La nuit avait été plus que longue avec ce fichu 23-19. Elle avait passé le plus clair de son temps à recueillir des âmes pleurant sur leurs corps mutilés, scalpés et vidés de leurs entrailles qui gisaient à côté d’eux, sur le sol, se vidant encore de leur sang. Du n’importe quoi, à son avis!
La Mort ouvrit la porte de son bureau et se laissa tomber dans un fauteuil de cuir. Tout en soupirant, son regard erra sur sa collection de guillotines datant des siècles passés. Dommage qu’il n’y ait plus de nouveau modèle. Les humains avaient arrêté de produire ces objets « barbares ». À la place, ils avaient inventé la bombe atomique. Beaucoup moins amusant. Tout le contraire de cette bonne vieille guillotine à double tranchant, à la lame dentelée et finement travaillée, datant de l’an 547 après J.-C. Avec un soupir d’aisance, elle se versa dans un verre de cristal une larme de scotch. En portant la coupe à ses lèvres, elle laissa son regard errer sur les innombrables portraits et photographies d'elle-même. Chacun d’eux la représentait dans une ère différente, devant un carnage immense, tenant fièrement sa faux, un grand sourire s'étendant sur ses lèvres. Le clou de sa galerie était bien sûr le portrait où elle serrait la main de Lucifer, devant les ruines de la ville d'Hiroshima.
Après avoir fini son verre de scotch, elle se leva pour astiquer sa faux des grands jours, qui ne luisait pas assez à son goût. Seulement lorsqu'elle vit clairement son reflet dans la lame étincelante se tourna-t-elle vers le reste de sa collection. Soixante-trois modèles de faux reposaient sur le mur, bien alignées, toutes avec la pointe vers la gauche. Dieu ne cessait de lui répéter qu'il ne fallait pas s'attacher aux objets, mais c'était plus fort qu'elle. Comment résister à cette lame courbée à la perfection qui tranchait des têtes proprement, à ce manche si robuste... Dommage qu'elle n'ait plus besoin de s'en servir. Maintenant que le suicide était devenu chose courante, elle n'avait plus à secourir les âmes en peine. Son modèle préféré était de loin le "Ciseleur", une faux incrustée d'un filigrane en or blanc dans la lame, qui avait été forgée dans une parfaite courbe, puis polie à la main pendant plusieurs heures.
Souriant calmement, elle fit glisser son index sur la lame acérée de sa petite favorite. C'est à ce moment que retentirent trois coups secs à la porte, la faisant sursauter et se couper le bout du doigt.
- Quoi? demanda-t-elle d'un ton acerbe en enrobant d'un mouchoir son index, d'où perlaient quelques gouttes de sang.
- Boss, fit un petit être à la peau parcheminée et peinte de bleu. J’ai votre emploi du temps de la journée...
Il tendit à la Mort une tablette de pierre qui paraissait extrêmement lourde pour ses bras chétifs, d’où pendait sa chair plissée et d’un autre temps. La Mort scruta attentivement son horaire et poussa un profond soupir.
-Les gens ne pourraient pas arrêter de s’entretuer un jour ou deux, histoire de me laisser un petit congé?
- Pour la Mort, nul répit n'est possible, vous le savez, Votre Magnificence! reprit son employé. Ne vous souvenez-vous pas d'avoir prononcé cette phrase il y a quelques années, alors que Troie brûlait?
- J'aurais bien aimé me tromper, Archibald.
- Mais la Tromperie est la première de vos qualités!
La Mort foudroya son assistant du regard et se leva.
- Je devrais être de retour pour 22h. Ah j'oubliais! Prévenez Dieu et Lucifer que je devrai annuler notre souper.
- Comme cela vous plaira Votre... Votre vous.
Archibald sortit de la pièce, emmenant avec lui son odeur de charogne. La Mort posa son horaire sur son bureau et se tourna pour choisir une faux pour la journée. Son choix s’arrêta sur le modèle le plus simple, le “Décapsuleur”. Le faisant adroitement pivoter entre ses doigts, un sourire vint orner ses lèvres et, après avoir embrassé amoureusement sa collection de guillotines et son bureau du regard, elle sortit, en route pour une nouvelle journée.