Cuthbert Binns ne s’était pas rendu immédiatement compte qu’il était mort.
Il s’était assoupi, un jour, après une épuisante matinée d’enseignement. La Mort l’avait fauché entre deux piles de copies à corriger et respirations paisibles. Et c’est tranquillement qu’il avait rouvert les yeux pour assurer son premier cours de l’après-midi.
Pressé qu’il était de parler de la Première Révolte des Gobelins aux Poufsouffle qu’il avait à cette heure, il avait traversé le tableau noir au lieu d’emprunter la porte. Trois élèves s’étaient évanouis sous le choc ; comprenant, Cuthbert avait tout de même tenu à assurer son cours, imperturbable. Il aurait tout le temps de s’inquiéter plus tard.
Tout ceci ne l'inquiétait d'ailleurs pas vraiment.
Au contraire, même.
Alors qu’il lisait comme à son habitude soigneusement et à voix haute la leçon du jour, il réalisait doucement. Non sans émotion, il frôlait de son index le parchemin qui se faisait tour à tour solide et vaporeux. Tout était dans la volonté. Sa volonté. Solide… Vaporeux… Solide… Vaporeux… Il se sentait étrangement puissant.
Ainsi donc, il échapperait à la physique et à la dure loi du temps qui passait.
Le temps…
La seule de ses limites, de son vivant.
Combien de fois avait-il souhaité repousser les limites ? Combien de fois avait-il prié pour que les journées ne comptent plus vingt-quatre mais cinquante ou soixante heures ? Que les secondes soient des heures et les semaines des mois entiers ?
Le temps…
Les semaines ne comptent que sept jours, Cuthbert, et c’est ainsi…
Il en avait tellement, dorénavant, devant lui. Du temps.
Du temps pour lui, du temps pour la réflexion, du temps pour éplucher avec attention toutes les productions humaines et non-humaines que la terre n’ait jamais portées et ne porterait jamais. Le savoir encyclopédique à portée de main : quel rêve pour l’historien !
Il faut choisir, Cuthbert, tu ne peux pas tout avoir ou savoir…
L’incomplétude : telle avait toujours été l’angoisse de sa vie. Ne jamais parfaitement savoir. Ne jamais totalement maîtriser le monde. Devoir faire des choix, et donc renoncer quelque part. Accepter une vie de renoncements. Accepter, toujours, que certaines choses viendraient à lui échapper. Rien n’était pour lui aussi désagréable que cette sensation que quelque chose lui échappait… mais les choses ne lui échapperaient plus.
Vaporeux… Solide… Vaporeux… Solide…
Les choses ne lui échapperaient plus. Au contraire, il tendrait toujours davantage à les rattraper. Rattraper le temps perdu. Rattraper les occasions manquées. Reprendre un temps d'avance, sur les autres mais surtout sur la vie.
Le temps joue contre les vivants, Cuthbert, et c’est toujours lui qui gagne…
Oh.
Pas pour lui.
La finitude qu’il avait tant redoutée l’avait libéré de son plus grand drame. Il ne s’était jamais senti plus léger que dans l’éternité.
Un fond de tiroir des Combats à mort, retravaillé cette semaine. -12 parce que ça parle de mort, mais rien de graphique ou de violent, juste le questionnement existentiel d'un fantôme.
Bonne lecture !