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" Une rue qui s'appelait l'impasse du Tisseur et au-dessus de laquelle la haute cheminée d'usine semblait planer
comme un doigt géant dressé dans un geste de réprimande " (JKRowling,in PSM,2)
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Le jeune garçon aux cheveux noirs pleurait dans son coin, les coudes serrés aux genoux, les oreilles enserrées par ses poings. Son père était en colère et hurlait sa fureur à sa mère. Son père était en colère contre lui, et c'était de sa faute.
Il n'avait pas compris ce qui c'était vraiment passé. Il n'avait pas vraiment compris ce qu'il avait fait, ni surtout comment il l'avait fait.
Papa était rentré comme tous les jours, toujours en pestant, toujours en colère. Le petit garçon savait bien que ça n'allait pas. Ça n'allait pas chez eux. Ça n'allait pas dans le quartier. Le pays noir, le vieux Nord était malade, disait Papa. Bientôt ce serait la crise, disait-il, la crise, en plein coeur. Ne te rends donc pas malade ainsi, disait Maman. La politique, les puissants, les fils-à-papa. Toutes ses ordures des ministères derrière leurs bureaux qui ruinent la vie des pauvres gens et les écrasent et les humilient de leurs privilèges, tous ces planqués qui mettent jamais la main à la vraie, à la bonne, à la sale besogne. Si l'impasse du Tisseur résistait encore en ce temps, d'autres rues voisines étaient déjà atteintes par la sournoise et lente gangrène. Pourtant, la grande cheminée derrière le mur de l'impasse fumait encore. La laine chaude et brute... Papa disait que les gens de la haute et tous ces étrangers les tueraient sans merci, et que le lin non plus ne ferait pas long feu. Un cancer des poumons, Papa disait, bientôt la ville aura trop fumé. Alors, les petits fileux n'auraient qu'à crever : on arracherait les corps atteints, on jeterait l'organe pourri. Bientôt, ils n'auraient plus qu'à filer leur propre linceul.
Papa hurlait sa peur de mourir en le tissant lui aussi. Tous les jours. Il avait d'abord permis à Maman de travailler elle aussi. Le petit était malin, et déjà grand, à vrai dire, il se débrouillerait bien tout seul. Elle partait tôt le matin et rentrait tard le soir, fanée, élimée, elle s'endormait en silence. Lui pour finir avait épousé l'équipe de nuit. Il partait avec le soleil, il rentrait à l'aube vanné et excédé et s'endormait en pestant. Aussi, à vrai dire, le petit garçon s'était bien débrouillé, tout seul. Il y avait trouvé son compte. Il avait appris à respecter et protéger le sommeil de ses parents, à observer leurs regards et leur silence, à accompagner leurs solitudes et à s'occuper de la maison et de lui-même. A vrai dire, il ne jouait pas beaucoup et on n'invitait jamais personne, mais il n'en avait pas besoin. Lui, il n'aimait vraiment pas le bruit, le spectacle, les jeux inutiles et sans objet des autres enfants. Et il n'aimait pas vraiment le soleil, son éclat, sa chaleur non plus. Et à vrai dire, il n'aurait pas vraiment pu apprendre à les aimer, dans cette maison étroite et sombre du Nord, ce jardin d'eau et de pierres entre ses murs de brique, où il était venu pousser comme la mauvaise herbe sous les rayons ternes d'un ciel plombé.
Parce que lui, ce qu'il aimait vraiment, c'était apprendre. Connaitre, savoir, et maîtriser. Il avait été fasciné par la profondeur du noir de l'encre sur le blanc glacé ou le jaune cireux des journaux. Il les avait ramassés et ramenés de la rue, déterminé à percer leur mystère. Maman avait alors promis qu'il apprendrait vite. Papa avait haussé un sourcil devant le butin de son rejeton et l'avait remercié avec un sourire narquois de penser à rapporter de quoi alimenter le feu. Mais le petit avait effectivement vite compris comment lire. Il était vite devenu le plus jeune et le plus appliqué des visiteurs de la bibliothèque du quartier. Maman le laissait faire, mais Papa devenait de plus en plus agacé de le voir mettre sans cesse le nez dans du papier et voûter le dos pour des fadaises. Lui, à son âge, il ne lisait pas ; il jouait au bon et au méchant, il se battait en brave soldat ou en vaillant policier et allait terroriser tout le quartier avec sa bande ; lui avait du cran et des muscles et des amis. Si ça continuait, le gamin allait se transformer lui-même en vieux book, tout jauni et noirci, rongé par la moisissure et sentant sa poussière, abandonné sur une vieille étagère. Sa femme riait doucement et disait que la beauté d'un livre ne dépendait pas de sa couverture mais de son contenu. Et il haussait les sourcils et les épaules devant la meute de poètes affamés qui lui servait de famille et soupirait sur le fait que les belles reliures, au moins, ça pouvait rapporter un peu d'argent. La famille était pauvre.
Et la pauvreté rongeait la santé de Maman et le moral de Papa. L'usine de lin avait bien fermé. Vivre sur le salaire de sa femme était insuffisant, il ne pardonnait pas à la vie. Vivre sur le salaire de sa femme était insupportable, il ne se le pardonnait pas. Il dormait, il sortait, il cherchait, il buvait, il délirait, il pleurait. Puis, dormait. Il sortait, il trainait, il buvait, il hurlait, il cognait puis oubliait. Elle, elle tenait tant bien que mal, de plus en plus effacée, de plus en plus discrète, de plus en plus malade. Alors, elle le soutenait plutôt mal que bien. Elle savait qu'ils s'étaient aimés. Pour lui, elle avait quitté sa famille, qui l'avait reniée, pour une telle mésalliance. Pour lui, elle avait quitté sa vie et renoncé à son avenir, pour un présent d'amour qu'elle avait pensé éternel. Entre deux vins, son père avait dit qu'il l'avait mariée parce qu'elle avait été assez stupide pour lui faire ce sale bâtard, une vraie horreur de la nature, c'est heureux qu'il ait des cheveux pour se cacher, ah ils ont été malins eux au moins, les autres, ces monstres de parents, de l'avoir jetée dehors, alors que lui qui était humain, lui qui était bien digne à l'être, lui était resté coincé avec cette terrible erreur sur le dos. Sa femme avait éclaté en sanglot et lui avait fait éclater sa colère. Le garçon aux cheveux noirs, lui, avait fait éclater la bouteille.
Il ne savait pas comment il avait fait ça. Il avait juste vu le bras du paternel. Dans un geste de réprimande, le bras qui se levait, là, au-dessus de la mère en pleurs recroquevillée sur ses manches ; sa mère qui ne le voyait pas, ce bras qui allait s'abattre, tenant la longue bouteille de verre par le goulot, une fine coulée de vin qui se dévidait sur l'avant-bras gauche, comme du rouge sang d'une blessure. Le garçon avait juste vu là au bout des doigts dans l'éclat vert la mort enfermée dans cette bouteille, la mort hideuse à l'affût qui allait en jaillir et s'abattre sur sa proie. Il avait hurlé silencieusement sa terreur. Le bras était resté en l'air, les doigts resserrés sur le goulot intact. La bouteille avait éclaté.
Le garçon avait vu la stupeur dans les yeux sombres de son père. Il les avait vus se tourner vers lui et chercher à comprendre, vouloir comprendre quelque chose, là, à pénétrer tout à l'intérieur tout au fond de lui, comme un poignard tranchant jusqu'au fond de ses entrailles. Il les avait vus se retourner sur sa mère pétrifiée. Le bras était retombé, les doigts s'étaient écartés et avaient enfin lâché le verre brisé. Le jeune garçon aux cheveux noirs s'était laissé glisser le long du mur, par terre, là où il ne pourrait pas tomber plus bas. Il avait replié ses genoux et serré ses poings sur ses cheveux. Puis, ainsi effondré, tapi au plus près de l'ombre, il avait à son tour éclaté en sanglots. Son père avait d'abord crié sur sa mère.
Il n'avait pas compris ce qui c'était vraiment passé. Il n'avait pas vraiment compris ce qu'il avait fait, ni surtout comment il l'avait fait. Une chose était sûre pour lui : il ne fallait pas le refaire. Pas devant son père. Il devait apprendre à contrôler ses émotions. Severus devait apprendre à cacher.