Les volutes de fumée qui s’échappaient de l’éclatante locomotive rouge laissèrent à Mabel le temps de se décider, entre Achilles Fawley qui, comme à son habitude, était le premier installé au compartiment des Préfets, et Charlotte et Okah, qu’elle avait aperçues riant aux éclats contre l’un des murs en briques qui habillaient la voie 9 ¾ avec, entre les mains noires et couvertes de bijoux argentés d’Okah, ce qui semblait bien être un journal.
Mabel se fraya alors un chemin à travers la brume, délaissant, pour un temps, ses meilleures amies. Elle croisa les doigts pour ne pas tomber sur Lucya, qui l’aurait alpaguée sans plus de cérémonie et sommée de lui narrer son été, journée après journée, avant d’éventuellement envisager de la laisser filer. Heureusement, la seule personne dont Mabel accrocha le regard en montant dans l’un des wagons fut Lucy Weasley qui, à ses grands airs habituels, fit mine de ne pas l’avoir remarquée. Mabel remonta la locomotive jusqu’au wagon de tête, apercevant, dans les compartiments, quelques élèves déjà bien installés parmi lesquels, Ophelia Bell-Nott, de son année à Serpentard, Tristan Sheridan, lui aussi en sixième année mais à Gryffondor et, juste avant le compartiment des Préfets, Rose et Hugo Granger-Weasley, respectivement en quatrième année à Serdaigle et deuxième année à Gryffondor.
Si deux personnes devaient déjà être au courant, Mabel pensa qu’il s’agissait nécessairement de Rose et Hugo, qui montaient parmi les premiers dans le Poudlard Express depuis que leur mère avait été élue Ministre de la Magie et évitait le pic d’affluence du 1er septembre. Et, bien que ni l’un ni l’autre ne soit, à sa connaissance, un lecteur avide des Hiboux de Poudlard, ils se tenaient, comme le reste de leurs cousins et cousines, informés de la présence de leur famille entre la dizaine de pages du mensuel non-officiel de l’école. Il était déjà arrivé que des brèves à leur sujet fuitent ensuite jusqu’à Magic Star et ravivent l’intérêt de la presse à scandale pour l’entièreté de leur famille. Si les lois magiques évoluaient elles aussi et qu’Hermione Granger-Weasley avait, lorsqu’elle n’était encore que la cheffe du département de la Justice magique, instauré un délit d’atteinte à la vie privée et en particulier celle des sorciers mineurs, qui faisait cruellement défaut quand elle étudiait elle-même à Poudlard, certains magazines faisaient de tels bénéfices lorsqu’ils tiraient sur les Potter, les Weasley et leurs enfants qu’ils pouvaient bien se permettre quelques procès. Mabel songea ainsi que le frère et la sœur devaient déjà les avoir vus s’embrasser, James et elle, à la une des Hiboux, et qu’il lui fallait vraiment retrouver Achilles au plus vite, mais elle ne s’imaginait pas traverser le couloir en prétendant ne pas les voir.
— Rose, Hugo, lança-t-elle en ouvrant la porte de leur compartiment.
Elle garda ses deux mains appuyées, l’une, dans l’embrasure de la porte, l’autre sur la poignée, espérant en contrôler les tremblements de la sorte et ne rien laisser paraître de son anxiété.
— Mabel ! s’exclama Rose.
La jeune fille bondit aussitôt sur ses deux pieds pour se jeter dans les bras de Mabel, manquant de la faire tomber, tandis qu’Hugo, lui, se contentait d’un grand sourire et d’un clin d’œil. Le frère et la sœur étaient très différents dans leur caractère : l’une était excessive dans ses démonstrations d’affection, timide, passionnée, très anxieuse et particulièrement studieuse, l’autre était taquin, entourée d’une flopée d’amis au château et semblait n’éprouver ni peur ni même conscience particulière du danger. Mais la personne que Rose aimait le plus au monde, c’était Hugo, et celle qu’il chérissait le plus sur terre, c’était sa sœur. Et ils mettaient un point d’honneur à faire la première partie du trajet pour Poudlard ensemble avant de rejoindre les camarades de leur maison respective.
— Ça me fait plaisir de te voir, poursuivit Rose en gardant ses mains sur les épaules de Mabel. Tu as changé, je trouve, on dirait que tu as maigri, tu as encore fait des prouesses sportives ? C’est à se demander où tu trouves toute cette force !
Mabel adorait Rose : sa timidité et son sérieux en faisait une amie très calme, avec laquelle il était aisé d’étudier, et c’était ainsi qu’elles s’étaient liées d’abord, entre les rayonnages de la bibliothèque. Rose avait gagné en confiance à force de la fréquenter et n’hésitait plus, désormais, à la saluer dans les couloirs, à l’enlacer et parfois même, à s’asseoir à ses côtés à la table des Gryffondor. Elle manquait toutefois de tact, disait souvent ce qui lui passait par la tête sans paraître toujours saisir ce que ses propos avaient de blessants ou déplacés, et alors Hugo intervenait pour dissoudre les quiproquos – c’était un juste retour des choses puisque Rose, elle, le sauvait des mille situations rocambolesques dans lesquelles son impulsivité le précipitait.
— Ce que Rose veut dire, c’est qu’elle ne s’est toujours pas remise de la façon dont tu as battu Dominique à la course, le dernier jour de l’année scolaire, et d’ailleurs, Dominique ne s’en est pas remise non plus, glissa le frère un grand sourire aux lèvres.
— Oh, Dominique est meilleure que moi en duel et dans la totalité des exercices physiques auxquels elle nous astreint à l’entraînement, alors n’emporter qu’une course, ce n’est pas grand-chose, répondit Mabel avec entrain.
Elle était ravie que la conversation ait dévié aussi vite, parce qu’à la vérité, elle ne pouvait pas reprocher à Rose d’avoir noté son amaigrissement ; elle-même en était bien consciente, tout comme elle savait que son amie n’avait pas pensé à mal en le lui disant, mais elle ne pouvait décemment pas lui expliquer qu’elle avait passé son été sur la route sans toujours avoir la possibilité de manger à sa faim, même si ses capacités à chaparder avaient notablement progressé entre juillet et août.
— Je suis contente de vous revoir, moi aussi, ajouta-t-elle. Je dois rejoindre Achilles avant que le reste des Préfets ne débarquent, mais il faudra que vous me racontiez votre été, après.
— On a notre goûter de rentrée avec Hagrid, tu sais, ce samedi, et il adore qu’on lui ramène nos amis. Hugo viendra avec Mykolas et Kitto, Lily sera avec Adeline, bien sûr, moi j’ai proposé à Scorpius de nous rejoindre et Rhian n’a manqué aucune de ces rencontres, même pas la première. Tu devrais venir aussi !
— Je suis sûr que ça fera très plaisir à Hagrid, et pas seulement à lui, appuya Hugo.
Mabel se sentit rougir aussitôt, et elle chercha la trace d’un journal dans le compartiment mais sans rien trouver qui dépasse des valises et des capes, à l’exception notable de Titania et Puck, leurs chats, dont ils avaient préféré la compagnie aux hiboux et au grand désespoir, semblait-il feint, de leur père. Elle offrit une caresse à Puck, dans un geste qu’elle espérait naturel, et sans demander son reste, elle referma derrière elle la porte du compartiment non sans avoir adressé à Rose et à Hugo un signe de la main.
Achilles était dans le compartiment d’à côté, son corps long et fin nonchalamment appuyé contre la vitre, qui découvrait un quai de plus en plus animé duquel hurlaient les amis réunis tandis que les hiboux retenus dans leur cage hululaient outragés. Il lui sourit aussitôt qu’il la vit, et la laissa venir s’écraser à ses côtés avant de poser ses lèvres sur les siennes avec douceur.
Mabel mit fin à leur baiser la première et se perdit dans la contemplation de son petit ami, des traits de son visage au nez aquilin en passant par ses épais cheveux bruns, qui étaient le seul aspect de son physique le différenciant d’Eryx Fawley, son frère jumeau, réparti lui à Serpentard et à la blondeur des blés. Et puis, baissant légèrement le regard, Mabel perçut enfin l’insigne qui avait changé depuis la première fois qu’elle l’avait frôlé, dans ce même train, deux mois auparavant.
— Tu ne m’avais pas dit que tu étais nommé Préfet-en-Chef ! s’exclama-t-elle.
— Je préférais te l’annoncer en vrai que par écrit, rétorqua-t-il aussitôt avec un immense sourire aux lèvres.
Mabel songea qu’il avait dû en coûter à Achilles que de garder le secret : son frère briguait le précieux insigne depuis son entrée à Poudlard et, parce qu’il savait s’attirer les faveurs des professeurs comme Achilles rechignait à le faire, ce dernier avait toujours pensé que son jumeau obtiendrait effectivement le poste de Préfet-en-Chef. Mais Achilles était, à Serdaigle, l’un des meilleurs élèves de sa promotion, il supervisait les cours de soutien scolaire dispensés aux étudiants des quatre maisons et il ne manquait pas de confiance en lui. Il ne devait donc pas avoir le sentiment d’avoir volé quoi que ce soit à son frère et, au contraire, était probablement très fier de ce qu’il avait accompli.
— Et qui est la Préfète-en-Cheffe ? s’enquit Mabel.
— Tu ne devines pas ?
— Isabella Ollivander !
— Évidemment. Elle était faite pour ça, plus que moi, plus qu’Eryx, et plus que n’importe qui. Tu sais qu’elle a assisté son père tout l’été à la boutique ?
— Elle n’a jamais caché qu’elle voulait reprendre la fabrication des baguettes à sa suite, pourquoi est-ce que c’est si surprenant ?
— Aucune femme n’a jamais fabriqué les baguettes Ollivander. C’est une magie qui s’est toujours transmise exclusivement de père en fils et au point que certains de ses cousins ont déjà fait savoir à Georges Ollivander qu’ils étaient prêts à prendre la relève.
— Et ça n’est jamais arrivé en près de deux millénaires qu’un Ollivander n’ait qu’une fille ?
— Georges avait aussi un fils ; il a été assassiné pendant la guerre alors qu’il recherchait son grand-père, et les coupables n’ont jamais été identifiés formellement. Isabella est l’unique enfant qu’il a eu avec sa seconde femme.
— Et toi ? Qu’est-ce que tu en penses, de tout ça ?
La question de Mabel était plus intéressée qu’elle n’y paraissait. Lorsqu’elle était en première année, Isabella Ollivander avait fait la une de la première édition des Hiboux de Poudlard. Il lui était reproché par Eryx Fawley lui-même de l’avoir fait tomber de son balai à dessein, et alors que les Serpentard étaient en plein match contre les Poufsouffle. Non seulement, la farouche jeune fille de deuxième année n’avait pas nié l’histoire, mais même elle l’avait complétée : Eryx lui avait reproché de ne pas assez faire la passe avant de lui demander quel genre de relation elle entretenait avec le capitaine pour avoir obtenu une place de Poursuiveuse dans l’équipe. Isabella avait plaidé elle-même sa cause dans le bureau de Daphné Greengrass, sa directrice de maison et professeuse de Métamorphose, et si elle avait écopé d’un mois entier de retenue, elle n’avait pas été renvoyée comme le réclamait les Fawley – et Eryx avait dû honorer une semaine de retenue, lui aussi, pour « misogynie décomplexée » selon les propres mots de Daphné Greengrass.
Mabel savait Achilles différent de son frère. Il affirmait toutefois que ce dernier avait un bon fond, et qu’il était en réalité terrifié, terrifié de ne pas répondre aux très fortes exigences de leurs parents, terrifié à l’idée d’échouer, que ce soit à ses examens ou dans le choix de sa carrière ou dans le choix de sa vie. Et si Mabel le comprenait d’autant plus qu’elle avait appris, par James, que Saket Chakraborty détenait des informations quant aux fréquentations d’Eryx, elle refusait de tolérer les remarques lesbophobes qu’il avait adressées à Rhian et Okah, et cela même si la dernière remontait à plusieurs mois – parce qu’il n’avait jamais présenté la moindre excuse pour celles d’avant.
C’était un sujet de discorde entre Mabel et Achilles, et la jeune fille songea qu’il n’était pas opportun de le remettre sur la table au vu de ce qu’elle avait à annoncer, mais il lui semblait que sa relation avec Achilles dépendait trop de sa réponse pour qu’elle n’esquisse le sujet.
— Je pense qu’Isabella fera une excellente Préfète-en-Cheffe. Et qu’elle fait bien de s’imposer dès à présent si elle entend en effet prendre la suite de son père à la boutique.
— Quand même, ça n’a pas été trop dur, pour Eryx, entre ta nomination et celle d’Isabella ?
— Si, mais pas pour les raisons que tu crois. Eryx a eu un été difficile et il ne va pas bien, Mabel, vraiment.
— Je suis désolée, balbutia Mabel en sentant Achilles se tendre à ses côtés. Est-ce que tu veux en parler ?
— Non. Pour dire vrai, je suis plutôt soulagé d’enfin retrouver Poudlard.
Et Mabel ne put qu’approuver ces paroles. Elle passa son bras autour des épaules d’Achilles et l’attira contre elle, un bref instant, mais il se dégagea très vite et lui offrit un sourire qu’elle savait n’être que de circonstance. Il était mal à l’aise avec les démonstrations publiques d’affection et craignait certainement que l’un des Préfets ne débarque soudainement ou qu’un élève les aperçoive depuis le quai où la vapeur semblait s’être estompée pour un court moment.
— Comment s’est passé ton été, à toi ? s’enquit finalement Achilles.
— Pour dire vrai, je suis plutôt soulagée d’enfin retrouver Poudlard.
Achilles était discret, et secret, disait avoir été élevé par deux parents plus en retrait encore et riait souvent du fait qu’à son sens, ni lui ni son frère n’en dévieraient jamais vraiment. Ça avait causé des ruptures, qu’elles soient amicales ou amoureuses et pour l’un comme pour l’autre, mais Mabel appréciait ce trait de caractère parce qu’Achilles n’exigeait, en retour, rien des pensées ou des secrets qu’elle rechignait à lui confier.
Elle croisa ses mains, pourtant, les serrant entre elles à en faire blanchir les jointures et se mordit la lèvre inférieure, plusieurs fois, parce qu’elle savait bien que cette fois il convenait qu’elle fasse un pas : après tout, elle n’aurait pas aimé elle non plus le voir embrasser une autre personne qu’elle à la une des Hiboux, sans qu’il ne lui en ait touché le moindre mot au préalable.
— Il faut que je te parle des Hiboux de Poudlard, lâcha Mabel.
— Ah ? Tu as vu qu’aucun numéro ne nous attendait, pour cette rentrée ? Je ne te croyais pas une lectrice avide de ce genre de… papier.
— Non, non, absolument pas, je ne l’ai jamais lu ou en tout cas, jamais en entier enfin, tu sais, enfin, seulement les bribes qui ont pu concerner mes amis, débita-t-elle en sentant le rouge lui monter aux joues.
Mabel avait gardé nombre de secrets depuis qu’elle était en âge de s’exprimer : il y avait eu, d’abord, celui de ses pouvoirs magiques, qui l’effrayaient tant qu’elle n’osait en parler aux adultes l’entourant et puis, il y avait eu le reste, tout le reste. Pourtant, et quand il était question des gens, de leurs sentiments et des siens, elle était incapable de mentir correctement. Elle fabulait sans sourciller sur ses étés, sa famille, son passé, et avait de toute façon la réputation d’une fille discrète et effacée qui la préservait des curiosités mais il fallait toujours que son visage, que ses membres, que ses yeux qui luisaient qui larmoyaient qui fuyaient, il fallait toujours que son visage et ses membres et son regard trahissent la moindre de ses émotions.
— Alors qu’est-ce qui te met dans cet état ? s’étonna Achilles.
— Je sais déjà que, dans le numéro qui paraîtra, il y aura quelque chose à propos de moi. Quelque chose, qui n’est pas vrai, et il faut que tu me croies.
— Et si tu me disais ce qu’il en est ?
— Tu ne vas vraiment, vraiment pas apprécier.
Et sans surprise, Achilles se tendit, quoi qu’il garda le visage impassible et à la manière des Fawley, à la manière, Mabel l’avait remarqué également, d’Isabella Ollivander, de Hamza Shafiq et de Daphné Greengrass, leur professeuse de Métamorphose.
Pour Mabel, qui était née de Moldus et ne connaissait rien des traditions sorcières avant qu’on ne lui découvre un univers entier l’année de ses onze ans, les cours de maintien et d’étiquette avaient longtemps été une bizarrerie archaïque réservée aux seules familles royales – elle avait été très surprise d’en découvrir l’équivalent et à une grande échelle dans une société qui se prétendait plus avancée, et plus surprise encore la première fois qu’Achilles lui avait expliqué que ces préceptes étaient bien fades comparés à ceux que ses parents avaient dû intégrer.
— Le mieux à faire, Mabel, c’est que tu me dises maintenant ce qu’il en est parce qu’autrement, mon imagination va faire le reste et je crois bien que ce sera encore pire, énonça Achilles avec un calme remarquable.
— Ce n’est rien de si catastrophique, s’empressa de rétorquer Mabel. Il est, seulement, comment dire, il est possible que dans le prochain numéro, il soit question d’une, tu vois, d’une… d’une romance. Entre moi. Et… et James, James Potter.
— D’une romance ? Entre toi, et James Potter ?
Cette fois même Achilles ne parvint à préserver son apparente neutralité et il se dégagea des bras de Mabel pour croiser les siens contre sa poitrine.
— C’est absolument faux ! s’exclama Mabel. C’est absolument, totalement et définitivement faux, il ne s’est rien passé entre James et moi, mais c’est un mensonge dont on a convenu tous les deux.
— Et pour quelle espèce de raison avez-vous convenu de feindre une relation ?
— James est victime de chantage, répondit Mabel en sentant se durcir les traits de son visage. Et, je ne peux pas te dire ce qu’il en est précisément parce que c’est un secret qui ne m’appartient pas, mais j’ai fait ça pour le protéger. C’est tout, ce sera tout et il n’y aura rien de plus, il n’est pas question de feindre cette prétendue idylle et on, on pourra raconter qu’elle remontait à avant cet été, à avant, avant toi et moi parce que… parce que la seule personne avec laquelle je veux être, c’est toi, Achilles.
Elle tenta de prendre ses mains dans les siennes mais Achilles les garda si serrées, quasiment sous ses aisselles, que Mabel ne parvint pas à les attraper. Alors, elle se contenta de lui jeter un regard larmoyant, et d’articuler silencieusement mille excuses parce que c’était vrai, elle s’était attachée à Achilles.
Il n’était pas la première personne qu’elle avait aimée, et si Mabel devait être parfaitement honnête envers elle-même, elle éprouvait toujours des sentiments à l’égard de James – peut-être parce que la seule pensée du jeune garçon lui laissait un désagréable parfum d’inachevé. Mais Achilles l’avait vraiment charmée et elle s’était surprise à l’apprécier, lui aussi, et bien plus qu’elle ne l’aurait pensé de primes abords. Ils avaient souvent travaillé ensemble à la bibliothèque, la première fois autour d’une étude de runes qui faisait s’arracher ses longs cheveux roux à Mabel, et toutes les fois d’après, parce qu’ils appréciaient la compagnie l’un de l’autre.
Et puis Achilles l’avait invitée à déjeuner dans le parc, il avait rencontré ses amies et les avait conquis avec une facilité déconcertante, il lui avait enfin demandé de l’accompagner à Pré-au-Lard et l’avait embrassée pour la première fois, avec douceur et après le lui avoir demandé, dans les allées florissantes du village de pierres. Ils vivaient ensemble la romance dont Mabel s’était longtemps languie dans ses lectures victoriennes et elle n’avait pas envie d’y renoncer ; elle aimait Achilles, et surtout elle sentait qu’elle pouvait l’aimer encore plus fort, si leur histoire devait durer.
— Achilles, je te promets, il n’y a rien entre James et moi. Je ne t’ai jamais menti quand je t’ai dit que je t’appréciais. Et la seule raison pour laquelle j’ai menti cet été, c’est que James était dans une position réellement délicate, j’aurais d’ailleurs fait exactement la même chose pour n’importe lequel de mes amis qui me l’aurait demandé. Je suis sûre que tu l’aurais fait aussi.
— Il ne s’agira bien que d’une seule rumeur ?
— Je te le promets.
— Et elle ne sera étayée d’aucun élément concret qui viendrait lui donner du crédit ?
Mabel songea au baiser qu’ils avaient partagé, avec James, sur la jetée veillée par les oiseaux marins et sous l’œil vigilant d’un grand cormoran, et vraisemblablement de Saket Chakraborty. Elle était absolument certaine qu’il les avait photographiés mais ne l’avait-il pas affirmé à Rhian et James ? Il entendait donner une autre dimension aux Hiboux de Poudlard afin d’en faire son dossier de candidature à La Gazette du sorcier, qui se distinguait depuis de longues années déjà du voyeurisme de Magic Star et de ses quelques concurrents. Et alors, certainement, il lui faudrait produire un exemplaire qui soit plus distingué que celui qu’ils craignaient, avec James, il lui faudrait plus exemplaire qu’un titre racoleur les surplombant tous les deux, s’embrassant.
Aussi Mabel s’entendit-elle répondre à Achilles :
— Non, il n’y aura rien, rien du tout parce que la seule chose qui soit vraie, c’est toi et c’est moi.
Et tandis qu’il l’embrassait avec plus de passion qu’il n’y mettait d’ordinaire, ses mains plaquées sur les joues roses et presque rouges de sa petite amie, Mabel sentit quelque chose d’aussi familier que désagréable lui tordre les entrailles. C’était la culpabilité, la même qu’elle avait éprouvée un an auparavant, quand elle avait abandonné James, la même qu’elle avait éprouvée en servant un mensonge à son Directeur de maison, la même qu’elle avait éprouvée en glissant le long de la maison de James et en le laissant derrière elle, une nouvelle fois, la même, qui l’éreintait si bien chaque jour qu’elle ne savait plus qu’en faire.
C’était la culpabilité, qu’elle éprouvait désormais qu’elle servait un mensonge éhonté à Achilles, et qui la titillait d’autant plus qu’elle savait exactement ce qu’elle ressentirait toutes les prochaines journées qui s’étireraient avant la parution des Hiboux de Poudlard. Elle savait qu’elle guetterait, au petit-déjeuner, l’apparition des papiers sur les quatre tables de la Grande salle, qu’elle tendrait l’oreille, à chaque fois qu’elle entendrait son nom ou celui de James dans les mille conversations qui ricochaient entre les murs de Poudlard, elle savait le pic d’adrénaline, qu’elle ressentirait tant de fois qu’il deviendrait, peut-être, de la panique.
Mabel savait, mais elle savait aussi sa plus grande peur : alors elle se tut et se pressa contre les lèvres d’Achilles parce qu’il pourrait lui en vouloir demain mais demain pourrait aussi ne jamais exister et ce qui importait, c’était qu’il soit présent, maintenant. C’était de l’avoir, là, entre ses bras, et sa bouche contre sa nuque qui frôlait tout à la fois ses boucles et ses poils hérissés. Mabel se tut et répondit aux mille baisers que lui offrit Achilles avant qu’il ne soit l’heure pour les Préfets de se réunir et pour Mabel de s’en aller à la rencontre de ses amies.
Elle n’arpenta pas moins de cinq wagons avant de les retrouver et eut ainsi le loisir de saluer :
Dominique Weasley, l’autre Préfète des septième année de Serdaigle, qui lui jeta un regard si envoûtant qu’elle se stoppa net avant de hocher la tête et de lever les yeux au ciel cependant que la meilleure duelliste de Poudlard éclatait d’un rire sonore.
Hugo, à nouveau, qui avait rejoint Mykolas Bell-Nott, le demi-frère et cadet d’Ophelia, réparti lui à Gryffondor comme sa mère et Kitto Robins, dont la famille habitait les Cornouailles, à Tinworth, et fréquentait ainsi depuis des années Bill et Fleur et leurs enfants et, au fur et à mesure, tout le joli clan Weasley.
Michelle Doherty, dont elle partageait le dortoir depuis six ans et qui était la Préfète de son année à Gryffondor, avec Kolya, qu’elle traînait derrière elle sans manquer d’adresser des signes enjoués à la totalité des personnes qu’elle croisait.
Marigold Vaughn, emmitouflée dans son écharpe jaune, qui tenait entre ses mains une pile de livres si haute qu’elle lui mangeait le visage – elle demanda à Mabel, évidemment, si elle n’avait pas aperçu Louis.
Brooke Finnigan-Brown, fière Poufsouffle elle aussi, qui la serra longtemps, très longtemps dans ses bras avant que Nina Shacklebolt ne passe sa tête dans l’embrasure et lui annonce qu’Hamza avait une histoire phé-no-mé-nale à leur narrer, Brooke promit de la conter à son tour à Mabel.
Elle croisa Saket Chakraborty, qu’elle ignora avec superbe, infligeant le même traitement à Harry Trescothick et Madison Todd, qui partageaient son compartiment.
Et enfin elle ouvrit une porte qui les découvrit :
Okah Baba, sa meilleure et première amie, qui l’avait prise sous son aile dès leur premier trajet pour Poudlard en lui chantant les milles légendes dont ses parents, des sorciers eux aussi, l’avaient abreuvée depuis l’enfance. Elle était en particulier fascinée par les créatures magiques et c’était à elle que Mabel devait le choix de cette option. Okah avait deux sœurs cadettes, des jumelles, Titilayo et Olabisi qu’elle couvait avec une dévotion sans faille et si bien que ses amies s’étaient surprises à le faire elles aussi, un beau jour. Mabel les aimait toutes les trois, mais Okah, qui portait toujours comme une couronne ses longs cheveux tressés, Okah qui récitait les poésies qu’elle avait elle-même écrites et inventait les meilleures plaisanteries, Okah était assurément sa favorite.
Il y avait ensuite Lucya Wajs, dont les arrière-grands-parents maternels, des sorciers, avaient fui la Pologne à cause de Grindenwald et les arrière-grands-parents paternels, des Moldus, à cause du sinistre conflit qui rasa leur pays. Ils n’y revinrent jamais et un jour se rencontrèrent leurs descendants : de cette union naquit Lucya, enfant unique et choyée, qui avait les cheveux longs et blonds comme les blés et les yeux de l’azur qui en veillait les champs au début de l’été. Fière, intrépide et courageuse, elle se battait aussi bien sa baguette à la main qu’à la Moldue, et effectuait des prouesses sur un balai. Ses parents habitaient un manoir qui accueillait la quasi-totalité des fêtes de leur promotion, l’été, mais ce que Lucya y préférait, c’était la roseraie qu’elle mettait un point d’honneur à n’entretenir qu’au naturel. Et elle avait créé une rose pour chacune de ses amies – celle de Mabel était d’un rose pâle à l’odeur boisée.
Et, contre la fenêtre derrière Okah et Lucya, était appuyée Charlotte St Clair, assurément la plus discrète des quatre amies même si, au contraire de Mabel, elle n’était pas timide pour une Mornille : elle n’avait pas peur de s’exprimer devant un public et rêvait même de devenir comédienne, mais elle éprouvait fréquemment le besoin de s’isoler loin du bruit qui agitait les couloirs les plus fréquentés de Poudlard et leur salle commune. Elle leur préférait, de loin, la lisière de la forêt, et c’était à cet endroit qu’avec Mabel, elle avait noué ses premiers liens. Charlotte connaissait Michelle depuis l’enfance et l’avait longtemps suivie sans chercher à connaître les autres filles de son dortoir, mais les liens très exclusifs qu’avaient noués Michelle avec Rhian l’avait peu à peu isolée. Elle s’était trouvée de nouvelles amies en Mabel, Okah et Lucya, qui appréciaient son imagination et sa douceur, jusque dans les traits de son visage ovale qu’encadraient des cheveux châtains et si lisses qu’ils paraissaient l’être par magie.
À leur vue à toutes, Mabel sentit son cœur se gonfler et se gonfler cette fois de quelque chose de grand de quelque chose, d’exaltant : et c’était tout l’amour qu’elle ressentait pour chacune de ces trois filles.
— J’en connais une qui est passée voir son Achilles, s’exclama Lucya la première et la bouche en cœur.
— Et je tiens d’ailleurs à dire que je suis indignée, véritablement indignée, que tu le privilégies à tes amies, renchérit une Okah survoltée.
— Mais si tu y réfléchis bien, c’est nous qui sommes privilégiées, puisque nous allons passer les trois quarts du trajet avec elle, objecta Charlotte.
— Et heureusement ! Les copines avant les garçons, les filles, n’oubliez jamais ça : les copines avant les garçons.
— Et avec les filles, c’est comment, est-ce que les copines passent avant aussi ? s’enquit Mabel en s’installant à côté de Charlotte, qui n’occupait toujours qu’un pauvre coin de la banquette et semblait vouloir se fondre dans la fenêtre, et les paysages verdoyants qu’elle découvrait désormais.
— Oui, ne crois pas non plus qu’on ne t’a pas vue tourner autour de Rhian, à cette soirée chez moi, rebondit Lucya. Rhian, Okah, sérieusement ? Tu passes ton temps à dire que tu la trouves hautaine !
— Je passe aussi mon temps à dire que je la trouve jolie ! s’indigna Okah. Et c’était une fille que j’avais envie d’embrasser ce soir-là, pas un garçon.
Ces quelques mots suffirent à replonger Mabel dans le souvenir du baiser qu’ils avaient échangé, avec James, et à lui rappeler surtout la chaleur qu’elle avait ressentie alors. Mais James avait ses propres histoires, ses secrets, elle l’avait d’ailleurs aperçu avec Kolya dans un couloir et elle avait bien noté les cernes profonds qu’il avait sous les yeux. Elle, elle avait Achilles, elle avait Okah et Lucya et Charlotte, elle avait Brooke, elle avait Rose et Hugo et c’était un équilibre qui lui paraissait si fragile, déjà, qu’elle craignait à en cauchemarder de le voir s’effondrer. Mabel avait ses deux dernières années d’étude à Poudlard devant elle et la seule chose qu’elle en attendait était un ancrage, enfin, c’était de solidifier ses liens et de construire quelque chose, peut-être, qui ressemble à une vie.
Une vie, en vrai, une vie de grande une vie pour elle, et une vie avec.
Le joyeux babillage de ses amies la berça jusqu’à la gare de Pré-au-Lard, où elles se laissèrent conduire par les carioles qu’Okah et Mabel savaient conduites par les Sombrals, elles l’avaient appris avec Hagrid. Depuis Mabel se prenait à tendre sa main dans le vide jusqu’à sentir la croupe de ces créatures sans toutefois les apercevoir : et elle aimait à penser que c’était une preuve comme un heureux présage. Elle les contempla longtemps, mélancolique, avant que Lucya ne la somme pour la énième fois de lui narrer son été, vraiment, n’avait-elle rencontré personne, n’avait-elle pas voyagé, et elle lui servit une histoire plus édulcorée encore que celle improvisée pour Neville Londubat : son père avait été malade, ils n’avaient pas pu partir et elle l’avait surtout veillé, elle était heureuse, si heureuse de retrouver Poudlard et avait hâte des mille aventures qu’elles vivraient certainement toutes les quatre, cette année.
La répartition leur parut bien longue, et surtout à Charlotte qui salivait à la pensée du dîner depuis qu’elle avait englouti la dernière des Chocogrenouilles de la dame au chariot. Fait notable, aucun des cousins et cousines et de James n’était réparti ce soir-là, alors que l’année passée avait vu toute l’assemblée retenir son souffle à la répartition de Lily Potter et Hugo Granger-Weasley. Mabel, Okah, Lucya, Charlotte, Michelle, Rhian, James, Charles, Tristan et Kolya, ils firent l’effort d’applaudir Thalia Deauclaire, la première des répartis à Gryffondor, tandis qu’un certain Alasdair Jordan, réparti à Serdaigle, s’asseyait immédiatement aux côtés de Kitto, l’ami de Hugo. Le banquet s’avéra à l’ordinaire, supérieur à toutes leurs plus grandes attentes après deux mois passés en-dehors des murs de Poudlard, et les filles mirent un temps infini à se coucher, dans leur tour qui surplombait le parc obscurci et son lac scintillant, trop excitées à la pensée de découvrir leurs emplois du temps qu’on leur avait promis allégés, la cinquième année et ses BUSE passés.
Et cependant au matin, lorsque Neville Londubat distribua à chacun de ses élèves de Gryffondor le précieux parchemin, Mabel ne prit même pas la peine de le parcourir. Son professeur et, entre autres choses, Directeur de maison, lui désigna le bout de la tablée d’un signe de la tête qui se voulait certainement discret – mais il n’échappa ni à Okah, ni à Lucya et Charlotte, ni à dire vrai, à aucun des élèves qui les entouraient et au premier rang desquels, James.
Mabel pensa qu’elle devait lui parler. Elle pensa qu’elle voulait lui parler, le remercier de l’avoir hébergée, pour une nuit cet été, et lui demander s’il avait pu arranger les choses, avec Saket et avec Kolya. Elle pensa qu’il serait vraiment plus sage de dire toute la vérité à Achilles. Elle pensa qu’elle serait certainement arrêtée si elle inventait un maléfice privant à tout jamais Saket Chakraborty de la parole et l’écriture. Elle pensa à l’invitation de Rose et Hugo et à la déception qu’éprouverait Hagrid lorsqu’il apprendrait que Charlotte avait abandonné le cours de soins aux créatures magiques et elle pensa, songea mille choses à la fois encore, sans que ça n’empêche Neville Londubat de l’attirer à l’écart et son propre corps de le suivre, machinalement, pour s’entendre dire enfin :
— Comment va votre père, Mabel ?
Et alors les mille pensées s’entrechoquèrent, conférant à son visage une expression qui dut servir de réponse à Neville puisqu’il se contenta d’une main maladroite sur son épaule droite et d’une phrase, une seule, qui s’était voulue rassurante :
— Ne vous en faites pas, nous pourrons nous retrouver chez vous à l’hiver, les congés commencent quelques jours avant Noël.
Mabel sourit, puisant au plus profond de ses entrailles la force nécessaire à cet exercice, simple, celui que de faire bouger les muscles de son visage tout en figeant ceux qui lui entouraient les yeux, et elle en oublia de cligner des paupières, elle en oublia de hocher la tête, elle en oublia même de noter que Neville Londubat s’était éloigné parce qu’à la pensée de retourner chez elle, le reste de ses forces l’avait abandonnée. Et il lui fallut croiser le regard songeur, pire, le regard interrogateur de James pour reprendre pied avec la réalité, pour balbutier aux filles qu’elle avait un courrier à envoyer à son père avant la première classe et qu’il était inutile de l’accompagner à la volière et qu’elle les retrouverait au cours de Sortilèges et pour, prendre, la direction, des, toilettes, au, deuxième étage, se, dé-com-po-ser, avant de s’afficher, impassible, au premier cours de l’année.