Capo
Une silhouette marche à pas de loup dans les couloirs sombres de Poudlard. Une silhouette qui se colle anxieusement au mur à chaque bruit qu'elle entend, de peur que cela ne soit Rusard, ou Ombrage, ou la Brigade Inquisitoriale ou n'importe qui d'autre en fait. Une silhouette qui sait qu'elle ne devrait pas être là, maintenant mais qui y est malgré tout. Parce qu'elle ne peut pas faire autrement.
Cho a besoin d'être seule, et en ce soir d'hiver, les couloirs déserts du château sont l'unique endroit où elle est sûre de ne trouver personne.
Alors elle marche sans trop savoir où aller. Elle ne laisse actives que ses jambes, pour marcher, et puis ses oreilles, pour entendre le danger, mais sinon toute son énergie est utilisée à penser.
Penser pour se souvenir, penser pour oublier.
Parce qu'elle en a marre de pleurer.
Ce soir est un des seuls de la semaine où elle n'était pas occupée. Aujourd'hui, pas de quidditch, pas d'AD, et plus de devoirs. Cho savoure cette liberté devenue rare. Elle qui est toujours à deux doigts de craquer essaie d'oublier sa tristesse et ses doutes en se lançant à corps perdu dans toutes ses obligations.
Mais malheureusement, ça ne marche pas. Au contraire. Depuis cette année, Cho n'arrive plus à rien. Ses notes ont énormément baissé, tout comme ses performances de quidditch en tant qu'attrapeuse. Le capitaine de l'équipe, Roger Davies, lui a bien fait comprendre la veille que si elle n'attrapait pas le Vif au prochain match, il la virerait de l'équipe. Et le professeur Flitwick lui avait déjà demandé de nombreuses fois pourquoi elle, qui avait eu toutes ses BUSES de manière brillante, n'y arrivait plus maintenant. Il lui avait proposé de l'aide, mais Cho avait refusé, encore trop fière pour accepter ça. Ou pas assez désespérée, c'est selon.
Et puis il y avait Ombrage, ses règles strictes que Cho était obligée de respecter pour ne pas faire perdre son emploi à sa mère. Cho fait tout ce qu'elle ne veut pas faire en public, et les rares choses qu'elle aime encore, elle doit les cacher, et, la boule au ventre, espérer qu'on ne la voie pas. Et puis...
Et puis Cédric est mort et elle n'arrive pas à s'en remettre. Et puis tous ont l'air de l'accuser de cela. Et puis elle a le droit non ? Le droit de faire son deuil, le droit le plus élémentaire d'une adolescente à la vie brisée par la mort. Dix-sept ans, ce n'est pas un âge pour mourir. Quinze ans, ce n'est pas un âge pour pleurer un petit ami. Mais cette guerre implacable qui je dit pas son nom, cette guerre qu'ils refusent de nommer là, tous au Ministère, Cho a juste envie de leur crier "Et Cédric alors ?", mais sa voix n'est pas assez puissante. Cho est seule au milieu de tous, et sans Marietta, elle aurait déjà sombré.
Le seul bon point de sa vie en ce moment, c'était l'AD. Elle aimait beaucoup Harry, et puis tous les progrès qu'elle faisait dans la Salle sur demande lui donnaient l'impression qu'elle pouvait être forte dans quelque chose, qu'elle n'avait pas totalement raté sa vie.
Elle adorait la salle, ses recoins, ses coussins éparpillés, sa bibliothèque et puis ces rires, cette détermination, cette énergie dégagée par le groupe d'élèves motivés. Hermione, Colin, Alicia, Dean, George, Parvati, Terry, Susan...
Cho aimerait en faire partie, mais elle se forçait à ne pas les rejoindre, parce qu'elle savait bien que Marietta était mal à l'aise à l'idée d'être ici ; et qu'elle n'était venue que pour elle. Alors Cho ne pouvait pas lui faire ça. C'était sa meilleure amie depuis leur neuf ans, et elle avait déjà fait des concessions pour elle.
Elle ne restait donc pas dans la salle après la fin du cours alors qu'elle brûlait de la découvrir ; et elle partait rapidement avec Marietta qui avait peur de se faire prendre par Ombrage, et ce faisant, de provoquer la perte de son poste à sa mère, qui travaillait au Ministère ; alors qu'elle voudrait rester avec les autres : connaître Harry, et puis sympathiser avec ceux qu'elle voyait sans les voir à chaque fois. Et réciproquement.
Mais Cho comprenait mieux que quiconque ses appréhensions, puisqu'elle était dans la même situation qu'elle : sa mère travaillait également au Ministère de la Magie. Mais, même si elle savait que c'était risqué, Cho avait quand même voulu participer à l'AD (même si elle devait s'avouer que le fait que Harry soit l'un des investigateurs de l'organisation ne n'ait pas été un problème).
C'est d'ailleurs au Ministère que les deux amies s'étaient rencontrées pour la première fois. Cho s'en rappelait encore, elle s'en rappellerait toute sa vie. Un jour marqué par le désespoir le plus profond, et aussi par la joie la plus simple. Le jour où Cho avait perdu Bao. Et celui où elle avait trouvé Marietta.
***
Cho avait neuf ans. Elle avait passé l'après-midi de la manière la plus douce du monde, à regarder sa grand-mère jouer du violoncelle. Quand Bao jouait, le monde était à sa place. Cho était à sa place. Et sa main ridée dans la sienne était le plus beau des endroits où rester.
Bao sourit. Sa joie illumine son visage comme un soleil, Cho aimerait tant lui ressembler. Bao, c'est tout à la fois ; ses parents - toujours absents - réunis, ses amis - parce qu'il n'y avait personne de son âge là où elle vit - et puis c'est sa grand-mère bien sûr, sa mamie, c'est ce qu'elle est censée être avant tout. La personne qu'elle aime le plus au monde. Le violoncelle continue de murmurer sa mélodie traînante.
Les notes s'enchaînent, elles semblent vivantes, et bien plus éloquentes que des mots pour raconter une histoire. L'histoire de Bao. Une histoire que Cho connaît par cœur, mais qu'elle revit chaque fois avec la même émotion quand sa grand-mère joue pour elle. Oui, Cho sait, mais elle réapprend comme à chaque fois. Parfois dans l'ordre mais parfois non. La vie est désordre. Elle entend.
Comment la jeune fille était née dans la campagne chinoise profonde mais avait eu la chance d'apprendre à lire et à écrire.
Comment son père lui avait légué son violoncelle, un héritage transmis de génération en génération. Un instrument étrange et magnifique avec lequel avait appris à parler.
Comment elle avait rejoint la ville pour ses études, elle qui voulait devenir professeur.
Comment là, elle avait rencontré un jeune homme, comment ils étaient tombés fous amoureux.
Et puis.
Comment un beau jour, son amoureux lui avait révélé qu'il était un sorcier et qu'il y avait la guerre dans son peuple, comme chez les Moldus au même moment.
C'était en 1949.
Comment il lui avait expliqué qu'une Moldue, un sorcier ça ne passait plus ici.
Comment il l'avait suppliée de fuir autre part le temps que les choses se tassent.
Comment Bao avait protesté, comment il lui avait juré qu'il la rejoindrait sous peu.
Comment elle avait cédé, comment elle avait alors fui la Chine avec son violoncelle pour tout bagage.
Comment son bébé - le père de Cho - était né en Angleterre, sa terre d'exil.
Comment son père ne l'avait jamais rejoint ; ne l'avait jamais vu ; n'avait plus jamais donné de nouvelles.
Comment Bao avait vu son fils développer des pouvoirs magiques, et partir à Poudlard, et devenir un sorcier lui aussi.
Il avait rencontré la mère de Cho et puis puis elle était née.
C'est tout et tant à la fois. C'est trop et pas assez. Vivre dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. Tout à la fois elles vivaient en ces après-midis partagés.
Violoncelle qui tremble, vibre, ronronne. La musique soigne l'âme et éveille la nostalgie. La musique crée l'espace d'un instant un monde imaginaire, où tout n'est que note, rythme, nuance pour l'artiste, tout n'est que son, mélodie, rêve pour l'auditeur.
Un pays si fragile et si beau. Une fausse note est un séisme, un rythme maladroit une fissure soudaine. Si fragile. Et si long à créer. Des heures à apprendre le morceau, des mois pour le maîtriser comme si on l'avait composé. Une vie et plus pour comprendre l'instrument et vibrer avec les cordes d'un même mouvement, et pour battre en même temps que les doigts s'écrasent sur la corde dans une délicatesse infinie.
C'est tout ça. Ardu à bâtir, difficile à maintenir.
Mais si beau. Et qui semble si simple, et qui semble infini. Éternel. Et qui fait danser les rêves, chanter les pleurs. Et qui même finit, reste longtemps dans la tête. Ou s'éteint. Brutalement.
Bao est tombée.