« Une dernière chose : j’ai oublié la commissure de tes lèvres. Elle s’est effacée de ma mémoire. Cette commissure dont la ligne me fait penser à une larme, je ne saurais dire pourquoi. »
Jon Kalman Stefansson, Asta.
Tout s'était effacé si vite. Il avait suffi d'un geste de la main, cette main blanche devenue soudain brusque.
(…)
Elle serre les poings, elle serre les dents, elle serre les cils.
C'est comme ça que Narcissa la voit, la première fois. Une fille aux cheveux roux frisés, irradiant de colère, une épée de bataille.
Une fille aux cheveux blonds raides, d'un blanc rigide, mais ses mains tendues vers elle, une poupée sans failles.
C'est comme ça que Molly la voit, la première fois.
La première fois, Narcissa pense que cette fille plus âgée ressemble à sa sœur, celle qu’elle aime de moins en moins. Une tornade cruelle. Narcissa n’a appris qu’à se faufiler entre ses fureurs. Son autre sœur lui a appris les sourires et les silences.
Quand elle s’approche assez pour comprendre que ce visage potelé n’est pas habité par la colère, elle apprend que le feu ne brûle pas toujours.
La fascination, elle, reste la même.
Elle approche ses mains blanches des flammes.
Plus tard, Molly en pleurerait.
Ne réchauffe pas tes mains de cire, dirait-elle.
Narcissa sait qu’elle ne devrait pas. Cette fille est interdite. Les Prewett sont des Sang-Pur, mais ils ne sont pas fréquentables. Une famille trop ambiguë.
Et les temps qui viennent sont clairs comme une lame.
La vérité dangereuse, c’est que Narcissa se moque des interdits. Elle est petite et mince, pour s’étouffer trop, alors il est facile de se glisser dans les interstices. Elle en a fait sa valse aux pieds nus. Elle écoute partout, elle ouvre les yeux la nuit, elle voit Andromeda s’éclipser, Bellatrix se fanatiser. Narcissa se faufile dans les couloirs de mensonges.
Sournoise poupée, qui cherche des armes à aiguiser.
Elle épie Molly Prewett, écoute son souffle se raccourcir.
Molly a la peau constellée de taches de rousseur. C’est dégoûtant, dirait Druella, qui guette la moindre ombre sur la peau de ses filles. Molly a la peau tannée. C’est immonde, dirait Druella, qui poudre sans fin.
Molly est ronde, de courbes étrangères.
Narcissa est plate, et elle a cherché :
Andromeda comme Bellatrix partagent les mêmes os pointus.
Molly a souvent la tête rejetée, et ses cheveux décoiffés. De lourds cheveux frisés.
C’est écœurant, dirait Druella, en faisant ployer le cou fin de Narcissa sous le poids de l’énorme brosse argentée.
Molly rit, très fort, un son incongru, qui sort librement de sa gorge.
C’est grossier, dirait Druella, qui a appris à ses filles à serrer les lèvres et à rire comme des oiseaux.
La première fois, Molly pense que cette fille ressemble à la poupée que sa mère n’a jamais voulue lui acheter, qui est restée dans cette vitrine brillante. Ses mains la démangent de toucher ces cheveux de soie. Les yeux clairs fixés sur elle lui rappellent les yeux de verre de la poupée.
Quand elle s’approche assez pour voir que ces yeux ne sont pas vides, le rêve n’en brûle pas moins.
Une poupée animée, un rêve marchant dans la réalité.
Molly sait qu’elle ne devrait pas. La poupée était restée à jamais hors de sa portée. Elle l’aurait fêlé en la touchant, cette belle porcelaine. Narcissa Black n’est pas à approcher. Molly connait son aînée. Bellatrix est un buisson d’épines toujours enflammé. Fabian et Gidéon lui ont conseillé sans rire de ne pas la croiser.
Ce sont des mondes qui ne se croisent pas.
Pourtant, des robes aussi belles que celles des Black, Molly en a vu, petites, aux réceptions de ses parents. Mais les réceptions des Prewett ont cessé.
Il y a des gens qu’on n’a plus vus.
En s’approchant, Molly voit bien que Narcissa Black sent la poudre et le parfum de luxe. Molly sent l’herbe et le soleil sec. Elle a couru sans s’arrêter toute son enfance, elle a suivi ses frères partout.
La poupée Black sort de sa vitrine, elle n’a visiblement jamais vu la lumière.
Molly voudrait souffler sur elle, faire disparaitre sa poussière.
Ensuite, Molly comprend la vérité dangereuse.
Narcissa la regarde en retour.
Et Narcissa est seule. Toujours seule, dans les couloirs.
Bellatrix s’enflamme, et on ne voit jamais Andromeda, qui semble disparaitre dans chaque recoin.
Molly aussi est seule. Fabian et Gidéon courent dans tout Poudlard, les rires y explosent, mais ce n’est plus le jardin, où Molly pouvait encore les rattraper.
Ils courent trop loin pour elle.
C’est idiot, c’est insensé, et Narcissa et Molly gravitent l’une vers l’autre.
Personne ne va jamais au fond du parc du château. On s’arrête toujours avant les ronces.
Narcissa relève ses robes jusqu’aux mollets pour passer, Molly déchire les siennes.
Un rire partagé.
Elles se découvrent curieusement.
Deux mondes se croisent.
Elles parlent.
La voix de Narcissa est fluette, comme si elle ne parlait jamais.
Molly parle trop vite, trébuche, comme si on ne l’écoutait jamais.
Narcissa se dresse pour elles. Narcissa se polit, grandit son dos, se perfectionne. La nouvelle reine du secret les dissimule.
Molly et Narcissa mourraient pour leur famille.
Elles se sont mises sur le même piédestal.
C’est Narcissa qui bouge la première. Molly ne l’a jamais vue si résolue.
C’est peut-être parce qu’Arthur Weasley la regarde un peu trop.
Narcissa a les yeux qui tremblent, et ses mains hésitent, comme une poupée qui découvre sa chair.
Les mains de Molly sont calleuses. Elle la touche avec révérence. Elle n’aurait jamais pensé avoir le privilège de poser ses lèvres sur l’ivoire tiède.
Mais elle ne pense plus à Narcissa comme sa vieille poupée.
Narcissa est bien plus vivante.
Et découvrant les veines affleurant sous ses doigts, Molly en pleurerait.
C’est probablement interdit aussi, mais dans leur nouveau monde, dans leur écosystème, dans leur équilibre, c’est vrai.
Ce sera juste un secret de plus.
Un soir, elles ont regardé la lune trop longtemps, et dans les couloirs qui auraient dû être vides, Molly se fige devant Arthur Weasley. Il tord ses mains anxieusement. Il s’inquiétait pour elle, de la voir dehors à cette heure.
Le cœur de Molly s’était presque arrêté. Le concierge, Picott, s’était approché, et Molly avait couru. Il avait eu Arthur.
Elle avait eu les hurlements de la Grosse Dame.
Heureusement, ils en avaient fait une mauvaise déduction.
Mon étoile polaire, chuchote Molly, en découvrant les cheveux de soie qui coulent entre ses doigts.
Narcissa ne dit rien, mais ses yeux tremblent plus fort.
Le temps file comme un papillon.
Les ailes trouées, il agonise déjà.
Molly a fini sa 7e année. Molly va partir.
Leur papillon ne survivra pas au dehors.
Il était si petit, il était à la taille de leurs paumes.
Narcissa le sait.
Elle espère encore.
Avant, elle n’espérait pas.
Personne n’espère au fond d’une vitrine.
Et puis, Narcissa n’espère plus. Elle convulse dans l’étreinte de Molly, Molly paniquée.
Andromeda a fui le manoir Black.
La tempête gronde et dévaste.
Les langues se délient.
Narcissa sera le prix, Narcissa sera l’offrande.
Narcissa le connait, il se pavane dans leur salle commune.
Molly tressaille, Narcissa mord son épaule nue.
Ils la donnent à Lucius Malfoy, pour en faire son épouse.
- Il va me casser, chuchote-t-elle, si bas qu’on ne l’entend presque pas.
Ce sont les seuls mots qu’elle dira.
Molly ferme les yeux, ses cils claquent comme des voiles qui ne se gonfleront jamais.
Le vent, le vent, la liberté.
Elle pense aux mains de Lucius Malfoy, ses mains lourdes d’homme qui vont ceindre la taille mince de Narcissa.
Il va la casser, c’est vrai, il va l’écraser.
Sa fleur brisée.
- Je pourrais faire un filtre d’amour, balbutie-t-elle, et Molly ne balbutie jamais, tête butée. Il ne voudrait plus de toi.
Narcissa la regarde avec une incrédulité blessée.
Les mots qu’elle ne dit pas : Alors, ce serait un autre. Il serait surement pire. Peut-être Rabastan Lestrange, qu’Andromeda a rejeté. Ou Evan Rosier, le fiancé laissé derrière dans sa fuite.
Dans les yeux si vivants de son amoureuse, Molly voit que pour la première fois, elle est la combattante impuissante. Pire, elle est la combattante atroce.
Narcissa lui en veut.
Narcissa la déteste.
Narcissa sent l’amertume dévorer sa langue.
Les mots qu’elle ne dit pas : Tu es libre, toi.
C’est la première fois que cette vérité bat entre elles comme une blessure fraiche.
La main de Narcissa se lève, sépare leurs corps enlacés.
Elle siffle dans l’air, et déchire tout ce qui les liait.
Une main blanche soudain devenue brusque.
Molly tombera dans les bras d’Arthur Weasley, elle oubliera.
Narcissa tombera dans les bras de Lucius Malfoy, elle s’y oubliera.