1. Il faut bien y retourner…
3 septembre 1995. Kelly Powder assistait, renfrognée, à la Cérémonie de la Répartition, dans la Cantina Grande de l’institut Lettockar. Le coude posé sur la table, appuyant sa joue sur son poing serré, elle avait visage ravagé par l’amertume, alors qu’à ses oreilles résonnaient les noms des première année, énumérés par une voix rugueuse et grossière :
- Uvodsky, Piotr !
Kelly ne parvenait pas à chasser son humeur massacrante. Bien sûr, c'étaient de belles retrouvailles avec ses meilleurs amis John et Naomi : c'était aussi le moment où les comparses se racontaient leurs vacances. Entendons par là que l'inénarrable John Ebay était à lui seule une équipée sauvage, tant chaque anecdote prenait des proportions incroyables, et pour Kelly, c'était aussi burlesque que charmant. Bien évidemment, Naomi Jane, souriante, en dévoilait le moins possible. Elle arriva tant bien que mal à faire le récit d'une sortie à la plage enthousiasmante, avec son père et sa mère. Était-ce un vrai doux souvenir, ou bien avait-elle inventé cela pour faire bonne figure auprès de ses amis ?
En fait, si leurs vacances s’étaient passées en toute sérénité, c’est parce que durant tout l’été, les élèves n’avaient pensé qu’en bien à leur école. Ce qui leur paraissait incompréhensible une fois qu’ils y étaient revenus. Et puis, la vérité leur était apparue : en sortant de l’école, ils avaient été frappés lors de leur voyage dans le Tragicobus – le moyen de transport de Lettockar - par un surpuissant sortilège d’Amnésie, qui leur avait littéralement lavé le cerveau en leur ôtant tout souvenir désagréable – c’est-à-dire les plus nombreux - pour les remplacer par une version presque enchanteresse de leur vécu. Tout cela afin qu’ils ne puissent pas avertir leurs parents de leurs incommensurables problèmes, ou bien peut-être pour les empêcher de ne pas vouloir revenir.
A peine Kelly avait-elle franchi le seuil de la forteresse que toute l'année dernière lui était revenue : ces saletés de profs, ces saletés de classes, ces saletés de cours… Leur évasion ratée vers Poudlard au mois de juin, et bien sûr, Giovanna-Paola Martoni, cette fille insupportable de leur classe que Kelly détestait de toute son âme. Cette petite teigne était aux anges, miaulant tellement son plaisir de revenir en ces murs que cela en devenait obscène.
- Les profs vont avoir le cul propre, cette année, glissa John à Kelly.
Kelly ricana le plus fort et, pour être honnête, le plus méchamment possible, de sorte que Martoni comprenne bien que c'était d'elle qu'elle se moquait. Si seulement cela pouvait effacer l'air supérieure de cette pétasse de sa tête de souris.
Du coin de l'œil, elle jetait de temps en temps un regard aux pauvres première année en pleine humiliation publique. Pour désigner la maison dans laquelle ils étaient envoyés, tous devaient plonger leur tête dans les Choixlettes magiques, des toilettes qui braillaient d'une voix suraiguë les noms de Becdeperroquet, Dragondebronze, Ornithoryx ou PatrickSébastos, suite à quoi les malheureux gamins allaient s'asseoir à la table correspondante. Kelly avait pitié d'eux et de leur mine déconfite au moment de subir le rituel. Comme si leur trajet n'avait pas été assez horrible : en plus du voyage dans le Tragicobus, il était de tradition que les nouveaux élèves traversent en canot le Lac Caca d'Oie, une immense étendue d'eau où dormait un Mégamorphe Centroïde du Jura, un monstre agressif et mortel prenant l'apparence de l'homme politique français le plus ridicule du moment. Viagrid, le demi-ogre garde-chasse du château, les avait guidés : cette année, il semblait avoir eu la main encore plus lourde que d'habitude sur la vinasse bon marché.
Attirée par leurs rires moqueurs, Kelly dirigea ensuite son attention vers la table des professeurs. Jar Jar Binns, le chevelu qui enseignait l'histoire de la magie, regardait avec intérêt les nouveaux arrivants, ses hideux yeux jaunes ambre luisant de mépris et d'un jugement de toute évidence définitif – et mauvais. Une femme aux cheveux blonds, que Kelly n'avait encore jamais eu comme professeure puisqu’elle enseignait la divination, matière dont les cours n'étaient prodigués qu'en troisième année, attendait que le temps passe d’un air impassible. Madame Binouze avait daigné descendre de son balai volant pour enchaîner les verres de vin… un rouge, un blanc, un rouge, un blanc… cela faisait rire Nosfylna Morgana, la pulpeuse professeure d'astronomie, dont les gloussements secouaient son volumineux poitrail, à la joie des regards intéressés de ses voisins. En pole position, Suppurus Grog, le maître des potions, matait comme le cochon qu'il était, se lissant sa moustache mal taillée de temps à autre. Le gros Fistule Fistwick, professeur de sortilèges boiteux, faisait jouer de manière désinvolte et ridicule un verre de brandy dans ses mains potelées, et bâillait ostensiblement. Dans la même indifférence, Pepino Pourrave, le botaniste de Lettockar, dans sa divine originalité, se roulait de gros joints, renversant son herbe, et ricanait bêtement dans sa barbe pointue à chaque appel d'un jeune élève.
Mais pour Kelly, le pire de cette bande de dégénérés était Poséidon McGonnadie, le professeur de métamorphose. Tristement inoubliable pour ses blagues racistes en cours qu'il prétendait au second degré, ce sinistre individu était le directeur de Dragondebronze, leur maison, à Naomi, John et elle ; et cela, aucun d'entre eux n'arrivait à le dépasser. En cet instant, il surveillait tout particulièrement Kelly du coin de l'œil, son regard bleuté et perçant guettant le moindre geste suspect. Kelly était certaine qu'il avait passé tout l'été à leur préparer les pires crasses pour leur deuxième année, cela ne faisait aucun doute. Pour cela, il était le roi…
L'impunité de cette clique était assurée par l'immense bonhomme qui présidait la cérémonie : Niger Doubledose, le directeur de Lettockar, qui trônait fièrement, coupe de whisky à la main, hurlant ses ordres de sa voix de stentor qui portait dans toute la Cantina Grande, se réverbérant sur les armures de samuraï devenues folles et réveillant les fantômes, qui étaient venus se joindre à la fête. Le spectacle se rejouait sous les yeux de Kelly, et ce qu'elle sentait distinctement, c'était l'étau qui se resserrait sur son corps d'adolescente, qui voulait hurler, plutôt que de manger de la soupe de citrouille – en plus, à tous les coups, un cuisinier avait craché dedans. Elle savait que dans ce théâtre, elle n'était pas actrice, et cela la révoltait, malgré la bonne humeur de John et Naomi qu'elle était si heureuse de revoir après les vacances d'été…
Les vacances, se dit-elle en mangeant après la Cérémonie de la Répartition, étaient bien finies : hello again les humiliations, les cours débiles et toutes les absurdités qui parsemaient le château. Lettockar rimait bien avec cauchemar… mais cette année, tout comme l'année dernière, elle ne se laisserait pas faire. En juin, John, Naomi et elle avaient raté leur coup en voulant s'enfuir pour se réfugier au collège Poudlard ; mais cela ne voulait pas dire qu'ils baisseraient les bras. Tout au long du repas, elle songea à la façon dont elle allait se positionner en cette deuxième année, quand soudain...
- Hé Kelly, tu rêves ? Il est temps d'aller trouver ton pageot, allez ! s'exclama une voix qui l'arracha de ses pensées.
C'était Peter Shengen, le préfet de Dragondebronze. Un grand garçon aux cheveux coiffés en dreadlocks, paisible et bienveillant, qui avait pour charge de guider les plus jeunes élèves tout au long de leur scolarité. Il lui souriait d’un air légèrement désolé. Kelly ne s’était même pas aperçue que le festin était fini. Confuse, elle acquiesça d’un signe de tête, et rejoignit ses camarades de deuxième année en compagnie de John et Naomi.
Mot de passe au portrait des Istaris, petit lit, un peu de calme, enfin. Kelly trouva le sommeil sans joie… mais quelque chose allait devoir changer.
Le lendemain matin débuta donc leur deuxième année à l’école de sorcellerie. La grande nouveauté, pour Kelly et ses amis, c’était la mise en commun des cours. Pendant leur première année, les cours étaient dispensés entre les différentes maisons (sauf pour l’astronomie, mais comme ces heures passées avec le professeur Morgana oscillaient entre la gêne et l’ennui, personne ne se souvenait trop de ce qu’il s’y passait) : désormais, les effectifs étaient multipliés par quatre, avec les camarades de classe de BecdePerroquet, Ornithoryx et PatrickSébastos.
Bien que cela avait tendance à indifférer Kelly, il y avait quelque chose d’effrayant dans cette concentration plus importante de jeunes personnes. Naomi, qui avait des tendances agoraphobes, ne se sentait pas tout à fait à l’aise.
- Je ne suis pas agoraphobe, mais ochlophobe…
- C’est pareil, non ? dit John d’un air bête en croquant dans sa tartine beurrée.
Naomi leva les yeux au ciel. Elle avait l’air un peu pâle, et avait un mal fou à avaler son croissant ; à l’inverse, pour se donner du courage, John tentait de manger le plus possible, tout en évitant de se faire moucharder à un préfet par un fantôme indiscret… Kelly tenta de se montrer rassurante envers son amie.
- Mimi, on a déjà fait un an ici, on a vu pire ! C’est pas trente clampins de plus qui feront la différence…
- Je dirai même plus ! proclama John, même si l’année dernière on était dix, c’est pas pour autant qu’on s’emmerdait pas !
Naomi n’en menait pas large. Elle ajouta :
- Ça ne me rassure pas vraiment… Et puis, j’ai aussi peur que, si c’est plus le bordel qu’avant, les profs soient encore plus méchants…
- Ouais… ! Mais peut-être qu’on va mieux se fondre dans la foule ! répondit John, imperturbable dans sa gaieté, ce qui fit pouffer Kelly.
- Comme s’ils pouvaient nous oublier ! Écoutez, de toute façon, la question n’est pas là. John a raison, faut pas se prendre la tête, et au pire, tu fais une crise d’octophobie, nous on sera là avec toi, tu quittes le cours, t’en as rien à foutre. On va pas se mettre dans des états comme ça pour ces cons, non ?
Kelly avait réussi à rendre son sourire à Naomi, qui engloutit son croissant sur la route, car il était déjà l’heure de se presser pour le premier cours
.
Balai volant. On aurait pu imaginer pire comme entrée en matière dans cette nouvelle année, bien que le budget de l’école n’eût pas augmenté depuis la dernière fois : c’étaient toujours les mêmes Nimbus 95… Peut-être avaient-ils perdu quelques pailles depuis les vacances ? Madame Binouze avait elle-même les cheveux en bataille. Elle n’avait pas dû bien dormir, après sa soirée alcoolisée de la veille. Elle mâchait un chewing-gum en faisant l’inventaire, sans pour autant faire l’appel : elle comptait les élèves de ses petits yeux de rapace.
Des élèves, en effet, il y en avait, une quarantaine, toutes maisons confondues. On était en extérieur, mais ça ne changeait rien au malaise de Naomi, qui ne pouvait vraiment pas s’empêcher d’être un peu nerveuse, et de fixer le tapis d’herbe piétinée. John lui posa de manière presque imperceptible la main sur l’épaule pour la rassurer, tandis que lui aussi jaugeait ces visages méconnus. Kelly ne reconnaissait que vaguement un ou deux visages aperçus tout au long de l’année : il faut dire que l’année passée, la petite troupe avait eu mieux à faire que de se mélanger aux autres. En voyant que certains groupes se constituaient, que des petites bandes blaguaient déjà entre elles, avec parfois des élèves affichant les blasons de différentes maisons, Kelly commençait à se dire que c’était peut-être un peu dommage.
- Vous avez pas fini de piailler, les pigeons ?
C’étaient les premiers mots de la prof de balai, tombés nets comme un faucon sur sa proie. Le silence se fit : Binouze n’avait guère envie d’être agréable. Elle se saisit du manche de son véhicule céleste, avec la même lourdeur que si elle allait balayer la cour : elle allait balayer les cieux.
- Vous vous rappelez comment ça marche, c’t’engin-là ? Z’avez pas oublié pendant les vacances ?... Alors, allez, réveillez-moi un peu vos bouts de bois ! Et que ça saute…
Comme l’année dernière, il fallait presque hurler « Debout !!! » à son balai pour qu’il daigne se dresser, mais cette fois-ci, il n’aura pas fallu toute l’heure pour que chacun ait bien en main son appareil : dix minutes furent suffisantes, bien que ce fût largement trop – quand Doubledose allait-il investir dans de meilleurs modèles ? On ne demandait pas un Eclair de Feu, mais au moins un Nimbus XP, qu’on n’ait pas à s’égosiller comme ça le lundi matin…
- Bon, c’est pas si mal…, soupira la prof. Aujourd’hui, pour se remettre en jambe, on va faire quelques longueurs en rase-motte, le long du stade, pépère. On va pas se prendre la tête. C’est la première fois que vous allez convoler aussi nombreux, ce serait déjà pas mal si personne se rentre dedans…
Certains ricanèrent, tandis que Binouze affichait sa caractéristique expression détachée ; la tête toujours droite, un léger strabisme, et derrière les cernes, elle faisait rouler ses pupilles de gauche à droite, inspectant chaque rictus sur chaque visage, du plus acnéique au plus décoiffé. Elle prit une voix plus solennelle et continua ainsi :
- L’an dernier, vous avez vu le tournoi de Crève-ball : c’est vrai que c’est extrêmement rare que des premières années intègrent l’équipe de leur maison dès leur arrivée. Par contre, comme chaque année nous perdons des éléments, il nous faut du sang frais, et croyez-moi, pour ceux, et celles, qui veulent des émotions fortes, y’a pas mieux que notre bon sport local. J’ajoute : si vous intégrez l’équipe de votre maison, vous êtes dispensé de cours le lundi matin…
Kelly s’en souvenait, et pas qu’un peu, du tournoi de Crève-ball, ce sport totalement irresponsable qui finissait la plupart du temps dans les effusions de sang, les points de suture, et la peur de voir quelqu’un tomber à n’importe quel moment. Qu’est-ce qui pourrait bien motiver à intégrer une équipe de ce « jeu » si dangereux ? A moins d’être totalement suicidaire, elle ne voyait pas…
- Becdeperroquet ayant gagné l’an dernier, vous êtes dispensés : ça ne veut pas forcément dire qu’il n’y aura pas d’entraînement !... Mais les trois autres maisons, réfléchissez-y. Allez, assez blablaté : on enfourche…
Et c’était parti : cette quarantaine d’enfants se remit en route sur les « engins », avec plus ou moins d’aisance. Certains tombaient lourdement, presque à chaque effort, comme un enfant sur un vélo, tandis que d’autres au contraire, s’élançaient avec élégance (du moins toute l’élégance possible avec ces machins pourris qui manquaient de planter à chaque mouvement), pestaient de ne pas voler plus haut… Et ça se moquait des traînards, et Binouze, qui était perchée plus haut et surveillait le groupe – pas du tout homogène, sifflait ses ordres comme une crécerelle à coup de « Relève-toi ! », « Plus haut, les genoux, derrière ! », « Eh devant, vous croyez que je vous vois pas ?! » C’était une cohue assez irrespirable, et Kelly se sentait comme une bête de somme. Elle, John et Naomi étaient pris au milieu de la foule compacte, John dandinant ses fesses pour maintenir un semblant d’équilibre, jurant toutes les cinq secondes, insultant sa « maudite bécane ! », tandis que Naomi serrait les dents et inspirait lourdement, sur son balai fébrile et vacillant. Kelly veillait, surveillait, se disait « allez, c’est bientôt fini ». Elle était plutôt à l’aise sur son balai, mine de rien. Ça lui avait manqué, pas les cours, juste cette sensation inouïe : voler.
A la fin du cours, en laissant les balais dans les vestiaires, Kelly aperçut une camarade de sa classe, Gudrun Emilsdottir, partir s’adresser à la prof.
Sur le déjeuner planait l’ombre du cours de métamorphose, qui était le programme de l’après-midi. Les images du dernier échange avec McGonnadie revenaient en mémoire à Kelly.
« Tais-toi, petite conne. Tu ne réalises donc pas la chance que tu as ? … »
Kelly n’avait pas encore parlé à ses deux comparses de la punition que lui avait infligé leur directeur de maison : elle devait intégrer l’équipe de Crève-ball de Dragondebronze cette année. Ça voulait dire, participer à des jeux potentiellement mortels, pour elle, pour ses coéquipiers et ses adversaires. Ça voulait aussi dire qu’elle n’irait plus en cours le lundi matin, qu’elle les laisserait seuls commencer la semaine, sans elle, sur des balais pourris, et qu’elle allait s’entraîner pendant ce temps-là à devenir une machine à tuer pour le plaisir sadique du regard des profs. Elle pensait à l’Espagne, à la corrida. Dans sa tête tournait en boucle les mêmes mots : « J’irai pas, j’irai pas, j’irai pas, m’en fous, j’irai pas… »
- Il paraît qu’en deuxième année, à Poudlard, ils commencent à métamorphoser directement des animaux…, dit Naomi pour crever l’abcès.
- Les métamorphoses d’humain en animal, ça je m’en souviens, maugréa John.
Il ne risquait pas d’oublier le tout premier cours de métamorphose qu’ils avaient eu à Lettockar, au cours duquel le professeur l’avait transformé en singe. Cet épisode l’avait réellement traumatisé, et sa rage contre McGonnadie n’avait depuis cessé de croître – toujours bien présente tandis qu’il piquait des haricots trop verts. Kelly prit alors la parole.
- Rêve pas, Mimi, ici ce sera jamais comme à Poudlard. Il va sans doute nous montrer comment transformer une portugaise en boule de poils…
- En abominable homme des neiges ! renchérit John, ce qui fit rire Naomi, un rire timide et tendre qui restait trop souvent emprisonné – ce qui faisait aussi sa préciosité.
- Ne CoNfOnDeZ pAs VoTrE bAgUeTtE aVeC uNe BaNaNe, Ebaaaaaaay ! renchérit Kelly en faisant des grimaces, singeant l’austère professeur.
- Oooh, regardez-moi ! Je suis McGrosconnard ! J'ai un Brossdur dans le cul et je vais vous apprendre à transformer du caca en loukoum !
John et Kelly avaient beau essayer de se moquer en restant à un volume raisonnable, afin d’éviter de se faire remarquer, Naomi commençait à vraiment rougir et se retenait d’éclater de rire, elle en pleurait presque. Soudain, Kelly remarqua qu’une personne les observait…
Giovanna-Paola Martoni, du coin de son œil vicieux, jugeait la scène, dont elle devinait les tenants et aboutissants. Qu’est-ce que cette petite lèche-cul pouvait bien penser ? Et de quel droit arborait-elle ce petit air supérieur ? La voilà qui se retourne, lâche un mot à ses camarades de cantine, et désormais, tous regardent le trio, ricanant, condescendant, et échangent encore entre eux.
A ce moment précis, et tandis que John se mettait à faire des imitations de moins en moins ressemblantes, et de plus en plus grotesques, Kelly éprouva une certaine gêne, qui allait bien vite se répandre entre ses compagnons. Pour se donner du courage, ils faisaient les idiots, comme on le fait très souvent dans les cours d’école primaire, chez les moldus comme ailleurs. Bien que cette parenthèse les eût fait rire, le trio se résolut à se préparer pour le cours de métamorphose.
Les élèves de deuxième année des quatre maisons prirent place dans la salle de classe : comme c’était à prévoir, les maisons ne se mélangeaient pas. Il y avait quatre blocs opaques de jeunes personnes – comme cela, quand il s’agirait de distribuer les bons et les mauvais points, le professeur saurait repérer à quel jardin appartenait les mauvaises graines.
Celui-là même qui distribue les bons et mauvais points, était au centre de la pièce, balayant les arrivants d’un regard qui suffisait à inspirer la crainte et imposer le silence. Kelly quant à elle, évitait soigneusement de regarder dans sa direction ; son attention fut bientôt retenue par les cages. Sur les pupitres déglingués, se trouvaient en effet des cages rectangulaires de petite taille, qui n’étaient pas toutes fraîches non plus. Tout le monde avait vu, mais personne n’osait rien dire : on savait que dans un cours de McGonnadie, il valait mieux ne pas être la première personne à ouvrir la bouche. Quand tout le monde eût trouvé sa place, le cours commença.
- Bonjour à tous, bienvenus dans ce nouveau cycle d’apprentissage, et histoire de détendre l’atmosphère : oui, ce sont bien des rats qui sont dans les cages devant vous. S’il y a des petits snowflakes un peu sensibles dans ma classe, ils ont vingt secondes pour évacuer leur stress ou alors pour évacuer la salle.
Quelques soupirs et râles d’écœurement s’élevèrent dans la salle. Kelly, Naomi et John regardèrent de plus près les cages devant eux. C’étaient en effet des rats bruns, comme on pouvait en voir chez les moldus : même museau frétillant, même petites moustaches, même queue en ver de terre, mêmes petits yeux noirs. Ils tournaient dans leurs prisons et regardaient avec étonnement les sorciers-souriciers. Naomi eut une réelle expression de dégoût, John lui parla d’une cousine à lui qui en avait déjà eu quatre, et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Kelly regarda longuement son rat dans les yeux…
- Voilà, ça fait vingt secondes, reprit McGonnadie. Regardez bien ces rongeurs, ils vont être nos sujets d’expérience…
- Monsieur, d’où ils viennent ces rats ? demanda une élève à l’autre bout de la classe, d’une voix un peu inquiète.
- Et on commence notre première sanction : 10 points en moins pour BecdePerroquet pour m’interrompre aussi grossièrement. Si ça vous intéresse, sachez que ces rats norvégiens sont élevés dans l’enceinte de l’école, depuis plusieurs générations, et qu’à l’heure actuelle c’est bien évidemment notre garde-chasse Viagrid qui veille sur leur éducation et leur élevage. Oui, toi là-bas qui lève la main ?
- Ils ont pas la peste au moins ? demanda la voisine de la précédente, avec une pointe d’ironie dans la voix.
- Ce ne sont pas les rats qui transmettent la peste, ce sont les puces (à ce moment précis, Kelly aurait juré voir quelque chose bondir hors du pelage de son rat). Et la prochaine personne qui intervient inutilement pourrait bien finir dans une de ces cages. Est-ce clair ?
McGonnadie savait imposer ces silences froids et coupants comme des lames. Kelly s’en fichait pas mal, continuait de regarder le petit animal. « Finir dans une de ces cages… »
- Vous n’aimez peut-être pas les rats, et ce n’est pas grave : les rats ne vous aiment pas non plus, continua le professeur. Le but de ce premier cours sera de leur donner une forme plus convenable, car la seule vue de ces bestioles vous repousse, n’est-ce pas… ? Pourtant, regardez-les biens. La plupart de ces rongeurs sont plus intelligents que bon nombre d’entre vous. Toujours en première ligne pour l’évolution du savoir, pour les expérimentations… Moldus comme sorciers s’en servent. Seulement, à la différence des moldus, nous, on s’en sert pour faire quelque chose de classe.
Il marqua une pause. L’assistance était plutôt incrédule, c’était toujours un peu magique d’amener des animaux à l’école – évidemment, à Lettockar, il fallait que ce soit des rats d’égouts dégoûtants…
McGonnadie ouvrit la cage qui se trouvait à côté de lui. Le gros rat en sortit timidement. On aurait juré que le regard du professeur était presque carnassier. Il se saisit de sa baguette, la pointa sur l’animal… En un rayon, le rat avait laissé place à…
- Une chope de bière ! Rien de tel pour célébrer les racines norvégiennes de ces bestioles…
Il se servit une longue rasade de bière, sa baguette servant de robinet, et l’engloutit sans retenue devant sa classe, sous le choc. Maria Talbec leva la main.
- Monsieur, ça veut dire qu’on va pouvoir boire ?
- Bien sûr, une orangeade pour vous, laissez les boissons plus raffinées aux adultes. J’ai une éthique personnelle tout de même… Allez, au turbin tout le monde ! Vous pointez le museau, vous pointez la queue, et la formule c’est : Chopa Chapo. Des questions ?
Pas de question. Les élèves commencèrent à ouvrir les cages, et bientôt on entendit un hurlement résonner dans toute la salle : Milosz s’était fait mordre par son rat, commençait à pleurer un peu. « Va mourir de la peste bubonique ailleurs ! » croassa McGonnadie. Il alla donc à l’infirmerie en maugréant un « Et c’est parti, putain de bordel… Souris de merde ! » Martoni pouffa. Tout le monde s’affairait tranquillement, les animaux étaient plutôt dociles, se laissaient faire – sans doute en avaient-ils vu d’autres. John, très simplement, parlait à son rongeur, « Allez viens là bonhomme, donne la papatte, mais oui t’es mignon toi », comme Kelly aurait pu parler à Nikita (quelle tristesse d’avoir laissé sa petite Colley chez ses parents, et en même temps, elle n’aurait pas voulu infliger Lettockar à sa chienne bien -aimée). Il fallut dix minutes et des regards insistants de McGonnadie pour que Naomi se retrousse les manches et commence à travailler sur son rat. John, qui galérait, continuait de parler à son rat.
Kelly ignorait plutôt les bruits ambiants, tous ces élèves qui tentaient de prononcer clairement la formule, s’y reprenaient à dix, quinze, vingt fois durant toute l’heure… Certains s’entraidaient, comme Gudrun et son amie Ludmilla Suarlov, qui une fois sur étouffaient un gloussement quand leurs tentatives échouaient. Martoni clamait bien fort et distinctement la formule, donnait de grands gestes amples à son mouvement de baguette. Kelly ferma les yeux, inspira, prononça une nouvelle fois la formule. Là, le rat prit peur. Il sauta sur l’écolière, s’engouffra dans son chemisier. Elle réprima un cri d’effroi, mit les mains sur sa bouche, quelques personnes se retournèrent vers elle. Elle tenta de garder le contrôle. Elle mit la main sous ses vêtements, attrapa une petite chose velue – immonde ! – et posa sur la table un étrange et minuscule gobelet à moustaches avec deux petites pierres incrustées : les yeux du rat, qui semblaient la regarder toujours avec la même peur !
- Bravo, mademoiselle, excellent travail, dit le professeur.
Kelly ne comprit pas tout de suite, puis tourna la tête, vit une belle chope de bière sur le pupitre de Naomi, situé non loin du sien. Mimi avait encore réussi mieux que tout le monde d’entrée de jeu : on ne changeait pas les bonnes habitudes.
Quelques minutes avant la fin du cours, Ludmilla fut la deuxième à réussir à métamorphoser son rat en choppe. McGonnadie trinqua donc avec elle et Naomi, les deux seules à avoir réussi dans l’heure parfaitement l’exercice – peut-être n’était-ce pas un hasard si elles venaient toutes deux de Dragondebronze, dont le professeur de métamorphose était le directeur… Tout le monde applaudit néanmoins quand elles trinquèrent ; Naomi, qui à son habitude était assez tendue, avala de travers et s’étouffa un peu, ce qui entraîna quelques rires de toute évidence malveillants.
Kelly était juste impatiente que cette première journée se termine. Avec John, elle attendit Naomi, et lorsque le trio s’apprêta à quitter la salle…
- Kelly Powder, j’attends avec impatience de te voir en action pour le match de Novembre. N’oublie pas d’aller t’entraîner, hein ! Attention aux étourderies… asséna McGonnadie.
« Ta gueule, va crever en enfer, pauvre type ! » pensa très fort Kelly.
Elle serra les poings jusqu'à enfoncer ses ongles dans ses paumes. John et Naomi regardèrent le professeur, puis elle. Elle avança sans dire un mot. Le trio partit.
Ils avancèrent avec célérité dans le couloir. John voulait lâcher une vacherie quelconque sur McGonnadie, pour détendre l’atmosphère, comme il s’était habitué à faire, mais par prudence et timidité, il n’en fit rien. Kelly était plus que furax : elle était outrée, humiliée. Elle voulait enfoncer sa tête dans un oreiller et hurler dedans – à Lettockar, c’était un coup à avaler de la naphtaline.
- C’est vrai que tu vas intégrer l’équipe de Crève-Ball ?
Oh non. Pas elle. Surtout pas.
- Il faudra que je me tienne au courant, alors…
C’était Martoni.
-… pour savoir sur quelle équipe ne pas parier !
Personne ne dit rien, mais John lui jeta un regard vénéneux. Naomi leva les yeux au ciel. Kelly regarda droit devant elle.
Il y a des jours où on ferait mieux de rester au lit…