Quelque part à la frontière entre l’Allemagne et la République Tchèque. Un châtelet abandonné entre les monts, caché par la forêt touffue, isolé du monde par une douve gigantesque tailladée à même le granit alpin.
Dans un musée, à Dresde. Une longe salle voûtée, lumières tamisées, sortilèges de séchage de l’air courant le long de la plinthe. Une tapisserie en trente-sept panneaux, couleurs parfois chatoyantes, parfois passées, quelques fils élimés, et partout, de belles broderies.
Leipzig, antenne de la Deutsche Nationalbibliothek. Département secret « littérature sorcière », moquettes silencieuses, ambiance concentrée. Une belle reliure du quinzième siècle, en état magnifique de conservation, sur des vélins du treizième siècle enluminés par un moine inconnu et minutieux.
C’est toujours la même histoire, celle de la Dame à l’Ânesse.
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Il était une fois, il y a bien longtemps, dans une contrée lointaine, verdoyante, vallonnée, sillonnée de villages paisibles, de champs dorés, de forêts murmurantes et de villes imposantes, une petite fille pétillante, déjà belle et fière.
Isabeau - car tel était son prénom - était la benjamine de la comtesse et du comte de Saxe. La première était d'ascendance sorcière, mais elle avait préféré depuis longtemps le faste simple de sa cour, et n'exerçait plus ses pouvoirs. Elle protégeait les trouvères et payait les abbayes des moniales. Le second était d'ascendance moldue. Il était aimé de toute la Saxe, y faisant prospérer la joie et la richesse, deux conditions pour obtenir l'attachement d'un peuple. Il formait des écuyers loyaux et fidèles, pour lesquels les forgerons du pays produisaient volontiers leurs plus belles cotes de mailles.
Isabeau était leur septième enfant, et la seule qui semblait donner des signes de magie depuis l'âge tendre. Parfois, à ses côtés, les fleurs poussaient, et celles qui étaient déjà là s'inclinaient sur son passage. La fillette était aussi très belle, et les gens se retournaient pour la regarder sautiller d’une dalle à une autre. Leur gentillesse à son égard était sans commune mesure, ce qui la flattait énormément.
La comtesse s'inquiétait parfois de ce que l'orgueil pouvait pousser trop vite dans un cœur aussi jeune. Câlinée comme elle l'était, elle ne subissait jamais aucun affront, et ne connaissait pas le refus. Ainsi, la comtesse se sentait toujours faible lorsqu'elle cherchait à lui en parler, et remettait ses principes à plus tard.
Isabeau avait aussi beaucoup d'amis, des enfants qui courraient joyeusement dans le château de bout en bout, s'essoufflant dans les escaliers des tours, jouant aux osselets devant le feu en hiver. Dans ce monde très coloré, Isabeau était un éclat de vermeil, un éclair, une merveille. Elle ravissait les oreilles, les yeux et les cœurs.
Chez elle, on ne parlait pas beaucoup de sa condition de sorcière. Elle comprit mieux quelle était l’étendue de ses pouvoirs grâce à Florina, une petite baronne, la fille d’un homme lige à son père. Les fillettes étaient les meilleures amies du monde, de sorte qu’Isabeau se rendait souvent à l’étage où dormaient les sorciers de la cour.
Vint le jour où Florina fut en âge de séjourner à l’Académie de Mighty Adler. Isabeau en fut si affligée qu’il lui sembla que son cœur, pour la première fois de sa vie, connaissait la teinte noire de la tristesse amère. Mais elle obtint une fois de plus gain de cause, en attendrissant tant et si bien les parents de Florina, puis les siens, qu’elle eut la permission d’étudier deux ou trois années dans l’école de magie germanique.
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Les deux enfants continuèrent à grandir. Elles faisaient leurs leçons ensemble, leurs prières de concert, leurs menus travaux de couture et de broderie l’une assise en face de l’autre. Elles jouaient aux mêmes jeux, lisaient les mêmes livres, se nourrissaient des mêmes nourritures. Cette amitié était saluée de tous, parce que les deux adolescentes avaient l’air bon, sage, honnête.
C’est à treize ans qu’Isabeau comprit qu’elle avait du sang de Vélane palpitant et chaud au creux de ses veines. Elle médita alors longuement sur l’affection que les gens lui vouaient, et la trouva fausse ; elle en fut révulsée. Toutefois, ce qui lui fit bien plus de mal encore était qu’elle n’était plus si sûre des marques de sympathie manifestées par sa chère et tendre amie Florina. Elle en perdit vite le sommeil, la joie de vivre, l’envie de jouer et de chanter.
Personne ne comprenait son désarroi, et chacun cherchait à la consoler. Alors, elle les repoussait, de sa belle mine dédaigneuse, sans que chacun ne comprit ce qui se tramait dans son âme bouleversée. Tout au plus l’on finit par dire qu’Isabeau devenait une femme et affirmait son caractère, un caractère fier, hautain et capricieux.
Isabeau voulait bien de la fierté, de la hauteur et du caprice si ces défauts lui permettaient de lire clair dans le cœur de Florina.
Elle finit par trouver un moyen de lui en parler, à demi-mot cependant. Elle lui raconta comment elle se sentait desséchée de l’intérieur, comment son cœur battait lorsqu’elle voyait une certaine personne entrer dans une pièce, comment elle rêvait la nuit que celle-ci lui dise sincèrement qu’elle l’aimait. Elle prit beaucoup de soin à ne pas nommer cette personne ; si bien qu’elle ne se rendit pas compte qu’elle ne parlait plus de sa condition de Vélane comme cause de l’isolement qu’elle ressentait. D’ailleurs, elle ne parla pas des autres, seule Florina avait de l’importance dans son discours.
« C’est l’amour fol qui vous étreint, ma mie, suggéra Florina. »
Isabeau se sentit foudroyée par l’évidence qui s’abattit sur elle, violente comme un couperet, piquée comme un vol de rapace, limpide comme un ruisselet printanier.
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Elle souffrit alors comme elle n’avait jamais encore souffert. Elle accepta d’être écartée de l’Académie par ses parents, comme ils l’avaient prévu, sans rechigner. Elle passa l’année suivante à apprendre les us et coutumes des dames de château, et à écouter ses parents vanter des partis et négocier sa dot. Isabeau sut donc qu’on préparait ses épousailles.
Elle passa l’été de ses quinze ans dans une abbaye pour qu’on lui apprenne, par des mots voilés de religion et de métaphores les tenants et les aboutissants de la sexualité, vouée à la procréation, et de la mortification, punition du plaisir. Les mots des adultes l’effrayèrent tout-à-fait sur les perspectives qu’offraient une union avec un homme.
Elle avait bien grandi et était devenu une très belle jeune fille. Bientôt, elle perdit tout-à-fait sa liberté ; les hommes, qui savaient qu’elle était à marier, voyait en elle une proie, et elle ne supportait plus leurs regards lubriques. Elle se réfugia dans le donjon, et décida d’apprendre à user de ses charmes de Vélane, à l’aide d’un grimoire assez petit pour être fourré dans un manchon, dernier souvenir de ses études à l’école de sorcellerie.
Elle fut capable bientôt de se transformer en une créature si charismatique qu’elle en fut elle-même intimidée, parce qu’elle se sentait trop jeune pour comprendre les implications sous-jacentes du texte sur le plaisir, mais assez mature pour comprendre qu’on levait, au moins, le voile pudique posé par l’abbaye autour du tabou de la sexualité. Elle se trouva assez heureuse de pouvoir garder ces informations pour plus tard, quand elle en aurait besoin. Les seules questions qu’elle se posa alors furent : mais pourquoi donc nécessairement avec un homme ? Si l’on doit se donner à la personne que l’on chérit le plus sur terre, et qu’elle est une femme, comment procède-t-on ?
Néanmoins, son intuition lui interdit de les formuler à voix haute à quiconque.
Ce qui l’intéressa le plus, pour son propre bien, était de se métamorphoser en ce démon monstrueux capable de repousser les hommes et les bêtes.
Elle en usa trois ou quatre fois. Elle attendait que ses parents lui introduisent son prétendant, les laissant seuls dans le logis pour les laisser faire connaissance. Ils refermaient la lourde porte bardée de ferronnerie. Elle écoutait les litanies à peu près semblables d’un chevalier à l’autre. Elle se laissait submerger par cette colère qui naissait en elle chaque fois qu’on finissait par avoir l’impudence de se mettre à genou et lui prendre sa jolie main. Ils voyaient la richesse de son père, les fermages et les gabelles de la terre de ses ancêtres, la beauté d’une adolescente que leur concupiscence déflorerait dès la nuit tombée.
Alors, au lieu de vomir de dégoût, elle crachait son venin dans son propre corps et devenait si effrayante que l’homme se relevait et prenait la fuite. Aucun ne fut assez preux pour tenter de dégainer son épée. Alors, elle se calmait, reprenait sa position assise sur son tabouret, les jambes savamment croisées, les mains posées sur ses genoux.
Ses parents retrouvaient ensuite une ravissante jeune fille aux tresses blondes et l’allure mélancolique, le regard perdu loin derrière le vitrail de la fenêtre.
« Père, mère, ce chevalier n’est qu’un manant dégrossi, tout au plus cordial, et bien vulgaire. »
Ses parents, bien conciliants puisqu’elle avait compris qu’elle pourrait toujours leur arracher des promesses, finirent néanmoins par s’agiter. L’annonce des bans tardait, Isabeau passa seize ans, et Florina revint l’été suivant animer de sa fidèle présence le logis seigneurial.
Isabeau, épouvantée, apprit que Florina quémandait de ses nouvelles dans ses missives à ses parents. Elle ne l’avait pas oubliée, et insista plusieurs fois auprès des servantes pour pouvoir rencontrer la fille du comte, afin de retrouver son amie d’enfance. Isabeau se terrait chez elle, terrifiée.
Loin de taire ses sentiments pour Florina, les privations qu’elle s’était imposées elle-même les avaient émoussés. L’âge aidant, elle réalisa aussi que ses émois se transformaient en désir. Isabeau en resta de longues nuits éveillées, le souffle court, le front brûlant – elle s’interdisait de bouger, de respirer, de vivre.
Un matin, au chant du coq, elle fixa sa dernière résolution. L’une de ses premières paroles du jour furent pour demander à ce qu’on lui amène Florina. Ses parents furent émerveillés de voir enfin leur fille avec de l’entrain. Encore une fois, personne ne fut capable de lire dans son âme.
Florina entra dans sa chambre. Elle avait beaucoup grandi, beaucoup forci ; Isabeau ne la trouva encore que plus belle et désirable. Elles menèrent une conservation toute en politesses et retenues, banalités et bienséances. L’état de confusion dans lequel se trouvait Isabeau devint alors extrême. Elle ne comprenait plus les raisons de l’amitié de Florina, de sa présence dans un fauteuil chez elle. Elle était la seule qui avait manifesté un attachement y compris loin de l’influence des pouvoirs de la Vélane. Pourquoi donc, désormais, cet après-midi feutré ?
C’est à cet instant qu’Isabeau, jeune encore, mal éduquée, commis son unique faute. Elle voulut tester la solidité des liens qui l’unissaient à Florina. Elle croyait bien sincèrement que se transformer une minute, une si frêle et ténue minute, n’allait rien changer. Et c’est usant de ses pouvoirs de Vélane qu’elle trouva le courage de déclarer son amour à Florina. Cette dernière l’aimait en retour, et sa réponse fut vraie. Néanmoins, les pouvoirs d’Isabeau étaient entêtants, et, la fille du comte oubliant qu’elle avait obtenu l’aveu qu’elle avait tant espéré, elles s’entraînèrent l’une l’autre vers son grand lit.
Les deux, emprises dans un mélange incoercible d’amour passionnel et de magie irrésistible, avaient omis de fermer la porte à double-clefs, et c’est un valet qui tonna au diable lorsqu’il trouva les deux jeunes filles, robes délassées et cheveux dénoués, à la découverte de leur désir véritable.
Isabeau, sur le coup de la surprise, voyant son avenir s’écrouler aussi clairement que si le mur devant elle s’était effondré, ne réussit à n’utiliser qu’une dernière fois ses pouvoirs, pour sauver la dignité de Florina, dont personne ne se souvint quasiment sur-le-champ. Elle n’eut plus la force d’agir pour elle-même, et accepta d’être traînée en pécheresse aux pieds de ses parents, qui la déclarèrent impie et habitée par le diable.
La comtesse, qui n’était point sotte et avait conservé secrètement des connaissances en magie, décida qu’on allait utiliser exceptionnellement de la sorcellerie pour dompter le caractère indiscipliné de sa dernière fille. Elle expliqua à l’assemblée autour d’elle ce qu’était une Vélane, l’accusant de crime de luxure contre les hommes et les femmes. Rien n’était plus faux ; personne ne trouva à demander si la logique voulait que la comtesse elle-même eut dans son cœur de ce sang qu’elle réprouvait, et tout le monde acquiesça lorsqu’elle proposa un châtiment exemplaire.
Le comte fit bâtir en sept jours un châtelet des plus escarpés, faisant appel, contre ses principes, à des architectes et des maçon sorciers. La comtesse fit venir en sept jours une somptueuse et redoutable dragonne de la race de Magyar, dont les femelles passaient déjà pour les plus dangereux représentants de leur espèce.
On enferma Isabeau dans cette forteresse au gardien de feu.
Cette dernière se trouva somme toute satisfaite d’échapper au mariage et à la société des hommes. Elle trouva qu’il n’était pas de plus grande punition que de n’avoir pu achever ce qu’elle avait commencé avec Florina, car il lui avait semblé tout d’un coup qu’un ciel sans nuages avait enveloppé son lit. Elle ne culpabilisa pas de suite d’avoir forcé les aveux et les premières caresses à l’aide de ses pouvoirs de Vélane. L’affliction de l’avoir perdue, et cette fois-ci, à tout jamais – elle nourrissait peu d’espoir, ne pouvait se substituer en rien.
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Les mois et les années passèrent.
Isabeau s’ennuyait beaucoup dans sa demeure silencieuse. Elle avait perfectionné ses capacités magiques de Vélane, elle avait commencé à dompter le dragon, elle avait fabriqué une loupe avec un prisme pour regarder les passants dans les vallons.
Malgré cela, le temps s’écoulait très lentement.
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Un jour, une nouvelle agitation vint agrémenter son quotidien.
Elle avait l’impression que des chevaliers, bientôt rejoints par des passants de natures variées, voulaient pénétrer l’enceinte du château. Elle rit de la plupart de leurs infortunes, fussent-t-elle fatales, car elle ne voulait toujours pas être gagnée par un homme. Elle n’était pas assez stupide pour ne pas avoir compris que quelqu’un avait dû ordonner qu’on la libère contre une promesse de mariage. Ceci signifiait aussi que son père avait moins d’autorité sur cette région et qu’on guerroyait alentours. Elle fut attentive aux divers mouvements et put s’en rendre compte.
Bientôt, ce quotidien devint également ordinaire, et elle finit aussi par s’en lasser.
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Les jours passèrent.
Ce fut par un soir d’orage, un de ceux qui font pleurer le ciel de désespoir et de colère, qu’Isabeau, qui prenait la pluie en pleine face, au point le plus haut de sa tour, cheveux au vent, aperçut une étrange procession se lancer à l’assaut du pied de la montagne où siégeait le fort.
Il y avait là une Géante, à en juger par sa carrure et allure générale, et un âne – drôle de monture. Au fur et à mesure que la Géante et l’âne progressaient, elle finit par entendre des éclats de voix, et, éberluée, les associa bientôt à l’animal, qui était donc une ânesse étant données les inflexions aigües de ses paroles. Ou plutôt, de ses cris.
L’ânesse avait peur d’à peu près tout ce qui pourrait lui arriver dans un futur proche. Elle rouspétait, tempêtait, s’arcboutait, mais, tenace, elle suivait quand même la marche égale de la Géante.
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Est-ce qu’Isabeau influença elle-même la dragonne ? Est-ce que la Géante était plus forte ou plus réfléchie que les autres ? Est-ce que l’ânesse avait elle aussi joué un rôle, plus ou moins malgré elle ?
Les trois s’envolèrent à dos du Magyar. Tout semblait hurler à la liberté ! Femmes, créatures, bêtes avaient brisé leurs chaînes !
Le voyage dura trois jours et trois nuits.
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La Géante était de fait une demi-Géante, et avait développé ses caractéristiques physiques particulières à la fin de l’adolescence. Ses parents, pour ne pas avoir à chercher à marier un laideron et subir la honte de son célibat, avaient décidé de la jeter dans le premier couvent venu, moyennant une somme d’argent considérable. Sans détailler davantage les raisons de cette affirmation, elle dit que ce n’était peut-être pas la plus mauvaise chose qui lui était arrivée, car, à tout bien réfléchir, elle ne voulait pas se marier.
Isabeau rit en rappelant que des noces attendaient toute personne qui l’avait libérée.
Elles ne firent que deviser tout au long du voyage.
L’ânesse, Anne de son prénom, était une sorcière qui avait raté sa tentative de devenir Animagus, et était condamnée à rester ânesse toute sa vie. Malgré ses bavardages incessants et tapageurs, sa compagnie était excellente, car spontanée et franche.
Isabeau n’avait pas connu autant de tendresse depuis de longues années. Il lui sembla qu’on versait un filet d’eau sur son cœur tari, et qu’il se remettait à pulser la vie jusqu’au bout de ses doigts.
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Elles n’eurent pas le temps de vivre heureuses et d’avoir des enfants. Mais ceci est une autre histoire.
Mortes, elles furent les fantômes les plus heureux du monde, et à défaut d’enfants, eurent les meilleurs amis du monde, fantômes, comme Anne, ou non. Mais ceci est encore une autre histoire.
Aujourd’hui encore, les sorciers téméraires qui arpentent les Catacombes de Paris peuvent observer la joyeuse compagnie formée par cette bande d’amis. Les plus attentifs d’entre eux peuvent voir une silhouette brillante et envoûtante à côté d’une silhouette diaphane, beaucoup plus grande. Une silhouette moins distincte ne fait que sautiller autour du couple et il semblerait que son mouvement répande de la joie.
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La Géante s’appelait Florina.