— Attention, chaud devant !
Avec une précision toute relative, Albus propulse ses derniers cartons dans le salon, jusqu’à ce qu’ils atterrissent pêle-mêle sur le canapé défraîchi tout juste mis en place – heureusement qu’ils étaient bien fermés.
— Tu es un vrai danger public, Potter, grommelle Scorpius dans son dos.
Plus précautionneux, il dépose la cage de son hibou dans un coin de la pièce, avant de se relever et de s’étirer de tout son long. Albus ignore sa remarque et se laisse tomber dans un des fauteuils aux coussins à la couleur un peu passée.
— Pas du tout, je savais parfaitement ce que je faisais.
— Tu comptes te reposer, là ?
— Oui, un peu, ce déménagement a été interminable.
Il se débarrasse de ses chaussures en quelques mouvements et s’installe plus confortablement, prêt à entamer une petite sieste. Scorpius lui secoue l’épaule, offusqué.
— Tu ne peux pas dormir maintenant ! Il faut encore qu’on déballe toutes nos affaires, qu’on range la cuisine, qu’on fasse le ménage, que…
— Respire deux secondes, ça va aller, il suffit d’un bon coup de baguette magique pour faire tout ça.
— Ah oui ? Et depuis quand est-ce que tu as appris à jeter des sorts ménagers, toi ?
Albus ouvre une paupière et lui jette un coup d’œil ironique, assorti à ce sourire en coin qui l’horripile. Il hausse une épaule et se carre de nouveau dans le fauteuil, renversant sa tête en arrière.
— T’as raison, je suis sûr que tu te débrouilleras bien mieux que moi, je ne vais faire que te gêner. A tout à l’heure !
Bouche bée, Scorpius le regarde s’endormir sans savoir quoi répondre. Estomaqué par tant de culot, il entreprend pourtant de trier ses affaires et de les amener dans sa chambre, tout en marmonnant dans sa barbe.
— Vivre en colocation avec un Potter, mon père m’avait pourtant prévenu. Pire idée du monde !
Avec des gestes énergiques, il commence à déballer le carton où il a rangé les pièces détachées de son armoire. Plein de bonne volonté, il s’arrête pourtant bien vite : il n’a jamais monté un meuble, avec ou sans magie. Il pousse un soupir et regarde les planches de bois, dépité, comme si la commode allait se construire d’elle-même.
Jusqu’à ce qu’il entende un ronflement sonore provenir du salon.
— On va voir si tu vas dormir encore longtemps, saleté de Potter à la noix, marmonne-t-il.
Il revient dans la pièce voisine sur la pointe des pieds, jusqu’à arriver face au visage bienheureux de l’idiot qui avait osé s’endormir en plein déménagement. Avec un sourire machiavélique, Scorpius pointe sa baguette sur son visage et prononce distinctement :
— Aguamenti !
L’eau glacée a le mérite de réveiller l’importun en sursaut. Scorpius explose de rire devant son visage hébété et dégoulinant d’eau.
— Non mais tu es fou ! Ça ne va pas de réveiller les gens comme ça ! J’aurais pu… j’aurais pu… Mais arrête de rire !
— Tu devrais voir ta tête, répond Scorpius en réfrénant difficilement ses gloussements. Tu… tu as un épi là, et… tes yeux… je….
Incapable de prononcer le moindre mot supplémentaire sérieusement, il se laisse aller à son fou rire, à tel point qu’Albus finisse par s’adoucir, un peu maussade. Lorsque Scorpius s’est un peu calmé, il essuie les larmes de rire qui perlent au coin de ses yeux.
— Tu t’es bien amusé, j’espère.
— A merveille.
— Tant mieux, parce que je compte me venger.
Avant que Scorpius n’ait eu le temps de bouger le moindre orteil, Albus se jette sur lui et entreprend de chatouiller ses côtés avec l’expertise de l’habitude. Scorpius tente de s’échapper à grands cris, mais à chaque fois qu’il fait deux pas, Albus est déjà sur lui.
Leur colocation commence bien.
***
Ils ont habité ensemble pendant des années dans un dortoir, mais là, rien n’est pareil. Ça leur a semblé logique, après Poudlard, de vivre à deux, pour économiser le prix du loyer. Après tout, ils étaient meilleurs amis, que pouvait-il arriver ?
Ça, c’est ce que pensait Albus.
Scorpius, lui, se dit tous les matins qu’il s’agit de la pire idée de sa vie.
Avec les autres pour faire tampon, il arrivait avant à penser à autre chose, à rire, à oublier les papillons dans son ventre et son cœur qui se tordait à chaque fois qu’Albus souriait.
Maintenant qu’ils ne sont plus que deux, il est plus difficile de cacher ses joues qui rougissent pour un rien. Il est heureux de passer autant de temps avec Albus – et en même temps il souffre à chaque tape sur l’épaule ou histoire sur son dernier crush du moment.
Déjà six mois de colocation, et Scorpius se dit qu’il a fait une erreur. Seul dans la cuisine, il déjeune en silence, son regard rêveur perdu derrière le carreau, dans le ciel d’un bleu limpide. Un temps à aller se promener.
A cette pensée il se renfrogne et fixe d’un regard noir la porte fermée de la chambre d’Albus. Ils n’ont pas cours aujourd’hui, ils pourraient faire quelque chose de sympa ensemble. Sauf que Greg a dormi ici hier soir. Il a été obligé de lancer un Assurdiato sur sa porte s’il ne voulait pas saigner des oreilles.
Alors que Scorpius regarde toujours la porte d’un air renfrogné, sa cuillère à la main, le battant s’ouvre sur un Albus tout joyeux, qui le rejoint dans la cuisine avec un large sourire.
— Bien le bonjour, cher colocataire ! Bien dormi ?
— Essaye d’avoir l’air encore plus rayonnant pour me montrer que tu as baisé cette nuit, bougonne Scorpius, le nez plongé dans son bol de porridge.
Albus lui lance un regard surpris, avant de fouiller à son tour dans les placards, sans prendre la peine de relever. Il s’installe face à lui avec un grand verre de jus d’orange frais, et Scorpius ne tarde pas à sentir ses joues chauffer sou son regard silencieux.
— Quoi ?
— Ca ne va pas ?
Albus fronce les sourcils, penché en avant, une main derrière la nuque. Scorpius déglutit et détourne la tête pour ne pas trop le dévisager. Il le trouve beau, dans la lumière de cette douce matinée, les cheveux un peu ébouriffés et le visage encore empreint de traces de sommeil.
— Si, pourquoi, ça n’irait pas ?
— Je ne sais pas, je te trouve changé ces derniers temps. Tu es plus… sombre. Tu peux m’en parler si tu veux.
Comment lui expliquer qu’il voit rouge à chaque fois que Greg lui prend la main ou lui roule une pelle sous ses yeux ? Comment lui dire son cœur qui se déchire, le peu d’espoir qu’il avait qui s’envole ? Pour Albus, ils ne sont qu’amis.
— Y a rien, t’inquiète.
Albus ne paraît pas convaincu. Pourtant il n’insiste pas et croque dans sa pomme verte. Un silence un peu inconfortable emplit la pièce, silence que Scorpius veut s’empresser de fuir. Il se lève avec son bol à moitié terminé et jette la fin de son porridge à la poubelle – quel gâchis, mais il a le ventre noué. Comment annoncer à son meilleur ami qu’il est fou amoureux de lui ? Leur amitié ne s’en remettrait jamais, et il ne supporterait pas de le perdre.
Dans son dos, la porte de la chambre s’ouvre, et il perçoit le parfum à la vanille de Greg.
Il lance un bonjour à la cantonade auquel Scorpius ne répond pas. Ses mains se crispent sur le rebord de son bol, qu’il pose dans l’évier. Derrière lui, il les entend s’embrasser et son estomac se tord.
— Bien dormi, Scorpius ?
— A merveille.
Son ton est sec, mais il n’arrive pas à faire l’effort d’être poli, ce matin. Il n’a pas besoin de se retourner pour les voir échanger un regard surpris. Ils commencent à discuter de leur journée. Ça l’énerve, il a les mains qui tremblent, alors pour essayer de se calmer, il essaye de faire la vaisselle.
Il ne supporte rien chez Greg. Ni sa voix, ni son sourire de faux-jeton, si son menton fuyant, ni ses cheveux bruns coiffés comme un playboy à la noix. Ça fait deux mois bientôt qu’il sort avec Albus – un véritable record pour celui qui n’enchaînait que les relations foireuses. Pas parce qu’il ne voulait pas de relation stable, mais parce qu’il ne tombait que sur des connards.
Jusqu’à Greg. Le parfait petit Greg, qui voit au-delà de son masque de Potter.
— Mes fesses, oui, grommelle-t-il.
— Tu as dit quelque chose ?
— Rien qui ne te regarde.
Au vu du silence évocateur dans son dos, il allait peut-être falloir qu’il se calme. Ce n’est pas dans ses habitudes en plus, d’être si désagréable, il se déteste quand il est ainsi. Il éteint le robinet et il sent qu’il a les joues rouges – d’énervement, de gêne, il ne sait pas trop. Il a envie de se barrer d’ici. De cette pièce, de cette coloc, de cette ville.
— Tu n’as qu’à aller chez toi, je te rejoins cet après-midi, OK ?
Greg acquiesce à cette proposition d’Albus, il les entend se dire au revoir. Il reste immobile, parce qu’il sait très bien qu’il va s’en prendre plein la tronche.
Et ça ne manque pas, bien sûr. Albus revient dans la cuisine, et il a l’air furieux. Scorpius essaye de garder un visage impassible, mais c’est dur quand il n’a qu’une envie, c’est celle de le prendre dans ses bras et de tout lui dire.
Pui il se rappelle qu’il peut le perdre avec une telle révélation, son cœur se brise – il se tait.
— Je peux savoir c’est quoi, ton problème ? attaque aussitôt Albus. J’ai essayé de le demander gentiment tout à l’heure, mais maintenant il va me falloir une réponse. Depuis que je suis avec Greg tu n’arrêtes pas de lui sauter à la gorge, je ne comprends pas. Il ne t’a rien fait !
— Je ne l’aime pas, c’est un idiot, marmonne Scorpius pour piètre défense.
— Je ne te demande pas de l’apprécier, au moins d’être aimable avec lui, sinon ça va vite devenir imbuvable.
Scorpius pousse un soupir, baisse la tête, et promet du bout des lèvres de mieux se comporter – il ne le pense pas. Albus reste silencieux quelques instants, les bras ballants, il paraît hésiter. Puis il demande, d’un ton neutre :
— Il y a une raison, pour laquelle tu ne l’aimes pas ?
« Parce que je t’aime, imbécile ». Ça c’est ce qu’il aimerait dire, mais il ne peut pas.
— Parce que tu mérites mieux.
Voilà. Un compromis pas trop engageant. Albus ricane, d’un air fatigué.
— Ouais, peut-être. Mais le mieux que je veux n’est pas disponible.
Ça, c’est une réponse inattendue. Scorpius relève la tête et scrute son meilleur ami du regard. De qui parle-t-il ? Pitié, pas une de leurs connaissances communes. Dans sa tête défilent toutes les personnes potentielles qui auraient pu retenir l’attention d’Albus, ne faisant qu’ajouter à sa confusion.
— Tu parles de Teddy ?
Tentative pas stupide, au demeurant. Albus a toujours été très admiratif de Teddy – plus vieux, plus mature, beau, intelligent, et maqué avec Victoire depuis bien trop longtemps.
Albus le regarde d’un air ahuri quelques secondes avant d’éclater de rire. Pendant une dizaine de secondes. Puis une minute. Jusqu’à ce que Scorpius, particulièrement mal à l’aise, finisse par intervenir.
— Mais tu vas arrêter de te payer ma tête, oui !
— Teddy ? Teddy ? Non mais sérieusement.
Albus repart en fou rire, des larmes au coin des yeux, qu’il finit par essuyer lorsqu’il voit le regard de Scorpius qui lance des éclairs. Il se calme petit à petit, laissant encore échapper des petits hoquets.
— Teddy, répète-t-il en secouant la tête. Bien sûr que non, abruti.
— C’est le seul qui m’est venu à l’esprit qui pourrait te mériter et qui n’est pas disponible, se défend Scorpius, vexé.
— Et tu as pensé à toi, espèce d’idiot de Serpentard ?
La réplique laisse Scorpius complètement bête. Sa bouche s’ouvre d’un air ébahi et il fixe son meilleur ami comme s’il était face au calmar géant. L’information n’arrive pas à remonter à son cerveau, c’est trop absurde.
— Arrête de me faire marcher, c’est pas drôle, finit-il par dire.
Il n’arrive pas à dissimuler les tremblements dans sa voix. Albus soupire et passe une main dans ses cheveux en bataille.
— C’est pas une blague, Scorpius. Je… J’aimerais que c’en soit une, mais tu me plais. Beaucoup. Et depuis un sacré paquet de temps. Je pensais qu’avec la coloc on pourrait se rapprocher et peut-être… Je sais pas, j’ai été con. Je sais qu’il pourra jamais rien se passer, que t’es hétéro et que…
Albus est coupé net dans sa tirade par une crise de fou rire – celle de Scorpius cette fois. L’ancien Serpentard en rit aux larmes lui aussi, d’un rire presque hystérique, qu’il n’arrive pas à arrêter. Il tente de se calmer lorsqu’il voit la surprise d’Albus se muer en colère blessée.
— Pardon, pardon, je ne voulais pas… C’est juste…
— Tu n’as pas idée d’à quel point c’est dur pour moi de te dire ça, Scorpius, j’ai si peur de te perdre, que tu ne veuilles plus me voir, que…
Scorpius en a assez. Assez de cette discussion clichée à la con, de ces années perdues, de leur idiotie, de sa lâcheté à lui et de celle d’Albus. De vrais Serpentard. James se serait bien foutu de leurs gueules.
Alors il traverse la cuisine à grands pas et coupe Albus en pleine tirade. Il pose une main douce sur sa joue et le force à le regarder. Il plonge ses yeux dans les siens et sent sa gorge se nouer. Il a rêvé cette scène des centaines de fois, elle est encore plus parfaite en vrai.
— Arrête de dire des bêtises, Potter. Je n’ai jamais été hétéro, et je ne sais même pas où tu es allé pêcher cette idée stupide. Et sache que j’ai très envie de t’embrasser.
La surprise sur le visage d’Albus laisse vite place à la compréhension. Il n’attend que quelques secondes avant de rapprocher ses lèvres des siennes, pour les embarquer dans un baiser brûlant dont ils ont tous les deux envie depuis des mois – des années.
Lorsqu’ils se détachent enfin l’un de l’autre, avec douceur, ils ont tous les deux le regard halluciné de ceux qui ne croient pas vraiment en leur bonne étoile.
— Depuis quand tu aimes les hommes, toi ? demande Albus d’un ton ironique.
— Je sais pas. J’ai jamais mis une date dessus.
— Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
— Pourquoi tu es sorti avec Greg ?
— Parce que… j’avais besoin de te sortir de ma tête.
Albus paraît tout déconfit. Et coupable.
— Il faudrait peut-être que je rompe avec lui avant qu’il ne se passe quoi que ce soit.
— C’est plus sage, opine Scorpius.
Il se regarde en silence encore quelques secondes, avant de céder à la tentation et de partager un second baiser, plus doux, plus tendre, et plein de promesses.
Au final, leur colocation aura fini par porter ses fruits.