Juillet 1996
Un chemin de terre battue mal entretenu faisait office de route. Rares étaient les sorciers qui possédaient des voitures : ils n'avaient pas vraiment besoin de ce genre d'engin pour se déplacer. Pour l'expérience, les quatre amis s'étaient dit qu'à leur majorité, ils en loueraient une et partiraient faire le tour de l'île avec. C'était Lisa qui en avait eu l'idée : sa mère, Moldue, était très attachée à l'idée qu'elle passe son permis lorsqu'elle aurait l'âge réglementaire.
Mais ces projets seraient pour plus tard. Ce jour-là, ils avaient seize ans, les chaussures pleines de boue et ils portaient leurs valises sur les dizaines de mètres qui les séparaient du cottage. Les parents de Mandy les avaient déposés par transplanage d'escorte : la cheminée était si peu souvent utilisée qu'ils n'avaient pas voulu prendre le risque de finir coincés dans les conduits.
— C'est vraiment adorable comme endroit, souffla Lisa.
Elle portait sa malle à bout de bras et était un peu à la traîne. Lisa n'avait jamais su voyager léger : elle disait toujours que c'était parce qu'elle n'avait pas eu l'habitude, comme les sorciers, de pouvoir aller récupérer ses affaires oubliées en un simple claquement de doigts. Ce genre de remarques faisait toujours sourire les trois autres.
— Attends de voir la couche de poussière à l'intérieur avant de t'extasier.
Mandy regretta sa phrase dès qu'elle l'eut prononcée. Elle marchait en tête du groupe, puisque cette bicoque était celle de sa famille et que c'était elle qui avait les clefs. Mais aussi pour que les autres ne puissent pas voir son visage. Elle pinça fort ses lèvres pour les empêcher de trembler sous le coup du regret.
Pourquoi fallait-il qu'elle soit si rabat-joie ?
Arrête d'être aussi chiante, sinon ils vont se douter de quelque chose.
— Ça ne fait rien, fit Susan avec ce ton doux et apaisant qu'elle seule savait si bien utiliser. J'ai pris deux-trois chiffons à sort de nettoyage intégré qui se chargeront de tout décaper, s'il faut.
— Heureusement que maman Susan pense à tout, commenta Terry.
Quelques rires fusèrent. Pas moqueurs : teintés de la bienveillance et de la tendresse qu'ils avaient tous les uns pour les autres. Et de leur reconnaissance envers les capacités d'organisation de Susan.
Arrivée au seuil de la porte, Mandy s'arrêta et se retourna. Les trois autres souriaient – lui souriaient. Même Lisa, en dépit de sa remarque désagréable. Un rayon de soleil passa entre les nuages écossais et dans le cœur de Mandy.
Un rayon de soleil qui lui fit oublier une minute le poids de la culpabilité qui pesait sur son cœur.
*
T'es un monstre, Mandy.
Elle s'était réveillée en plein milieu de la nuit, en sursaut. En sueur. La phrase, issue du cauchemar, issue du souvenir, lui tournait en tête. T'es un monstre, Mandy. Et à chaque fois que les syllabes s'articulaient dans son esprit, le poids qui lui pesait sur l'estomac devenait un peu plus lourd. T'es un monstre, Mandy. Le poids qui lui tordait les entrailles. Le poids qui n'était pas tant causé par la phrase en elle-même que par celle qui venait après.
Et s'il avait raison ?
— Mandy, c'est toi ?
Dans l'obscurité, une lueur lui parvint depuis la porte-fenêtre. Mandy n'osa pas faire volte-face tout de suite, elle essuya ses larmes. Elle ne voulait pas qu'on la voit comme ça. Elle était sortie dans le jardin pour prendre l'air. Les chardons piquaient ses mollets dénudés, et cette douleur ténue lui causait un étrange soulagement.
Sans attendre sa réponse, son amie la rejoignit, une bougie à la main. Maman Susan à la rescousse, pensa Mandy. Enveloppée dans un châle ajouré, elle parut hésiter avant de s'asseoir à son tour dans les herbes folles.
— Il me semblait bien t'avoir entendue te lever.
— Désolée de t'avoir réveillée.
Mandy aurait voulu que son ton soit moins acide. Elle n'avait pas envie de parler, car elle savait quelles questions viendraient par la suite et qu'elle n'avait pas envie d'y répondre.
— Ce n'est pas grave. On est en vacances, on n'aura qu'à faire la grasse matinée demain. T'as pas froid, comme ça ?
Mandy tremblait. À l'intérieur, tout la brûlait. Elle haussa les épaules.
— Tu ne veux pas rentrer à l'intérieur ? Tu vas tomber malade, à sortir en pleine nuit...
— Je regarde les étoiles. Je cherche Hale-Bopp.
Cela fit sourire Susan. Les Moldus avait découvert l'existence de la comète fin juillet, tandis que les sorciers, dont les appareils de mesures étaient à peine plus précis, l'avaient observée pour la première fois au mois de juin. Lisa leur avait rabattu les oreilles avec le fait que bientôt, les Moldus seraient aussi bons en astronomie que les sorciers.
Dans tous les cas, la comète ne pourrait pas être observée à l'œil nu avant au moins un an et demi, le temps qu'elle ne s'approche de la Terre.
— Arrête des bêtises. Je sais qu'on a dit à tes parents qu'on allait réviser pour les cours de l'année prochaine pour s'y préparer mais...
— Avec mon A à ma BUSE d'astronomie, ce n'est de toutes façons pas moi qui serai la tête de classe.
— Tu ne veux pas me dire ce qui te tracasse, plutôt ?
Susan posa sa main libre sur celle de Mandy. Celle-ci détourna le regard pour masquer les pensées intrusives qui passèrent dans son esprit. La même phrase, encore, en boucle. Et puis les étreintes, les baisers, l'odeur des camélias.
T'es un monstre, Mandy.
Le doute, toujours, que l'autre ait eu raison.
— Ce n'est rien.
Mensonge, mensonge, toujours des mensonges. T'es un monstre, Mandy.
— Tu n'es pas obligée de m'en parler, si tu n'as pas envie. Mais je vois bien que ça ne va pas. Alors, ne te force pas à faire semblant. Tu as le droit d'aller mal, même si tu n'as pas envie de dire pourquoi.
Une larme coula sur la joue de Mandy, alors qu'elle posait sa tête sur l'épaule de Susan et que celle-ci la serrait dans ses bras pour la réconforter.
Ils s'étaient tous un peu éloignés, cette année-là. Susan et Terry d'un côté, Lisa et Mandy de l'autre. Il y avait eu les BUSE qui les avaient angoissés depuis le premier septembre, il y avait eu l'AD à laquelle seuls Susan et Terry avaient participé. Lisa avait une bonne excuse, parce qu'elle ne pouvait pas risquer de se faire renvoyer de Poudlard, la situation avec sa mère était trop compliquée. Mais Mandy, elle, n'en avait pas. Je suis juste une froussarde.
— Je...
Elle hésita.
Je suis une froussarde et j'ai trop peur de tout te dire, Susan. Trop peur de tout te dire et que tu penses, toi aussi, que je suis un monstre.
Cette nuit-là, elle se contenta de pleurer.
*
Allongée sur le lit de la plus petite chambre, Mandy ne parvenait pas à ranger ses affaires. Elle avait trébuché en portant sa valise, qui s'était ouverte et avait répandu son contenu éparse partout. Les disques, les stylos, les carnets, quelques fringues, un joyeux bazar. Elle s'était précipitée pour tout ranger mais, par malheur, la première chose sur laquelle elle avait mis la main était une lettre. La lettre. Un parchemin qui sentait comme elle.
L'odeur des camélias.
— Mandy ? Mais qu'est-ce que...
Perplexes, Susan et Lisa se tenaient dans l'encadrement de la porte. Mandy n'eut pas le courage de se relever, de devoir tout expliquer. Elle froissa vite la feuille entre ses doigts alors que ses amies fondaient sur elles.
— Il faut que tu nous parles, chuchota Susan.
— Dis-nous au moins quelque chose.
Les pas de Terry résonnèrent dans l'escalier alors qu'il les rejoignait. Il jaugea la scène d'un regard interloqué mais s'abstint de tout commentaire. Il s'assit en tailleurs, à même le sol, un peu à l'écart. Terry n'était pas à l'aise dans les câlins de groupe : il n'aimait pas trop qu'on le touche.
— On s'inquiète pour toi, Mandy.
— La fin d'année n'a pas été facile mais...
— T'étais pas comme ça, même quand on est partis de Poudlard.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Elle se dit qu'ils finiraient bien par le savoir, un jour. T'es un monstre, Mandy. Elle se dit que si elle était bel et bien un monstre, il était étrange qu'eux ne s'en soient pas encore rendus compte.
— Est-ce que vous croyez que... que j'utilise les gens ?
Elle pinça encore les lèvres, comme à chaque fois qu'elle se demandait si elle n'aurait pas mieux fait de se taire. La question, surgie de nulle part sans justification, troubla ses amis davantage qu'autre chose. Sous le coup de la surprise, il y eu un instant de flottement avant que Susan ne réponde :
— Bien sûr que non.
— Pourquoi ? Quelqu'un t'a dit ça ?
— Si c'est le cas on va aller lui faire manger son chapeau le plus pointu !
La faroucherie de Lisa pour défendre ses amis avait quelque chose de touchant, qui dégrisa un peu Mandy. Elle desserra les doigts. Le papier se défroissa dans un bruissement léger.
— C'est...
Elle ne savait pas trop par où commencer. Elle se dit que le début serait le mieux.
— C'est Zacharias Smith qui me l'a dit. Parce que...
Elle fixait le plafond, en prenant bien garde de ne pas croiser le regard de ses amis. Elle avait un peu honte, même si cela lui répugnait de l'admettre. Elle n'aimait pas ça, avoir honte, Mandy Brocklehurst. Elle avait toujours été droite dans ses bottes, sans rien à se reprocher.
— On... on s'était embrassés au bal de Noël, en quatrième année. Et il m'a proposé qu'on se revoit, de temps en temps, cette année. C'était... c'était sympa. Je veux dire, même si il est un peu insupportable par moments, c'est un gars malin et puis... Bah, il me plaisait bien.
— Il est carrément mignon, tu veux dire, surenchérit Lisa.
— Arrête, tu vas gêner Terry.
L'intéressé eut un sourire en coin mais ne s'offusqua pas.
— Bref, on... on a couché ensemble.
Elle lâcha l'information comme un aveu coupable. Pourtant, il n'y eu ni protestation ni jugement. Alors Mandy continua.
— Trois fois, au total.
— Et c'était bien ?
— Lisa !
— Je m'informe, c'est tout. Mais t'es pas obligée de me répondre, Mandy, si t'as pas envie.
— C'était... oui, c'était pas trop mal. Je veux dire, j'ai bien aimé. Et juste avant les BUSE, Zach m'a dit qu'il m'aimait. Sauf que moi, je ne l'aime pas. Il est... on passait des bons moments et c'était agréable, mais... Mais c'est tout.
— Et il t'a dit que tu étais un monstre pour ça ? Quel imbécile.
— Il ne faut pas écouter Zacharias Smith. Il a juste été blessé dans son orgueil, Mandy. Ça ne fait pas de toi une mauvaise personne.
— Ce n'est pas juste lui. Pas juste ce qu'il a dit.
Malgré leur véhémence à la défendre, Mandy le sentait, ce décalage entre elle et eux. Ce fossé invisible qui ne disait pas son nom. Sur lequel elle avait eu du mal à mettre le doigt.
— Vous ne trouvez pas ça bizarre, que je n'ai jamais eu de petit-ami ?
— Mandy, on a seize ans, c'est...
— Que je n'ai jamais eu de crush ? Je veux dire, même quand j'étais gamine, je n'ai jamais eu d'amoureux ou ce genre de chose. Ni d'amoureuse, d'ailleurs.
L'odeur des camélias.
— Et je crois que ça ne m'intéresse pas, en plus.
L'image lui revenait, elles deux allongées sous les bosquets de fleurs. Camélias roses et rouges. Elle et Louisa Cauldwell, sa meilleure amie d'enfance, de deux ans son aînée, dont elle avait été inséparable. Louisa qui posait ses lèvres sur les siennes, le désir qui s'allumait dans son ventre, sensation agréable. Louisa qui la regardait dans les yeux, qui lui disait « Je t'aime, Mandy » avec une intensité si particulière. Mandy qui répliquait le « Moi aussi » habituel et Louisa, l'air grave, qui répétait « Je t'aime, pas comme une amie, Mandy, je suis amoureuse de toi ». Et Mandy qui clignait des yeux. Qui ne comprenait pas. L'odeur des camélias tout autour d'elle. « Pas comme une amie », qu'est-ce qu'elle entendait par là ?
Effectivement, elles n'avaient plus été amies, par la suite.
— Il y a des gens qui m'attirent, des... des gens pour qui j'ai du désir. Des filles, des garçons, mais... Mais ce truc-là, l'amour romantique, c'est... Je ne comprends pas. J'aime mes amis, j'aime ma famille. Mais votre flamme, votre étincelle, je... Je n'ai jamais ressenti ça. Et ça ne me manque pas pour autant. Vous... Vous croyez que je ne suis pas normale ?
Elle resta en apnée, tout son corps contracté, comme si elle s'attendait à ce que les injures lui pleuvent dessus. Comme pour se protéger.
Il n'y eut que l'étreinte de ses amies qui se resserra autour d'elle.
— Il n'y a pas besoin de tomber amoureuse pour être normale, Mandy.
— Et puis être normale, ça ne veut rien dire, en plus.
— Ce que pense Zacharias Smith n'a pas la moindre importance, il est con comme un balai.
— Lisa !
— C'est une expression de Moldu, ce n'est pas ma faute si on est plus vulgaire que les sorciers pur-souche.
— Elle n'a pas tort, cela dit. Zacharias est un... un crétin arrogant et narcissique.
Lisa poussa un soupir déçu.
— J'ai cru un instant que Susan allait dire un gros mot. Quel dommage.
— Ça suffit, Lisa. Je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur moment pour faire des blagues. Mandy, reprit Susan, même si tu ne tombes jamais amoureuse de personne, qu'est-ce que ça peut bien faire aux gens ? Ça ne les regarde pas. Et ce n'est pas mal, pas grave.
— D'ailleurs on peut très bien avoir une sexualité sans être amoureuse, renchérit Lisa. Ça n'a rien de bizarre, il y a plein de gens qui le font. Tant que l'autre personne est au courant qu'il n'y a pas de sentiment... c'est ok.
— Et puis, tu ne vas pas te forcer à te mettre en couple si tu n'en as pas envie, termina Terry. Toute relation, qu'elle soit amicale ou amoureuse, elle doit te permettre d'être heureuse. Autrement, c'est un peu nul, non ?
En signe de réconfort, il posa une main sur le genou de Mandy, avec un peu d'hésitation et un grand sourire. Celle-ci fut terriblement touchée par le geste.
Alors elle relâcha son poing crispé et laissa tomber la lettre, tellement chiffonnée que l'encre était illisible. Certaines phrases resteraient encore un moment imprimées dans sa mémoire. Je pensais que tu m'aimais aussi mais j'ai bien compris que ce n'était pas le cas. Les derniers mots que lui avait adressés Louisa. Je préfère qu'on ne se voie plus, ça me fait trop souffrir sinon.
Elle laissa partir l'odeur des camélias.
— Je crois que tant que je vous ai vous, j'ai tout l'amour dont j'ai besoin.