Le ciel est gris, derrière les carreaux. Millicent grimace, puis fait la moue devant la pile de dossiers devant elle. Après un instant d’hésitation, elle referme avec fermeté celui sur lequel elle est en train de travailler. Ce sera un souci pour demain. Pour l’heure, elle va traverser le jardin et rentrer chez elle, se préparer une bonne tasse de thé, et s’enrouler dans un plaid. C’est bien la seule chose qu’elle apprécie de faire pendant cette horrible saison, par ce temps lamentable.
La jeune femme éteint d’un coup de baguette les bougies allumées dans la pièce puis enfile son manteau, une longue gabardine beige un peu usée qu’il serait temps de changer. Alors qu’elle se saisit de son sac à main, où elle a fourré quelques dossiers, au cas où elle soit motivée à travailler ce soir, un hibou cogne son bec contre la fenêtre. Millicent hésite une seconde, puis a finalement pitié du pauvre volatile.
Le grand-duc s’engouffre dans la pièce avec reconnaissance et se perche sur le dossier d’une chaise, où il ébouriffe ses plumes détrempées.
— Attention, marmonne Millicent d’une voix bourrue.
Elle lui tend tout de même une petite friandise, qu’elle garde toujours à portée de main pour les hiboux qui ne cessent de défiler dans son bureau avec des ordres de comparution ou des comptes rendus de procès. L’animal hulule avec reconnaissance et lui laisse prendre connaissance de la lettre accrochée à sa patte.
Millicent déroule le parchemin avec une moue ennuyée. Encore une demande pour une avocate commise d’office, à cette heure ça ne peut être que ça. Elle pense toujours à sa tasse de thé bien chaude et à son plaid.
Néanmoins, les quelques mots qui défilent sous ses yeux effacent bien vite ces considérations futiles. Ses yeux s’écarquillent et sa bouche s’ouvre dans une expression de surprise béate. Les bras lui en tombent tant l’étonnement est grand. Il y a un instant de flottement, très bref, mais qui lui paraît durer une éternité. Puis, sans réfléchir une seconde de plus, elle griffonne une réponse brève, et renvoie le pauvre hibou dans la tempête.
Une poignée de secondes plus tard, elle sort de chez elle en trombe dans la rue pluvieuse, le cœur battant à toute vitesse.
***
Millicent tapote la table de ses doigts avec nervosité, le regard fixé sur l’horloge accrochée sur le mur nu en face d’elle. Cela fait déjà trois minutes qu’ils la font patienter, et ce sont deux de trop.
Elle a toujours trouvé les salles d’interrogatoire glauques, mais aujourd’hui, l’angoisse qui lui étreint la gorge renforce son sentiment d’être piégée. Et pourtant, elle n’est qu’avocate, pas une criminelle, elle n’ose imaginer ce qu’elle ressentirait si elle était de l’autre côté de la barrière.
Elle se trouve dans une des salles attenantes aux cellules de détention de la prison d’Oxford. Plusieurs bâtiments ont été construits après la guerre sur le territoire afin d’abriter les prisonniers dans des conditions plus décentes qu’à Azkaban, en attendant de trouver quoi faire des Détraqueurs. Résultat, ces prisons provisoires étaient devenues permanentes, et les petits délinquants venaient purger leur peine ici. La prison d’Oxford, rattaché à la juridiction de cette ville, se trouve en réalité dans la campagne anglaise, isolée des Moldus et solidement défendue.
Millicent attend sa cliente avec une impatience qu’elle dissimule mal. La tension lui crispe les épaules et lui noue l’estomac. Elle devrait avoir l’habitude de ce genre de situations, mais pourtant, tout lui paraît différent aujourd’hui. Ce n’est pas tous les jours qu’elle connaît l’accusée qui lui a demandé de la défendre.
Enfin, la porte s’ouvre. Jenny Walter, une Aurore à qui Millicent a déjà eu affaire, entre dans la pièce, l’air vaguement embarrassée. Elle tient par le coude sa prisonnière, une Pansy Parkinson à la peau pâle et aux yeux rouges. Elle porte un uniforme brun qui ne lui sied pas du tout au teint.
— Vous avez vingt minutes, marmonne l’Auror avec gêne. Après ça, je dois la ramener en cellule pour le dîner.
— Entendu, répond Millicent d’une voix sèche.
Elle l’invite à sortir d’un signe de tête et Walter s’exécute. Elles ont toujours été cordiale l’une envers l’autre, malgré leurs métiers opposés, mais aujourd’hui, tout est différent. Parce que sa cliente n’est pas une délinquante de bas étage comme d’habitude, mais une de ses anciennes camarades.
Millicent se tourne vers Pansy, qui vient de s’asseoir en face d’elle. Le menton haut et le dos droit, elle porte ses frusques de prisonnière avec une dignité bien caractéristique malgré les traces de larmes encore présentes sur ses joues. Elle n’a pas beaucoup changé, depuis leurs années Poudlard. Ses cheveux bruns sont un peu plus longs, ses joues un peu plus creuses et son regard plus triste qu’acéré, mais c’est subtil.
— Merci d’être venue, lâche Pansy pour rompre le silence.
— Ce n’est pas comme si je pouvais ignorer ton appel à l’aide. Tu m’expliques ?
Les mains de Pansy tremblent légèrement. Elle mêle ses doigts les uns aux autres et serrent jusqu’à ce que ses jointures deviennent blanches. Elle n’a pas le droit de les dissimuler sous la table, hors des yeux des caméras. Si celle-ci n’enregistre aucun de leurs mots, il n’en est pas la même de leurs faits et gestes.
— Tu as accepté officiellement de prendre mon affaire ? demande-t-elle.
— Oui, répond Millicent après un bref silence.
— Pourquoi ?
Bonne question. Elle ne sait pas trop à vrai dire. Elle ne peut pas dire que c’est en souvenir du bon vieux temps. Elle et Pansy ne se sont plus parlé depuis Poudlard. Elles ne s’étaient pas vraiment disputées, juste éloignées. Ça n’a jamais été l’amour fou entre elles durant leurs études. Il y avait Pansy et Daphné d’un côté, Millicent et Tracey de l’autre, ç’avait toujours été un peu comme ça. Alors pourquoi est-ce qu’elle avait bondi pour venir à son aide aujourd’hui ?
— Je ne sais pas, avoue-t-elle très franchement. Peut-être parce que je me suis dit que tu étais innocente. Et que je suis la seule à pouvoir te défendre efficacement.
Elle ne le dit pas, mais le non-dit pèse lourd dans la pièce : elle est la seule à ne pas être biaisée par rapport Pansy. Depuis la fin de la guerre, même si elle a été réhabilitée par Potter, il est toujours ancré dans les mœurs qu’il faut se méfier des Mangemorts et de leurs progénitures ou associés. Les rancœurs ont la vie dure. Et comment défendre avec efficacité une personne dont on se méfie viscéralement ?
— Merci, répond Pansy très sobrement.
— Alors, tu vas me dire ce qu’il s’est passé ?
Pansy penche la tête vers l’avant, le regard fixé sur ses mains jointes. Elle paraît si vulnérable, si loin de celle qu’elle était avant. Avant la guerre, avant tout.
— Jonas est mort. Mon fiancé. Il a été empoisonné.
Sa voix se brise, envahie par la tristesse. Les quelques mots résonnent dans la pièce vide. Le cœur de Millicent se serre. Les phrases sont courtes, mais elle sent toute la détresse qui se dégage de son ancienne camarade.
— Il est mort devant moi, poursuit Pansy avec une douleur contenue. J’ai prévenu Sainte Mangouste et… J’avais encore un espoir mais… Il était mort. Je n’ai pas vu passer ces derniers jours, c’est très flou. Daphné m’a aidée à préparer l’enterrement, un notaire est venu me lire son testament. Et puis, quelques jours après la cérémonie… Les Aurors sont venus m’arrêter. Ils ont dit que lors de leur enquête, un témoin m’a vue acheter le poison qui a été retrouvé dans son organisme dans l’Allée des Embrumes, une semaine plus tôt.
Le silence s’étire quelques secondes. Pansy redresse la tête et plante son regard dans celui de Millicent. Aussi tranchant qu’un couteau. Aussi acéré qu’il l’était lors de son adolescence. Profondément triste aussi. Et humilié de cette accusation sordide.
— Je n’ai rien fait. Je suis innocente. Et je veux savoir qui a tué l’homme que j’aime.
Millicent n’a pas besoin de réfléchir davantage. Elle ne le montre pas, mais elle est émue. Sa gorge se serre. Elle n’a même pas un instant de doute : elle sait que Pansy serait incapable de commettre un tel acte, et encore plus de lui mentir avec autant d’aisance à peine quelques jours plus tard.
— Je ferai tout ce que je pourrais pour t’aider.
Une poignée de mains. Et leur pacte est scellé.