Il a fallu vingt-deux ans à Demelza pour exploser.
Pour qu’elle décide qu’elle n’était pas un vase sans fond, dans lequel l’eau pouvait couler éternellement.
La dernière goutte a déclenché la première tempête.
C’est toujours la même eau qui alimente la rivière, pourtant.
A chaque dîner avec ses parents.
Il faut généralement 13 minutes à sa mère pour poser son verre, sourire, et poser la question.
La question varie de ton et de formulation.
Mais au fond, c’est toujours la même.
- Alors, ma chérie, quand est-ce que tu nous ramènes un garçon ? Ou une fille, hein !
Cet ajout est relativement récent. Plus les années passent, et plus les sourires de sa mère prennent ce pli forcé des lèvres.
Son père ne dit rien. Son père ne dit jamais rien.
Mme Robbins hausse un sourcil, avec un air encourageant, avec un air d’attente. Elle pense probablement qu’elle dit toutes les bonnes choses, qu’elle fait toutes les bonnes choses.
Avant, Demelza souriait, répondait hâtivement, sortait de table.
Il a fallu dix-neuf ans à Demelza pour répondre à cette question, une phrase sèche, mais qui a ravi sa mère, parce que c’était mieux que rien.
- Une fille, maman.
Et puis elle a débarrassé, en faisant semblant de ne pas remarquer comme ses mains tremblaient.
Ensuite, la question s’est ajustée.
Sa mère traque les confidences.
Demelza se réfugie dans des silences embarrassés.
Elle n’amène jamais d’amies à la maison. Sa mère leur sourit toujours un peu trop fort.
Régulièrement, sa mère lui prend les mains, l’attire à part.
Alors ?
C’est comme si le reste ne comptait pas. Sa carrière au Ministère, ses prochaines vacances, tout s’efface.
Ne reste que cet objectif-là.
- Tu peux tout me dire, lui murmure-t-elle, toujours avec ce foutu sourire.
Elle sait que ce n’est pas vrai.
Sa mère n’aimera pas la vérité.
D’ailleurs, ces vérités-là se taisent.
Elles n’amènent que des sourires gênants et des remarques déplacées.
- C’est juste que tu n’as pas rencontré la bonne personne.
- Moi, je changerai ça !
- On ne peut pas savoir sans essayer !
Demelza ne veut pas essayer. Elle est sûre qu’elle ne voudra jamais.
Mais ils font tous passer cet état de fait pour une résistance, pour une bataille contre la norme, contre la société, contre le plaisir.
Pour une abstinence.
Demelza a pris beaucoup de mains dans les siennes, a senti son cœur pétiller, comme les livres le racontent.
Elle pensait que ça suffirait. Elle pensait que les livres et les films et les chansons disaient la vérité. Qu’au fond, l’amour était ce qui comptait.
Mais ils mentaient tous. La romance n’est pas le plus important, ça ne l’a jamais été.
Beaucoup de filles l’ont quittée.
(Désolé, je peux pas faire ça.)
(Désolé, j’aime trop ça.)
(Personne peut vivre comme ça.)
Trop d’amis ont murmuré dans son dos.
Et puis, elle a rencontré Tracey.
Tracey et son nez qui se fronce quand elle rit. Tracey qui n’a jamais demandé, Tracey bien trop jolie, Tracey aux yeux pers trop lucides, ceux qui s’étaient planté dans les siens, le soir où elle avait trouvé le courage de poser la question qui lui creusait la tête, cet espoir.
Tracey qui avait répondu sans ciller, la tête penchée sur le côté comme une chatte intriguée.
- Oui, je suis asexuelle.
Elle l’avait dit fermement, mais aussi comme si ce n’était pas si grave. Comme si ce n’était qu’un élément de plus qui la composait (Oui, j’ai les cheveux frisés. Oui, j’ai des marques de cellulite sur les cuisses. Oui, j’aime le punk. Oui, j’ai été à Serpentard.)
Quelque chose dans Demelza avait tremblé. Les mains de Tracey s’étaient agitées,
- Robbins ? Robbins, tu pleures ? Demelza ?
Demelza pleurait de honte et de soulagement.
Peut-être que Tracey allait rester.
Tracey ne lui dirait pas, dégoûtée,
(C’est pas une façon de vivre.)
Elles parlèrent, pendant des heures après ça. Du mot, interdit, merveilleux, silencieux. De leur passé. De comment elles avaient compris. De comment elles voulaient vivre, après. Des nuances, des étincelles d’attirance, de ce qui finissait par se développer, parfois, et souvent, jamais. Des fantasmes. Des envies.
Tracey avait des mains tièdes, et un peu calleuses, et elle souriait, et elle disait :
- Je vais pas te lâcher de sitôt, Demelza. On verra ce qui viendra après. Mais c’est pas un manque, ça l’a jamais été ? Tu me combles complètement.
Demelza a amené Tracey chez ses parents. Elle a bu beaucoup de vin pour ignorer les clins d’œil de sa mère, la déglutition de son père.
Elle a tenté de fuir l’aparté, en vain.
Sa mère voulait des détails. Apparemment, les mères ouvertes d’esprit n’ont pas peur du sexe homosexuel.
Alors ?
Et cette fois, Demelza explosait.
Longtemps, elle avait pensé à toute cette eau qui inondait son corps pour le flétrir.
Ce n’était que justice qui ce qui sorte de sa bouche soit du feu.
Le feu de la colère, qui venait enfin purifier.
Lorsque la porte a claqué, Demelza s’est sentie épuisée. Tracey l’attendait sur les marches, dehors, et une vague d’amour a réchauffé la poitrine froide de Demelza.
- Hey, a dit Tracey quand elle s’est assise à côté d’elle.
Souvent, Demelza avait l’impression que la vie n’avait jamais fait peur à cette cowboy maigre, traître des Serpentards pour avoir servi d’indic pendant la guerre, aux allures d’animal sauvage grandi trop vite.
Mais quand elle plonge ses yeux dans les yeux pers de son amoureuse, elle y retrouve, toute au fond, la lueur de l’orpheline.
Tracey s’est frayée un chemin dans la vie à coups de coude. Aujourd’hui, elle tire en avant Demelza en serrant fort sa main.
Peut-être que Demelza aussi est un cowboy.
Ça n’a jamais été une bataille.
Ça a toujours été une vie.