— Comment tu te sens ?
— Libre.
Daphné offre son visage au ciel noir de cette nuit d’été, piqué de mille et une étoiles. L’air chaud caresse sa peau avec douceur, tandis qu’elle se noie dans cette immensité enivrante.
A ses côtés, Pansy sourit, avant de prendre une nouvelle gorgée de bière aromatisée à la framboise.
— Je suis heureuse de voir que tu n’es plus au fond du trou.
— Ca dépend des jours. Certains soirs, j’ai envie de hurler. D’autres, je suis juste soulagée.
Elle se tourne de nouveau vers son amie, un doux sourire apaisé sur les lèvres.
— Ou alors c’est peut-être aussi un peu l’alcool.
Elle lève son verre de vin blanc avec un rire et finit le fond en deux gorgées avant de se resservir. Ce soir elle se sent bien, elle se sent libre, la douleur de la rupture n’est qu’un bruit de fond presque inaudible. Elle est un peu enivrée, un peu oublieuse de tout.
— C’est que vous avez pris la bonne décision.
Le visage de Daphné se tord d’une grimace à la fois soulagée et amer.
— Bien sûr que ça a été la bonne décision à prendre. On se détruisait. Ça n’en reste pas moins douloureux, parfois.
Le visage de Pansy s’adoucit. Elle se penche par-dessus la table et serre sa main dans la sienne, en un geste affectueux qu’elle n’a pas envers beaucoup de monde – Daphné est une exception.
— Bien sûr. Vous avez passé plus de dix ans de votre vie ensemble, c’est normal. Mais si ce soir est un bon soir, ne me laisse pas entacher ta bonne humeur.
— Ne t’en fais pas, tu ne…
— On danse ?
Daphné ne répond pas tout de suite, surprise par le brusque changement de sujet. Pansy s’est déjà levée, elle agite sa baguette en direction de la petite radio posée dans un coin de la terrasse. Après quelques secondes, un tube des Bizarr’ Sisters résonne dans l’air chaud de la nuit, et Pansy l’entraîne dans un rire. Daphné se laisse emporter, trop heureuse d’oublier sa peine le temps d’une soirée.
Peut-être que demain, elle sera de nouveau en larmes. Peut-être qu’au contraire, elle ira encore mieux. Il n’y a rien de sûr avec les ruptures, rien de gravé dans le marbre ni de définitif. Chacun fait comme il peut, il n’y a que le temps pour guérir les blessures de toute façon.
Une poignée de secondes, elle se demande ce que fait Blaise en ce moment. S’il pense à elle, s’il est triste ou apaisé, s’il regrette.
Elle étouffe aussitôt ces pensées malvenues, ces songes parasites qui viennent entacher son moment.
Ils ont été heureux ensemble. Pendant longtemps ; onze ans pour être précis. Ils se sont aimés, très fort, jusqu’à se détruire. Parce qu’en vieillissant, ils sont devenus deux personnes très différentes de ceux qu’ils étaient adolescents, deux personnes qui ne se comprenaient plus.
Il restera toujours pour elle une personne très précieuse, un ami qu’elle chérira toute sa vie – quand la douleur de la rupture se sera apaisée. Mais aujourd’hui, enfin, elle se sent libre, soulagée, apaisée. Bien plus qu’elle ne l’était lors des derniers mois de leur relation.
Dès qu’elle a su, Pansy l’a emmenée en France, dans une des résidences secondaires de ses parents. Elles ont passé ici les deux dernières semaines de l’été, sous la chaleur de plomb du soleil d’août. Elles se sont baignées dans l’océan, elles ont visité de petits villages Moldus, et parlé longtemps, souvent.
Ce soir, Daphné n’a pas envie de parler de Blaise. Elle veut juste s’amuser, danser, oublier. Rire.
Alors elle tournoie avec Pansy, jusqu’à ce qu’elle soit si étourdie qu’elle ait besoin de s’asseoir, essoufflée. Son amie la suit, elle aussi a les cheveux ébouriffés et les joues roses. Elle baisse la musique, juste un peu, pour garder un fond sonore.
— J’avais oublié à quel point tu avais le sens du rythme, Greengrass, lance-t-elle avec une pointe d’ironie.
— Je sais déjà mieux danser que toi, réplique Daphné d’un ton faussement offensé.
— Surtout avec trois verres dans le pif.
Elles rient, avec l’insouciance d’avant, celle d’après la guerre, quand ils étaient tous heureux d’avoir survécu et qu’elle était encore follement amoureuse.
Quelques minutes, elles savourent le silence. Elles n’entendent que le bruit agréable des grillons ; l’air embaume la lavande.
— Le retour à la réalité va être dur, souffle Daphné.
— Tu as toujours l’intention d’aller vivre chez Tracey ?
Elle hoche le menton, le regard dans le vague. Après sa rupture avec Blaise, elle a refusé de retourner la queue entre les jambes chez ses parents. Elle a aussi décliné la proposition de Pansy de l’héberger ; elle ne voulait plus vivre aux dépens de personne. Elle s’en voulait d’avoir été si sotte, à vivre d’amour et d’eau fraîche avec Blaise, sans revenus stables.
Elle a tout de même accepté que son amie l’aide à trouver un travail. Pansy est agente artistique, et une cliente l’a informée qu’une de ses amies allait ouvrir une boutique de vêtements sur le Chemin de Traverse. Elle a proposé le nom de Daphné, et depuis, elle était devenue vendeuse dans le prêt-à-porter. Ses parents en auraient fait une crise cardiaque.
Quelques jours plus tôt, elle a croisé Tracey dans la boutique. Elles avaient fait leurs études de droit sorcier ensemble, et si Daphné avait vite quitté son boulot de juriste deux ans à peine après son diplôme, Tracey était aujourd’hui avocate. Une avocate payée au lance-pierre dans un cabinet qui l’exploitait. Millicent venait de partir aux Etats-Unis pour son travail, elle cherchait justement une colocataire – une solution parfaite.
— Tu es sûre que ça va bien se passer ? Tracey peut être difficile à vivre, parfois.
— Tu te trompes à son sujet, elle est juste… Il faut la connaître.
Pansy lui jette un regard sceptique mais n’argumente pas. Le silence s’installe quelques instants, agréable, tandis qu’elles vident doucement leurs verres.
Daphné ne sait pas si c’est l’alcool qui lui monte à la tête ou la douceur de cette soirée, mais elle a une brusque envie de se confier. De parler à Pansy de ces questionnements qu’elle n’a toujours gardés que pour elle, de cette confusion dans laquelle elle se noie depuis sa rupture. Elle cherche pendant plusieurs minutes comment formuler les mots qui se bousculent sur ses lèvres.
— Pansy…
— Oui ?
Un court silence. Daphné rassemble son courage. Elle inspire brusquement puis se jette à l’eau.
— Je ne sais plus qui je suis.
— Comment ça ?
Son amie fronce les sourcils, intriguée, vaguement inquiète.
— Non, je veux dire… Je n’aurais pas dû dire ça. C’est juste que…
Elle s’emmêle les pinceaux, s’embrouille, doute. Pansy pose une main sur son poignet, et son contact l’apaise. Elle inspire profondément pour se calmer – elle sait qu’elle ne sera pas jugée. Pourtant, elle a peur.
— Je me pose des questions. Depuis ma rupture avec Blaise. Sur… ma sexualité. J’ai été avec lui tellement longtemps, je… Ça n’a jamais été un sujet pour moi. Pourtant aujourd’hui je me demande… Je me demande si je n’aime pas aussi les femmes, tu comprends ?
Elle se tait un instant, n’ose pas regarder à sa gauche pour voir la réaction de Pansy. Maintenant qu’elle a commencé, il faut qu’elle termine.
— Quand j’ai revu Tracey il y a quelques jours… Elle avait ce regard, si intense, si profond, et j’ai eu un peu comme des papillons dans le ventre. Comme quand Blaise me regardait. Et… Je ne sais pas, je me sens un peu perdue. Peut-être que c’est juste ma rupture, ou juste Tracey, ou… Je n’en ai aucune idée.
Elle se tait, honteuse, les joues brûlantes. Pansy presse brièvement son poignet, l’incitant à relever la tête.
— Merci de me faire confiance pour ça, répond son amie d’une voix douce. Je suis là si tu veux parler de tout ça, tu le sais, tu n’as pas à en avoir honte. Et je suis heureuse pour toi que la situation te permette de t’aider à mieux te connaître.
Daphné ferme les yeux un instant, soulagée. Pourquoi a-t-elle eu si peur ? Pansy est une des personnes qui la connaît le mieux. Jamais elle ne l’aurait jugé là-dessus.
— Ca ne te surprend pas ? demande-t-elle pourtant, inquiète.
— Il n’y a rien de surprenant dans ce que tu viens de dire. Tu aimes qui tu veux aimer.
Daphné perçoit un éclat dans les yeux de Pansy qu’elle peine à définir, mais son amie se lève pour la serrer dans ses bras avant qu’elle n’ait pu poser de questions. Dans la manière dont elle l’étreint fort contre elle, elle comprend sans avoir besoin de mots – elle ne doit pas être la seule à louvoyer entre ces questionnements.
Pansy la relâche, remonte le son de la radio. Elle l’entraîne sur leur piste de danse improvisée, et Daphné se laisse enivrer – par le vent léger, la musique, le vin et la vérité qui plane encore dans l’air.
Il n’y a aucune urgence. Le plus important aujourd’hui, c’est qu’elle s’émancipe.
De ses parents, de son mec – son ex. Elle est libre de faire ce qu’elle veut. Et elle a tout le temps du monde pour se retrouver, pour apprendre à se connaître. Pour explorer ses envies, sa sexualité, pour comprendre ses petits papillons dans son ventre quand elle croise le regard de Tracey.
En attendant, elle se noie dans les étoiles de cette nuit d’été.