1987.
La vieille femme s’agite dans son fauteuil. Eulalie n’a jamais aimé l’immobilité. Tu es une poupée sur ressorts, disait déjà sa grand-mère avec affection. Elle n’aimait pas la comparaison avec ces choses artificielles aux lèvres trop dessinées, aux yeux morts. Mais les ressorts secouaient bien ses pieds, ses jambes, ses bras, c’était indéniable.
Elle avait sauté par-dessus les murs, sur tous les chemins, baguette bien en main.
C’était parce qu’elle avait été allaitée par Harlem, et son énergie insatiable. Dans les quartiers moldus de son enfance, la vie bouillonnait.
Maintenant, quelque chose fait dérailler la symphonie, les fausses notes blessent son oreille ridée.
Elle a vécu toute sa vie au rythme de New-York, a couru dans son sein, a respiré au tempo de son pouls.
Et maintenant, elle sent la mort dans les rues de sa ville.
Quelque chose d’intrinsèquement faux.
Où est le sang pétillant des boulevards veinés ?
Eulalie a déjà senti cette odeur de déliquescence. C’est une odeur qui réveille des souvenirs et des cicatrices.
A l’époque, c’était l’odeur des attentats de Grindelwald, l’odeur de la guerre.
Eulalie est peut-être trop courbée, trop fatiguée, mais ses 88 ans se souviennent de tout, et surtout des années de combat, des années à enseigner à ses élèves le prix de la lumière.
Toujours faire reculer le noir.
Pourquoi le noir inonde-t-il maintenant tout New-York ?
Le pire est qu’à l’époque de la guerre, les rues étaient remplies de cris. La mort n’était pas si silencieuse.
Elle sent à présent, confusément, que quelque chose tue, et que tout se tait.
Elle s’extirpe de son fauteuil, péniblement, agrippe sa baguette. La partie moldue de la ville est tout autant sa ville que la partie sorcière.
C’est dans la partie moldue qu’elle a choisi de se retirer, dans le même quartier que celui de son enfance avec sa grand-mère.
Elle sort, elle marche. Elle sent.
Pas de doute, c’est bien la mort qui marche sur les trottoirs, qui fauche. Tous ses sens aiguisés, la magie faisant étinceler des visions cachées, Eulalie entend des sanglots étouffés.
Elle voit aussi des gens raser les murs, et des deuils tus. Elle voit des hommes et des femmes mourir seuls.
La colère tremble en elle quand elle s’arrête devant un homme qui hurle à « une sale pédale » de dégager loin de lui, qu’il a pas intérêt à s’approcher, avec sa putain de maladie.
La gorge nouée, la sorcière cherche à comprendre. Elle passe devant des magasins, leurs télévisions allumées projetant des images incompréhensibles. Des intervenants aux voix plates, dont les mots suintent pourtant de peur et de dégoût.
Ils disent tous le même mot, un mot qu’elle n’a jamais entendu :
SIDA.
La mort a un nom.
Le chagrin au bord du cœur, écœurée par la souffrance qui émane de ces rues, comme un appel au secours derrière un bâillon, elle finit par échouer devant un mur.
D’abord, elle voit flou. Sa vue lui fait défaut, avec l’âge. Mais elle n’était pas la meilleure professeure de sortilèges d’Ilvermony pour rien, et bientôt, tout s’éclaircit.
Quand elle voit le poster, le monde s’éclaircit aussi.
Le poster est d’un noir mortifère. Mais au milieu, d’un rose extraordinaire, un triangle tranche le noir.
Elle ne comprend pas tout à fait le symbole, mais elle le devine sans peine.
Lorsque les guerres s’étaient mélangées, Tina, du haut du bureau des Aurors du MACUSA, avait dû rendre des rapports sur les exactions moldues. Eulalie se rappelle des photos de prisonniers rayés, mais elle se rappelle aussi de ce petit triangle rose.
Un triangle de sinistre augure, donc.
Mais sur ce noir, il apparait un miracle, une éclaboussure de vie. Une insolence.
Et en dessous, en lettres capitales,
SILENCE = DEATH.
Silence = Mort.
Les larmes coulent sur ses joues sillonnées par les années. C’est comme un soulagement merveilleux dans la douleur qui baigne sa ville.
On se bat donc contre la mort silencieuse.
On tente donc de crier.
D’un coup de baguette, Eulalie multiplie les posters.
Elle les affichera dans toute la ville.
Ses ressorts ne sont pas si rouillés qu’on ne le croit.