C’était une matinée parfaitement banale.
Je venais de boucler une enquête pas particulièrement passionnante et le soleil brillait au travers de la devanture de mes modestes locaux, faisant apparaître les traces disgracieuses laissées par la pluie sur la grande baie vitrée. N’importe qui d’autre que moi aurait sans doute pris la note mentale de dire à Kreattur (l’elfe de maison timbré que j’ai hérité de ma foldingue de mère) de venir faire le ménage, mais pour ma part, je ne les avais même pas remarquées, pas plus que la fine pellicule de poussière qui recouvrait les meubles en bois brut de mon bureau. Mais pour ma défense, j’étais distrait par des choses ô combien plus importantes.
Une femme était assise sur la chaise de l’autre côté de mon bureau et je n’avais d’yeux que pour elle. Qui pourrait m’en blâmer ? Trop jeune pour être vieille mais également trop vieille pour être jeune, elle portait un parfum discret qui, par bonheur !, ne parvenait pas à masquer celle sucrée de sa peau. Et sa robe de sorcière à la dernière mode me laissait deviner une silhouette galbée comme je les aimais, pourvu qu’elle se penche un peu plus en avant, et son visage encadré de cheveux blonds était serti d’iris bleus comme des saphirs – mais comme des saphirs mouillés, car elle pleurait. Elle pleurait, parce que je venais de lui fendre le cœur, la pauvre biche.
-Un mouchoir ? lui proposai-je en invoquant un morceau de tissu immaculé d’un coup de baguette nonchalant.
La femme le prit sans une seule seconde d’hésitation, laissant apparaître la naissance de ses seins dans son décolleté, qui disparut malheureusement bien trop vite lorsqu’elle s’enfouit le visage dans le carré de tissu. C’est dommage, regrettai-je. Elle est plutôt belle, quand elle se met en colère… Je mourais d’envie de lui proposer mon épaule pour la consoler mais je m’en retins : pas d’aventure avec les clientes ! C’était l’une des premières règles que je m’étais édictées en ouvrant mon agence de détective privé. D’un autre côté, j’avais toujours été d’avis que les règles n’avaient pas d’autre utilité que celle d’être enfreintes, alors…
À l’époque où j’avais acheté ma première licence d’enquêteur indépendant, je venais tout juste d’être innocenté des crimes pour lesquels j’avais injustement passé douze interminables années à Azkaban. Si j’avais cru, au sortir du procès, que le pire était désormais derrière moi et que je pourrais enfin faire table rase du passé, je m’étais planté en beauté : cette période de ma vie – cette renaissance –, n’a pas été une partie de plaisir, loin de là !
Une fois passé l’euphorie de ma liberté recouvrée, j’avais rapidement dû me rendre à l’évidence : il fallait que je me reconstruise non seulement en tant qu’homme, mais également en tant que sorcier. D’ailleurs, je me rappelle parfaitement que le gratte-papier du Département de la justice magique qui m’avait remis le précieux sésame m’avait ri au nez, manifestement amusé de voir un ancien taulard vouloir se la jouer justicier. Comme s’il savait la moindre idée de ce que j’avais dû endurer pendant toutes ces années à cause d’incapables comme lui ? Ce n’est là qu’un exemple des nombreux trolls avec lesquels j’ai été confronté après ma relaxe, mais je m’éloigne du sujet…
L’envie de faire quelque chose pour aider les rebus de la société sorcière m’avait toujours habité ; après tout, quoi de plus normal, puisque j’en étais un moi-même ? Fugueur renié par mes parents partisans du sang pur, le besoin de me battre pour l’honneur des nés-Moldus était rapidement devenu physique ; j’étais jeune et assoiffé de combat, je voulais casser du Mangemort mais sans me soumettre à une quelconque autorité, et le professeur Dumbledore m’avait donné l’occasion de me défouler en me faisant intégrer l’Ordre du Phénix. Mais à trente-quatre ans et après une erreur judiciaire qui m’avait à tout jamais fait passer l’envie de travailler pour le ministère (merci bien), j’avais définitivement renoncé à l’idée de postuler au Bureau des Aurors.
Pourtant, cette soif de justice et d’aventure ne s’était pas tarie, bien au contraire : ce besoin refoulé pendant mes douze années de prison avait fait naître en moi une rage encore plus forte et profonde que celle qui m’habitait déjà dans ma jeunesse, provoquant une douleur cruelle et lancinante entre mes côtes. Je ne pouvais pas rester oisif une seule seconde de plus, c’était impossible ! Sauf que voilà, je ne savais pas quoi faire de ma viande… jusqu’à ce que Harry, mon cher filleul !, me suggère d’ouvrir ma propre agence de détective privé.
Avec le recul, je pense qu’il avait dit cela sur le ton de plaisanterie, mais moi, sur le moment, je l’avais pris au mot. Et quelques temps plus tard, j’offrais mes services sous le nom de « Black Investigation », m’imaginant déjà résoudre des crimes et redorer mon blason auprès de la communauté magique britannique restée méfiante à mon égard, les poings sur les hanches et le menton relevé d’un air triomphant, tel le vengeur que tout le monde attendait.
Et cette fois encore, je m’étais planté.
Au lieu de palpitantes affaires de meurtres ou d’enlèvements, où l’ensemble de mes capacités magiques et intellectuelles seraient mises à profit pour démasquer les coupables et les livrer au Bureau des Aurors, leur riant au nez de faire leur boulot à leur place, je me retrouvais cantonné à de sordides histoires de divorces, et ce jour-là ne faisait pas exception.
Cette femme assise en face de moi et qui pleurait toutes les larmes de son corps m’avait chargé, quelques semaines plus tôt, d’espionner son mari qu’elle soupçonnait d’être infidèle. Et bien sûr, je n’avais pas tardé à trouver des preuves que ses craintes étaient fondées. Comme pratiquement à chaque fois, d’ailleurs, sauf que dans son cas, je n’arrivais pas à comprendre le mari. Il faut croire qu’il y a vraiment des idiots…
-Puis-je faire autre chose pour vous ? demandai-je poliment, n’en pouvant plus de ces sanglots sans fin.
-Non, articula-t-elle avec difficulté en s’efforçant de sourire. Je vous remercie pour votre efficacité. Ce n’est évidemment pas le résultat que j’espérais, mais…
Je hochai la tête d’un air qui se voulait compatissant puis me levai de mon confortable fauteuil au siège pivotant, avant de raccompagner la femme jusqu’à la porte.
Je la regardai s’éloigner en direction du Chemin de Traverse, m’imaginant la revoir dans un tout autre contexte (et surtout, beaucoup plus dénudée), puis, lorsqu’elle eut disparu au milieu de la foule, je jetai un coup d’œil à ma montre à gousset glissée dans la poche de mon veston. Il était déjà midi passé et je commençais à sentir mon estomac se contracter douloureusement – et pour une fois, cela n’avait rien à voir avec l’envie de provoquer un mage noir en duel.
-Accio veste et feutre ! dis-je en pointant ma baguette vers le porte-manteau.
Il avait beau faire un soleil splendide en ce début septembre, le fond de l’air se faisait plus frais depuis quelques jours. Je sortis à mon tour dans la rue.
Mon agence se trouvait au rez-de-chaussée d’un bâtiment à l’angle du Chemin de Traverse et de l’Allée des Embrumes. J’avais choisi cet endroit pour des raisons stratégiques, puisqu’il s’agissait, à mes yeux, du carrefour idéal pour être au courant de tous les coups fourrés qui se tramaient dans le coin, surtout quand on avait l’avantage de connaître les bonnes personnes (ainsi que les mauvaises), comme c’était mon cas. Je refermai soigneusement la porte de mon bureau à l’aide d’un sortilège complexe que j’étais le seul à connaître puis remontai en direction du Chaudron Baveur, où j’avais l’habitude de venir déjeuner.
La guerre avait pris fin quatre ans plus tôt ; le pub de Tom était toujours très fréquenté depuis lors, mais ce jour-là, il était plein à craquer et semblait secoué d’une grande agitation. Bah, pensai-je en haussant les épaules, c’est l’occasion d’aller rendre visite à ce vieux grincheux d’Abelforth ! Même s’il va sans doute me passer un savon parce que je ne soutiens pas son commerce assez souvent… Je secouai la tête et poussai un soupir, amusé par avance de la réaction de mon vieil ami, et me concentrai sur ma destination : le village de Pré-au-Lard.
La grand-rue de la seule bourgade de Grande-Bretagne à n'être habitée que par des sorciers était balayée par le vent, faisant tourbillonner les premières feuilles mortes et ébouriffant les cheveux qui me tombaient sur la nuque. Je jetai un regard aux vitrines des échoppes et esquissai un sourire nostalgique, faisant sans doute apparaître les quelques rides que le temps avait creusées autour de mes paupières mais qui, je voulais le croire, me rendaient d’autant plus charmant (les hommes, paraît-il, sont comme le whisky Pur Feu et mûrissent avec le temps). Chaque fois que je me retrouvai au cœur de ce village, je nous revoyais, James, Remus, Peter et moi, si jeunes et insouciants, en train de faire les quatre cents coups. Oui, même Queudver-le-traitre me manquait dans ces moments-là…
Je secouai à nouveau la tête, chassant ces souvenirs à la fois tendre et douloureux pour revenir à la réalité du présent. Le village avait été dévasté par Lord Voldemort en personne quelques semaines avant la fin de la guerre mais avec du temps, de la patience, de l’huile de coude et de la magie, il avait pu être reconstruit à l’identique. Jamais encore on avait connu un tel élan de solidarité au sein de la communauté sorcière de Grande-Bretagne ! C’était l’un de ces accomplissements dont nous pouvions être vraiment fiers.
Les talons de mes santiags claquant contre les pavés, je remontai la rue d’un pas rapide en passant devant Les Trois Balais (visiblement aussi bondés que ne l’était Le Chaudron Baveur), puis bifurquai bientôt dans une rue adjacente. Quelques instants plus tard, j’arrivai en vue de l’enseigne aux gonds rouillés de La Tête de Sanglier et me renfrognai en constatant qu'une grande agitation régnait également devant la porte du pub crasseux d'Abelforth. Or ça, c’était tout à fait inhabituel.
J’étouffai un grognement mécontent. N’était-il donc pas possible de déjeuner en paix un jour de semaine, nom d’une gargouille encrassée ? Les gens n’avaient-ils donc pas de travail à faire ? Je fourrai les mains dans mes poches et m’approchai en donnant des coups pieds dans tous les cailloux qui se trouvaient sur mon chemin dans l’espoir d’évacuer ma frustration. C’est alors que je reconnus parmi la foule des badauds une silhouette familière, celle d’un jeune homme efflanqué, aux cheveux roux et au visage couvert de taches de rousseur.
-Ron ? appelai-je, les sourcils froncés d’étonnement.
Le jeune homme se retourna et me dévisagea lui aussi d’un air stupéfait.
-Sirius ! s’exclama-t-il.
Il souleva le cordon violet qui était tendu entre les deux côtés de la ruelle pour empêcher les gens de passer et s’approcha à grandes enjambées.
-Qu’est-ce que tu fais ici ? me demanda-t-il.
-Je te retourne la question, répondis-je en tendant le cou pour voir à quoi rimait tout ce remue-ménage.
D’un réflexe inconscient, je cherchai la tignasse noire de jais de mon filleul mais, bien sûr, ne la trouvai pas : Harry était parti quelques jours plus tôt pour une lune de miel romantique avec Ginny, la sœur de Ron, qu’il venait tout juste d’épouser.
-Je suis sur une enquête avec le Bureau des Aurors, expliqua le rouquin en s’arrêtant à ma hauteur. Il y a eu un meurtre.
-Un meurtre ? répétai-je, abasourdi. Qui a été tué ?
-Abelforth, grommela Ron d’un air sombre. Il a été tué hier soir devant la porte de son pub, aux alentours de vingt-et-une heures quarante-cinq, d’après les témoins.
À ces mots, je sentis mon cœur rater un battement.
Abelforth avait son petit caractère, mais il avait un bon fond sous son allure d'ours mal léché ! Et dire qu’il avait survécu à la guerre pour se faire tuer maintenant… Quelle ironie du sort ! J’eus besoin de quelques instants pour reprendre contenance puis je me tournai à nouveau vers le jeune Auror.
-Vous avez une piste ? le questionnai-je encore.
-Nous avons mieux que ça, assura Ron. Le coupable vient d’être arrêté.
-Vraiment ? m’écriai-je, de plus en plus estomaqué.
Eh ben, le Bureau des Aurors avait apparemment gagné en efficacité, depuis que Kingsley était devenu ministre de la Magie !
-Oui, répéta Ron en hochant sombrement la tête.
Il jeta un regard suspicieux aux alentours puis se pencha vers moi d’un air conspirateur.
-Il s’agit de Drago Malefoy.