Depuis que le mage noir était décédé, Hestia menait une vie relativement tranquille. Comme elle l’avait souhaité, n’ayant été amie avec quiconque et parce qu’elle n’avait jamais eu d’autre attachement à l’Ordre que la cause qu’il servait, elle n’avait gardé contact avec personne. Elle en croisait parfois, des anciens, dans la rue, mais elle avait beaucoup travaillé – beaucoup changé, et puis, elle s’était toujours montrée à eux sous l’apparence de l’autre, d’Edgar, parce qu’elle avait toujours eu l’impression ainsi de pouvoir dissocier de son mieux l’activité clandestine avec sa vie personnelle.
Sa vie personnelle, c’était avant tout le Havre, ce refuge pour sorciers LGBTQIA dans lequel elle habitait depuis une douzaine d’années maintenant. Le Havre, ses chambrettes accueillantes, ses cuisines d’étage où baignaient l’entraide et la politesse, les groupes thérapeutiques plein de respect mutuel, le militantisme bien sûr. Les collages « trans and proud » illégaux sur les murs du Chemin de Traverse, la nuit dernière, étaient l’œuvre des personnes les plus courageuses du Havre – qui ne craignaient pas la police, par exemple.
Hestia n’avait jamais rien livré de sa double vie à ses acolytes ; évidemment, elle n’était pas du genre à craindre qui que ce soit, ayant déjà défié des Mangemorts, et pas des moindres, du type de ceux qu’on trouvait à Azkaban avec des peines perpétuelles par exemple. Se promener avec un seau de colle dans la rue et agiter des sortilèges de bricolage sous les écritoires « défense d’afficher » faisaient partie de la routine de Hestia le weekend.
Et puis, dans sa vie personnelle, il y avait aussi un emploi d’assistante sociale au Ministère. Accessoirement, ça lui permettait de payer à titre gracieux un loyer, une façon comme une autre de prendre sous son aile environ deux ou trois jeunes sans le sou, comme il y en avait beaucoup au Havre. Mais à force, elle avait fini par beaucoup aimer ce métier aussi ; elle découvrait d’autres luttes, qui avaient d’ailleurs à voir avec celle qui l’habitait initialement. Hestia gérait tous les jours des dossiers traitant de mal-logement, de précarité alimentaire, de violences intrafamiliales, de bourses d’études.
Quand Hestia y songeait, elle se disait qu’elle aurait peut-être pu être amie avec cette fille, Evans. En vrai, c’était Potter, mais Hestia avait toujours continué à l’appeler Evans. Ca n’avait pas de sens, de changer de nom parce qu’on décide de signer un papier qui dit qu’on aime très fort l’autre personne qui signe le même papier. Evans aurait eu des choses à lui raconter sur la pauvreté, elle aurait eu des choses à dire sur les LGBTQIA – la fille était ouverte d’esprit, mais comme elle au début, n’avait jamais eu vraiment de repères là-dessus autres que ses deux amies lesbiennes, MacDonald et MacKinnon.
MacDonald, l’ombre au tableau. Elle lui avait suggéré son prénom actuel, et puis elle avait disparu. Comme si elle avait fini de dispenser sa lumière sur le monde.
Hestia se demanda pourquoi elle pensait à tout ça maintenant. Ce n’était pas son lundi matin le plus agréable, et pour cause, on était en période de budgétisation au Ministère et elle avait des réunions excédentaires où il fallait se battre pour chaque Gallion. Alors, s’infliger des souvenirs comme ça, en plus, non merci. Mais parfois, la nostalgie ne tient à rien.
Elle passa une mèche de cheveux derrière l’oreille. Elle devait se concentrer, faire bien son travail, rassurer les gens sans pour autant leur donner de faux espoirs.
« Au suivant, appela-t-elle, sa baguette appuyée contre sa gorge pour amplifier l’effet sonore. »
Hestia n’avait jamais vraiment cru à la divination – allez savoir, on lui avait toujours dit pendant son enfance que « ce serait la dernière opération » et c’était faux – et elle aurait même parié que le principe d’une prophétie repose avant tout sur la capacité de l’audience à réagir de façon inadéquate. Et là, on était un lundi matin, elle se prenait une vague de souvenirs ni heureux ni malheureux, un peu douloureux, souvent doux-amers, comme ça lui arrivait tous les trente-six du mois, et par coïncidence, qui voyait-elle s’acheminer devant elle ?
Remus Lupin.
Au moins, à lui, elle ne donnerait pas de faux espoirs. Il avait eu une vie si désespérée, qu’elle en oublierait presque la sienne propre. En tout cas, tous deux étaient prisonniers d’un corps incontrôlable, d’une médecine inexistante, d’une société rétrograde, et Hestia savait que si on savait qu’elle était transgenre, elle perdrait son travail. Lupin venait précisément d’être licencié du sien car son employeur avait découvert sa condition.
Hestia resta professionnelle et fit tout comme d’habitude. Aucun mot ne trahit son léger trouble à rencontrer, amaigri, fatigué, le grand copain de ces trois autres dadais de l’Ordre, qui avaient l’air de former une bande un peu bruyante mais relativement sympathique sur les bords.
La pause du midi fut bien méritée et Hestia se proposa d’aller acheter quelque chose à emporter. Elle n’aimait pas avoir l’impression de marcher derrière les gens, le fait était qu’elle suivit plus ou moins Lupin vers la sortie. Ils se trouvèrent tous les deux dans l’ascenseur et Lupin la regardait avec intérêt.
« Jones ? »
Bon, il l’avait reconnue, mais il avait eu la jugeotte de ne rien dire devant ses collègues, au guichet, tout à l’heure. Rien que pour ça, Hestia choisit de répondre par l’affirmative. Finalement, ce n’était pas si mal de se laisser porter par l’imprévu. Elle n’irait pas jusqu’à dire que l’Ordre lui manquait, mais il est vrai que savoir ce que les gens devenaient lui importait ; après tout, ils avaient été compagnons de galère pendant de longs mois.
Hestia voulut offrir à Lupin une glace, parce qu’elle savait qu’il était gourmand – s’il n’avait pas changé sur ce trait de caractère. Or, d’après ce qu’elle savait de lui, il n’avait même pas de quoi s’offrir un tel petit plaisir. Ils prirent donc le dessert en devisant sur le Chemin de Traverse.
C’est de là qu’ils entendirent des éclats de voix, en provenance d’un commerce attenant. Oui, c’était celui de Madame Guipure. Que se passait-il donc ?
Deux personnes semblaient être en train de tenter d’agresser, verbalement à en juger, une troisième, qui avait l’air bien jeune, devant sa devanture. Elles parlaient très forts, avaient des gestes menaçants, l’autre était recroquevillée près de le porte.
Toutefois, Madame Guipure, alertée, sortit bien vite de son commerce, tempêta, pointa sa baguette vers l’un d’eux, cria qu’elle n’allait pas laisser passer ce genre de choses à l’amiable, et on entendit des mots comme « police », « plainte ».
Naturellement, l’événement avait attiré des passants, dont Hestia et Lupin.
« C’est bon on ne l’a pas frappé non plus ! Et si puis vous êtes si à cheval contre les choses illégales, Madame, soyez cohérente, et portez plainte contre ça aussi, asséna l’un des deux agresseurs. »
Il désigna l’œuvre nocturne de Hestia sur la vitrine. L’autre commença à essayer de la décoller, mais n’y parvint pas totalement.
« Monsieur, je dirige la décoration de mon établissement, enfin !
— Ah, c’est de vous ?
— Parfaitement !
— Donc, quand vous soutenez ce genre de… citoyen… vous savez ce que vous faites ?
— Aussi, petit con ! »
Hestia comprit que le « genre de citoyen » était une personne trans, qu’elle avait dû faire un achat quelconque dans la boutique, être remarquée par des gens qui l’avaient ensuite agressée.
Elle fondit sur le premier rang et la tira gentiment par le poignet.
« Hey, tu t’appelles comment ?
— Mike.
— Bonjour Mike, est-ce que tu as besoin d’un havre de paix du genre rose-blanc-bleu, même pour une après-midi ? »
L’autre ne sembla pas comprendre tout de suite, puis son visage s’illumina. A côté, on entendit Madame Guipure pétrifier les deux agresseurs et tonner que quiconque serait contre cette décision se verrait remettre le même sort. Hestia, en son for intérieur, fut contente de ne pas avoir à faire tout le travail – c’était rare. Madame Guipure avait pignon sur rue, elle donnait un bon exemple.
D’une petite voix tremblotante, Mike expliqua brièvement la situation.
« Je souhaitais juste acheter un binder, je suis rentré, j’ai commandé, et eux ont entendu ce que j’ai dit, ils m’ont attendu, et voilà. »
Il avait l’air d’une part extrêmement jeune, et d’autre part terrifié au possible, tant et si bien qu’il ne pouvait même pas pleurer. Lupin rejoignit Hestia, lui posa doucement sa main sur l’épaule.
« Hey, petit bonhomme, Miss Jones et moi n’avons pas peur de grand-chose.
— Je confirme, répondit-elle – Lupin faisait évidemment allusion à l’Ordre.
— Si tu veux faire tes achats tranquillement, on peut rester en poste à l’extérieur de la boutique, et te raccompagner où tu voudras, chez toi ou dans l’association alliée de Miss Jones. »
Madame Guipure, pendant ce temps, évacuait la foule.
« La police va venir, une agression dans mon établissement ne restera pas impunie ! Allez-vous-en, ce n’est pas une bête curieuse, enfin ! »
Elle marmottait, furieuse, les sourcils froncés. Son regard croisa machinalement le collage de Hestia. Il était un peu abîmé, mais pas tant que ça. Elle hocha la tête, lentement, lança un sortilège dessus, et rentra dans son local, emmenant Mike avec elle, déjà en train de lui proposer un thé pour le réconforter et trois autres binders gratuits pour dédommagement.
« Ça vaut le coup d’œil, dit Lupin, avec un clin d’œil à Hestia, un mouvement de tête en direction de l’affiche. »
Hestia se décala de deux pas et pu voir qu’en-dessous, elle avait écrit :
« TRANS MONTH : -40% sur les binders ».
Pas mal, Madame Guipure, songea-t-elle.