Ils préféreraient leurs enfants morts.
- Gwen ? Gwen ? Gwen !
Des mains courent sur ses épaules, des voix coulent dans ses oreilles, mais Gwenog est un bloc de douleur. Elle n’a que ça dans la peau, cette douleur qui la prend pour tambour.
Elle ne peut penser qu’à Jack, au trou entre ses dents de devant quand il souriait. Il souriait toujours follement grand lorsque Gwenog faisait des démonstrations aux autres enfants.
C’était une de ses premières idées, les démonstrations de vol. Les gamins criaient toujours de plaisir lorsqu’ils regardaient Gwenog enfourcher le balai et s’élever de quelques mètres dans les airs. Parfois, elle faisait même quelques cascades.
Ils applaudissaient. Leurs yeux brillaient de joie.
Ils préféreraient leurs enfants morts, pense-t-elle encore, et le chagrin plonge ses mains dans sa chair, la déchire en deux.
Quand elle avait lancé l’association, les journaux s’étaient étonnés. Au fond, ils étaient déçus. Ils préféraient afficher en une les cheveux bleus décoiffés de Gwenog, ou ses colères légendaires aux entrainements, ou ses acrobaties sur le balai. Bien sûr, ils adoraient aussi décrire en détails la façon dont elle avait battu à mains nues un joueur de l’équipe adverse qui avait insulté leur « équipe de salopes » après avoir perdu le match. Le meilleur restait encore de photographier frénétiquement ses aventures et ses coups d’un soir, féminins et masculins.
Ils s’étaient rapidement décidés, et avaient écrits en long et en large sa « dernière lubie » ou cette « provocation ».
Gwenog avait serré les dents, et s’était accroché.
C’était son nouveau combat, et comme chaque fois qu’elle se battait, elle allait le faire sans se lasser, sans se fatiguer, elle allait s’y bousiller les poings.
Elle allait y jeter son argent, aussi, mais elle était capitaine d’une des meilleures équipes de Quidditch du monde et elle se foutait pas mal de l’argent de toute façon.
Tout ce qui avait compté, à ce moment-là, c’était que les choses allaient mal. Ou plutôt, les choses allaient encore plus mal. La communauté queer sorcière en parlait de plus en plus fort, mais ça aussi restait des murmures.
Le raidissement du Magenmagot. Et les moldus, surtout, les moldus et leurs nouvelles lois.
Ce qui était évident, et ce que personne n’osait dire trop fort, c’était que les trans n’étaient pas les bienvenus. Oh, correction. Ils ne l’avaient jamais été. Même dans la communauté, Gwenog avait dû hurler un nombre de fois conséquent sur des hommes et des femmes qui murmuraient « monstres ».
L’ironie était particulièrement amère.
C’était presque comme le début d’une chasse aux sorcières.
Gwenog était furieuse. Elle avait été furieuse pendant deux ou trois ans, comme ça, regardant les choses empirer. Et puis elle avait décidé d’être encore plus furieuse, et surtout, de faire quelque chose.
Elle avait des amis trans. Merlin, elle avait des enfants trans dans sa famille.
Elle n’allait pas rester plus longtemps sans rien faire en regardant leurs visages se vider de leurs couleurs, et leurs lèvres s’amincir.
Elle avait rapidement débuté les procédures légales, elle avait parlé à ses coéquipières, elle avait parlé aux journaux.
Une cinquantaine de bénévoles l’avaient rejointe, et Belladonna était née.
C’était le nom d’une magnifique fleur vénéneuse, parce que Gwenog ne supportait plus d’entendre comme « les trans empoisonnent notre jeunesse et notre pays ».
Malgré l’argent et les aides, et la popularité de Gwenog, ils s’étaient débattus.
Ils avaient dû se former, d’abord, puis réfléchir aux dispositions légales, puis réfléchir aux dispositifs qu’ils pourraient proposer.
Il y avait eu dix enfants, d’abord, la plupart accompagnés par des parents hésitants. Gwenog les avaient regardé se découvrir, se parler, se sourire, entrelacer leurs doigts et courir jouer.
Elle avait regardé la solitude qui froissait leurs traits trop jeunes se diluer, alors qu’ils se réunissaient.
Elle avait parlé elle-même aux parents, avec les bénévoles. Ils avaient créé des brochures.
Et enfin, évidemment, elle avait sauté sur son balai, et elle avait fait des pirouettes spectaculaires.
Il s’agissait d’apporter de la joie, il s’agissait d’apporter de l’aide, il s’agissait de protéger.
Ils avaient eu des enfants sans leurs parents, aussi. Des adolescents. Des jeunes adultes.
Et même, occasion mémorable, un homme d’une soixantaine d’années, qui voulait débuter une transition.
Sainte Mangouste et plusieurs cliniques privées en Angleterre et au Pays de Galle, sa terre d’enfance, proposaient des traitements à base de potions.
Ils avaient dû créer des réseaux.
Gwenog était furieuse, elle était angoissée, et elle savait que l’association débutait, trébuchait, et elle savait que les choses allaient rester compliquées.
Il y avait les parents qui refusaient d’écouter, ceux dont les joues s’empourpraient, ceux qui partaient violemment. Ceux qui tiraient leurs enfants par le bras.
Il y avait ceux qui se disaient impuissants, ceux qui pleuraient.
Et il y avait les grands yeux des enfants, ceux qui espéraient.
Jack avait été un des premiers enfants.
Il était arrivé avec un sourire immense, comme si le monde s’ouvrait à lui, comme si tout enfin commençait.
Sa mère seule l’avait accompagné.
Il avait fallu au moins une vingtaine de visites pour qu’elle accepte d’arrêter d’appeler son enfant « Mary ». Elle pleurait. Elle disait que son mari n’en ferait pas autant, et que c’était une impasse, et que ce que Gwenog proposait était un mensonge.
Qu’ici, Jack pouvait faire semblant, mais que dehors, il devrait continuer.
Gwenog avait serré les dents. Elle et Maggie, psychomage, avaient insisté, suggéré de contacter l’école du garçon, de demander des aménagements.
Jack les avaient regardé avec ses yeux maintenant graves, et il avait dit que ses amis savaient déjà qu’il était un chevalier.
Sa mère continuait de pleurer derrière, et Jack souriait.
Jack était tellement, tellement courageux.
Gwenog s’était probablement trop attachée. Elle n’était même pas supposée passer autant de temps avec les enfants, elle négligeait son rôle de capitaine de l’équipe, elle ratait des entrainements.
Mais elle voulait rêver avec eux, elle voulait rêver pour eux.
Elle avait écouté Jack parler des chevaliers, et elle l’avait vu débarquer en courant dans les locaux de Belladonna parce que sa mère l’avait laissé se couper les cheveux en cachette.
Maggie lui avait dit, un soir, en privé, que le garçon lui avait confié des choses sur son école. Maggie pensait qu’il mentait. Maggie pensait que ses sourires sonnaient faux.
Gwenog avait parlé à Jack lui-même.
Il ne voulait parler que d’un film moldu qu’il avait vu récemment, et comment le héros avait l’air incroyable dans une veste en cuir.
Elle en aurait pleuré. Elle avait un placard rempli de vestes comme celles-là.
Et maintenant, effondrée, Gwenog écoute des mots qui n’ont pas de sens. C’est la mère qui a appelé, apparemment. Elle les maudissait. Maggie parle, parle, parle, mais aucun mot n’a plus de sens.
Jack était harcelé à l’école, depuis qu’il s’habillait d’habits masculins, depuis qu’il avait les cheveux courts, depuis qu’il parlait des chevaliers.
Les professeurs l’avaient réprimandé.
Jack s’était suicidé.
Gwenog est seule, maintenant, les autres sont partis, et elle pense à l’impossible, elle pense à un garçon de dix ans qui se tue.
Gwenog est seule, maintenant, et elle pense encore, une dernière fois,
Ils préféreraient leurs enfants morts.
Et c’est vrai. Ils préféreraient leur enfant mort à leur enfant trans.
Les larmes rongent ses joues comme du poison.