Leurs verres claquent l’un contre l’autre dans un tintement.
Machinalement, Ginny garde la tête inclinée, pour que le ruissellement de cheveux dissimule son visage. C’est la posture réflexe d’un corps fatigué. Des doigts doux écartent le rideau, placent les mèches derrière son oreille.
Ginny regarde Luna avec surprise, mais celle-ci lui renvoie un sourire patient.
Il faut quelques minutes à son anxiété pour se calmer et réaliser qu’elles ont choisi un bar moldu et que personne ne leur prête aucune attention.
- Désolé, soupire-t-elle, en évitant les yeux trop bleus de sa plus vieille amie.
Elle déteste ça. Elle déteste se cacher. Elle déteste cette fatigue familière. Ces gestes d’une fluidité automatique lui rappellent ceux d’une fille qui cherchait toujours à disparaitre.
Elle déteste ça.
Elle a laissé cette fille derrière elle il y a très longtemps.
Bien sûr, Luna la regarde comme si elle savait exactement ce à quoi elle pensait.
- Tu es envahie de Joncheruines, souffle Luna, gentiment, en agitant vaguement les mains par-dessus la table.
Ouais. Sans blague. Ça va faire 40 ans qu’elle a des Joncheruines plein la tête.
- Désolé, répète-t-elle. Je dois juste me détendre un peu. On n'est pas là pour moi.
- Ah ? fait Luna en haussant un sourcil poli, son sourire toujours aussi brillant.
Un bref instant, Ginny se repait de sa vue : de ses cheveux blonds emmêlés entremêlés de mèches grises, de ses vêtements colorés, des rides de sourire et des pattes d’oie. Luna a traversé les années avec une grâce bien à elle.
Et elle a toujours calmé ses angoisses.
Rien n’a pas changé.
Ginny fouille dans son sac pendant que Luna sirote sa boisson, regardant d’un air curieux autour d’elle, probablement les moldus.
- Je voulais t’offrir quelque chose, commence-t-elle.
- Mais ce n’est pas mon anniversaire, fait remarquer son amie, sourcil toujours haussé.
- Je sais, je sais, mais tu pars avec Rolf pendant deux mois et tu ne seras pas là en février, alors j’ai pris un peu d’avance.
Luna a l’air ravie.
- C’est très gentil, Ginevra.
De temps en temps, Luna l’appelle par son prénom entier. C’est bien la seule personne chez qui Ginny peut le tolérer. Luna le dit délicatement, comme si son prénom était une précieuse porcelaine.
Ginny balaie les remerciements d’un mouvement brusque du poignet, presque gênée. Elle se racle la gorge. Elle ne devrait pas être si nerveuse, mais Merlin, ça fait des années qu’elle cherchait à donner ce cadeau en particulier.
Mais les mots devaient attendre.
- Ça fait quelques années que j’attendais, mais ce n’était pas le bon moment, et puis, c’est tes 40 ans. J’ai pensé que c’était symbolique.
Luna l’écoute avec attention.
Ginny extirpe précautionneusement le cadeau du sac, le lui tend, regarde Luna ouvrir le sac de tissu. Un moment qui semble s’éterniser, Luna fixe juste l’objet qu’elle tient entre les mains.
C’est une petite sculpture de bois qui ressemblerait à un cheval, si un cheval était squelettique et doté d’ailes.
Et, sans prévenir, les yeux globuleux de Luna se remplissent de larmes.
Ginny a l’impression de sauter d’une falaise.
- Je l’ai fait moi-même, dit-elle. Je… enfin, je l’ai sculpté. Je voulais te remercier. Je voulais te remercier pour tout. D’être… tu sais, mon amie. Et aussi… de m’avoir parlé d’elle.
Elle déglutit. Luna la regarde, les prunelles bleues débordant de sel, et Ginny sait qu’elle sait. Mais elle ajoute quand même,
- De ta mère. De Pandora.
Luna avait trouvé Ginny effondrée un soir, dans les vestiaires, après l’entrainement. Des années d’injonctions contradictoires brisant enfin son esprit. Des années de pensées refoulées, d’interdits silencieux. Ginny avait sangloté, longuement, salement.
Essayant d’articuler ce qui n’allait pas, ce qui n’avait pas été depuis très longtemps.
Ce qu’elle avait toujours su. Qu’elle était garçon manqué, parce qu’elle était féminine, peut-être, mais aussi un peu trop audacieuse, un peu trop enthousiasmée, et parfois juste débordant d’une énergie qui n’allait pas, d’une attitude… masculine.
Même en brisant sa coquille renfermée, en décidant de s’en sortir de force, d’attraper sa féminité à pleines mains et de la porter comme une fierté et non comme une honte, pour que Harry la voie enfin, et pour que les autres, avec leurs regards sales derrière son dos, le voient aussi.
En devenant une jeune femme épanouie, quelque chose dérangeait toujours. Au fond, Ginny voulait encore suivre ses frères comme elle l’avait voulu toute son enfance en courant derrière eux dans le jardin, en les imitant en secret. Au fond, Ginny se sentait féminine, mais aussi un peu masculine, et elle n’aurait pas voulu que ces énergies s’affrontent, la déchirent,
Parce qu’une était de trop.
Je sais que je ne devrais pas être comme ça, elle avait gémi.
Luna lui avait pris les mains, et lui avait parlé de Pandora.
Pandora qui ne croyait pas qu’on était enfermé dans la case femme ou la case homme, dans le fond et dans la forme. Pandora androgyne, qui se genrait au neutre.
Et Ginny avait regardé Luna sans rien dire, les yeux écarquillés, comme la première fois où elle avait vu cette fille « bizarre » et où elle avait compris que les gens étaient fondamentalement des imbéciles et qu’elle pouvait se foutre de leurs avis s’ils rejetaient quelqu’un comme Luna.
- Tu as explosé les cases de ma vie, deux fois, tu m’as libérée, deux fois, essaya-t-elle, malgré les tremblements traîtres de sa voix. Sans toi, je n’aurais jamais essayé d’être les deux.
Les larmes roulent librement sur les joues de Luna, mais le sourire est toujours en place, aussi, et Ginny réalise que c’est la première fois qu’elle voit sa plus vieille amie pleurer.
C’est parce que Luna regarde le Sombral en bois, et elle se souvient de sa mère.
Elle se souvient du tourbillon qu’était Pandora, que son père révérait comme une déité. Elle se souvient quand iel lui avait chanté toutes les chansons du monde, elle se souvient d’étreintes dans les herbes. Elle se souvient d’années à grandir dans le bonheur, au milieu de l’harmonie de ses parents.
Elle se souvient d’une explosion.
Et elle se souvient du silence, après, et du visage gris de son père.
Et elle se souvient du jour, un mois après peut-être, où Xenophilius l’avait emmenée avec lui voir un éleveur de créatures magiques, pour un article, et elle était restée seule sur le perron, et elle s’était éloignée comme le font les filles de neuf ans ivres de chagrin.
Elle se souvient s’être retrouvée devant l’enclos.
Elle se souvient avoir levé la main pour toucher le museau frémissant de ce cheval noir et squelettique.
Elle se souvient d’avoir touché la Mort.
Et des yeux écarquillés de son père pour qui elle était invisible.
Elle sent des bras glisser autour d’elle, et Ginny l’étreint, avec cette force farouche qu’elle a toujours eue, en plein milieu du bar, avec les moldus qui les regardent de travers.
Ginny qui chuchote encore Merci et
Presque 31 ans après la mort de sa mère, Luna ne touche plus la mort en pensant à elle.
Elle touche le museau immobile du cheval noir et squelettique.
Elle touche l’amour.